Ramener le déficit public sous la barre des 3 % du produit intérieur brut est donc le nouvel objectif incontournable des autorités belges à opérer à l’horizon 2013. Il s’agit d’un défi d’autant plus considérable qu’il se greffera sur un contexte institutionnel instable et conflictuel, la perspective d’une éventuelle nouvelle réforme de l’État associée (ou non) à une réforme des mécanismes de financement, à l’élargissement de l’autonomie fiscale, etc.


Compte tenu de la configuration complexe et asymétrique actuelle des rapports de forces politiques au niveau fédéral et au niveau des deux grandes Communautés, tout indique qu’un effort de l’ordre de 4 % de PIB en 4 ans ne pourra probablement se faire sans toucher à la fois aux recettes (notamment fiscales) et aux dépenses primaires (c’est-à-dire hors intérêts). Et, au sein de celles-ci, tant aux dépenses fédérales qu’à l’ensemble des dépenses de prestations sociales concernées par le vieillissement 1, et aux dépenses primaires de l’Entité II (Communautés, Régions et Pouvoirs locaux). Bien sûr, dans une optique dite de gauche, on pourrait en principe imaginer que l’effort soit intégralement réalisé en recettes, ce qui correspondrait à une hausse de près de 10 % de celles-ci. Et à l’intérieur de cet effort en recettes, on peut imaginer que jusqu’à la moitié (2 % de PIB) soit obtenue sur les revenus non salariaux (revenus financiers et du patrimoine, bénéfices des entreprises, revenus immobiliers, lutte contre la fraude). Mais il resterait quand même encore 2 % de PIB environ à obtenir via les revenus socio-professionnels (en ciblant le décile salarial supérieur 2, le travail au noir, les faux indépendants et les sociétés fictives, etc.) et les impôts indirects à la consommation et/ou environnementaux, avec des possibilités réelles de compensations ciblées pour les bas revenus.
Le problème est qu’avec la configuration politique existante et prévisible dans les deux grandes Communautés — et notamment avec la présence d’une forte majorité de centre-droit, voire de droite en Flandre — un consensus sur un tel programme est politiquement exclu. Et il est loin d’être acquis du côté francophone, même avec un spectre électoral plus « équilibré ».

Rupture du consensus

Un retour à un déficit « soutenable » de 3 % maximum de PIB aux environs de 2013 serait une étape importante mais assez largement insuffisante pour la viabilité financière à long terme de la protection sociale. Or, sur l’après 2013, le consensus politique disparaît ou n’est plus que de façade (ce qui revient au même). Si le discours politique est favorable à un retour à l’équilibre structurel en 2015, correspondant aux recommandations du CSF de septembre 2009, certains ne cachent pas leur préférence pour un calendrier plus souple d’étalement jusqu’en 2016-2017. Il est clair que même dans un contexte de charges d’intérêts stabilisées voire légèrement déclinantes en % du PIB (stabilisation du taux d’endettement et arrêt de l’effet boule-de-neige), la « charge » budgétaire croissante liée au vieillissement continuera à exercer une pression déficitaire permanente.
Un retour à l’équilibre en 2015 dans ce contexte exigera dès lors une seconde phase d’effort d’assainissement à concurrence de 3 % de PIB environ, à répartir sur 2 à 4 ans selon le calendrier retenu (2013-2015-2017). Et c’est là que les arrières-pensées percent et que le consensus se lézarde. Car certains — pas seulement à droite — renâclent à l’idée de nouveaux prélèvements fiscaux (ou de hausses de cotisations sociales) et de coupes dans les dépenses hors sécurité sociale (enseignement, dépenses environnementales, R&D, mobilité, logement et aménagement du territoire, etc.) pour assurer le préfinancement d’une hausse prévue des dépenses de prestations sociales qu’ils estiment excessive et discutable. D’autant plus qu’ils considèrent que ces prélèvements additionnels ou ces coupes dans les dépenses publiques utiles « porteuses de croissance » ou « favorables à l’environnement » porteraient atteinte au potentiel de croissance économique à plus long terme et pourraient déboucher in fine sur un alourdissement additionnel des dépenses de vieillissement. Et ce, par rétrécissement de sa base économique porteuse, à savoir l’emploi et le niveau des revenus, surtout celui des salaires, dont dépend le financement de la sécurité sociale. On a vu récemment certains exécutifs régionaux (qui n’ont pas la sécurité sociale dans leurs attributions directes) batailler âprement pour restreindre au maximum leur participation à l’effort budgétaire global.

Scénario néo-libéral de rechange

On voit ainsi se profiler, plutôt à droite de l’échiquier politique, une tentative pour définir une alternative à la ligne plus orthodoxe du retour à l’équilibre, alternative que l’on peut qualifier de « libérale-productiviste ». Ce courant privilégie un scénario s’écartant du principe de large préfinancement du CBV en préconisant une réduction plus limitée et plus étalée du déficit (pas en deçà de 1,5 à 2,5 % de PIB). Mais ceci se ferait en contrepartie de l’adoption d’un large programme de réformes dites structurelles du marché du travail et de la sécurité sociale, visant à réduire durablement le coût budgétaire public du vieillissement. Sans que ce programme ne soit à ce stade clairement explicité, il est clair que l’un des axes centraux de cette option est l’allongement significatif de la durée de carrière, d’abord en retardant progressivement l’âge moyen de départ à la (pré)retraite (actuellement autour de 59 ans), par la suppression progressive des prépensions notamment (on irait plus loin que la réduction déjà prévue par le « Pacte de solidarité entre les générations »), ensuite en retardant au-delà de 65 ans l’âge de départ légal à la retraite en fonction de l’évolution de l’espérance de vie, comme en Allemagne ou aux Pays-Bas. Il va sans dire que ceci est conçu au départ sans amélioration conjointe des droits sociaux (sans relèvement des taux de remplacement ni amélioration de la liaison au bien-être). En gros, la réduction escomptée du coût budgétaire du vieillissement provient du fait que les salariés cotiseraient plus longtemps — et donc globalement plus — pour une pension en principe inchangée, mais qui serait perçue moins longtemps (en commençant par la durée moyenne de prépension). Il s’agit d’une manière subtile d’augmenter les prélèvements obligatoires par salarié sur son cycle de vie, sans majorer le taux (ponctuel) de cotisation, tout en diminuant la durée des prestations et donc leur coût cumulé sur le cycle de vie. Et cela, sans nécessairement diminuer le taux de remplacement légal. En termes intergénérationnels, les charges de l’ajustement sont de facto reportées, surtout sur les générations jeunes et futures.
La « réussite » de ce scénario suppose une hypothèse centrale mais, à notre sens, très discutable. Elle suppose que l’emploi se crée quasi automatiquement à mesure qu’augmente l’offre de travail du fait que les gens sont « encouragés » (par des bonus-malus  et/ou des contraintes légales ?) à rester plus longtemps actifs et présents sur le marché du travail. Elle suppose de plus, de manière très « héroïque », que l’augmentation « automatique » de l’emploi s’opère au-delà de la résorption forte du chômage qui est déjà escomptée de manière très « volontariste » dans les modèles économétriques mobilisés pour étayer ce scénario. Les modèles théoriques et économétriques sous-jacents utilisés à l’appui de cette thèse sont le plus souvent des modèles néo-classiques très « libéraux » de croissance (et de fonctionnement flexible du marché du travail), dans lesquels l’augmentation de l’offre de travail par les ménages se traduit de facto par des pressions concurrentielles à la baisse sur les rémunérations salariales et donc « automatiquement » par une augmentation de la demande de travail « rentable » par les entreprises. On reste donc dans la fable — constamment infirmée dans les faits et par l’actualité toute récente — de l’autorégulation concurrentielle des marchés du travail, a priori jugés efficients à long terme, et donc de l’absence de chômage structurel de long terme.
Il est enfin et également postulé dans ces modèles l’absence d’impact négatif de l’allongement de la durée du travail sur la productivité moyenne (autre hypothèse « héroïque »). Et que cet allongement se traduira mécaniquement par une augmentation du taux d’emploi et « donc » par une accélération de la croissance économique marchande ainsi que par un élargissement de la base de financement de la protection sociale. Il s’agit par conséquent d’un schéma traditionnel de croissance productiviste et extensif (augmentation du temps de travail monétarisé et contraint sur le cycle de vie), en contexte de basse pression salariale, maintenue voire renforcée par une mise en concurrence accrue des générations sur le marché du travail.
En réalité, on risque plutôt d’assister à une augmentation induite importante du chômage (ou à un ralentissement de sa baisse) pesant lourdement à la baisse sur les rémunérations et sur la part salariale. Ceci à son tour réduira à terme les prestations sociales, par baisse différée du niveau moyen des pensions (rémunérations de référence plus basses et plus précaires, plus de périodes d’inactivité) et par remplacement de dépenses de pensions et de prépensions par des allocations de chômage en moyenne plus basses. La réduction du coût budgétaire du vieillissement se ferait alors par le bas (baisse des prestations sociales et des taux de remplacement effectifs) plutôt que par le haut (base de financement élargie).
On entrevoit ainsi clairement en quoi cette seconde option, apparemment sympathique, d’une austérité budgétaire quelque peu allégée à court-moyen terme, impliquerait des choix politiques majeurs et renforcés en faveur d’un modèle socio-économique néo-libéral à bout de souffle, au moment même où ce modèle subit une crise majeure et voit ses multiples contradictions étalées au grand jour. Mais cela fait un quart de siècle que ce modèle prend prétexte de ses échecs répétés pour prétendre que ces derniers ne sont pas imputables au caractère non pertinent des thérapeutiques qu’il préconise et impose, mais bien au fait que ces thérapeutiques n’auraient pas été administrées avec suffisamment de vigueur et de persévérance !

« Modération actionnariale »

Une troisième option, complémentaire au retour à la soutenabilité budgétaire, n’est quasiment jamais évoquée parce que contraire au dogme toujours dominant — même au centre-gauche — du caractère excessif des prélèvements obligatoires sur le facteur travail. Elle consisterait à assurer la pérennité du système actuel de pensions légales et de soins de santé, non seulement par une fiscalité plus juste et plus efficace, notamment par une taxation globalement plus élevée des revenus du patrimoine et des consommations écologiquement nuisibles, mais aussi par une augmentation progressive et calibrée des cotisations patronales de sécurité sociale. Selon l’évolution des rapports de force sociaux, cette augmentation pourrait se faire à part salariale inchangée, auquel cas elle limiterait la progression possible des salaires bruts. Ou au contraire à part salariale croissante ou majorée, auquel cas elle se ferait principalement au détriment des profits distribuables plutôt que des salaires « directs » (salaires « poche »). Mais ce dernier scénario suppose une orientation offensive coordonnée d’un large mouvement social au niveau européen et international en faveur d’un rééquilibrage de la répartition « capital/travail » du gâteau économique, ainsi que l’acceptation simultanée d’une solidarisation accrue interne au salariat au sens large (intra-salariale) en faveur du salaire indirect (perçu sous forme de pensions et d’allocations sociales). Une forme de « modération actionnariale », impliquant une baisse des exigences de rémunérations du capital, notamment des niveaux de dividendes exigés, devrait alors remplacer le modèle actuel de mise en concurrence exacerbée entre travailleurs, un modèle qui, conduisant à la précarisation ou à la stagnation des salaires, c’est-à-dire à la dé(sin)flation salariale compétitive, affaiblit la base de financement du système social.
En conclusion, l’échec antérieur de la stratégie de pré-financement du coût du vieillissement ainsi que les dégâts collatéraux durables de la crise actuelle sur les finances publiques reposent crûment la question de la viabilité du système actuel de protection sociale. Le durcissement des contraintes financières imposera très rapidement des arbitrages difficiles, nécessitant y compris à gauche un positionnement politique clair sur des questions essentielles comme la durée du travail et sa répartition sur le cycle de vie, le partage souhaitable capital/travail des revenus de la production, le degré de « socialisation » assumé des revenus du travail (entre salaire direct ou « poche » des actifs occupés et salaire indirect solidarisé sous forme de prestations sociales). La bataille idéologique sur ces questions est déjà lancée, avec une offensive utilisant le levier de la crise pour promouvoir un allongement de la durée et du volume d’activité marchande productiv(ist)e, plutôt qu’une redéfinition des logiques de redistribution solidaire y compris intra-salariales, et du contenu même du modèle de croissance.



1. Le coût budgétaire du vieillissement (CBV) est défini comme l’évolution de la part de l’ensemble des prestations sociales publiques dans le PIB, soit non seulement celles de la sécurité sociale mais aussi celles des fonctionnaires (pensions…) et celles des régimes d’assistance sociale. L’ensemble de la sécurité sociale est prise en compte car le vieillissement a par exemple un impact baissier sur le poids des dépenses de chômage et d’allocations familiales dans le PIB venant compenser partiellement la hausse des pensions et des soins de santé. Par ailleurs, le CBV reprend par convention l’intégralité de l’évolution de ces dépenses et pas seulement la partie de cette évolution qui ne serait due qu’au seul vieillissement.
2 Les 10 % des salariés qui gagnent le plus.