Petite réflexion concernant la crise politique qu’a connue la Belgique en cette année 2007. Comment comprendre la « trajectoire » historique de notre pays, et comment évaluer la dynamique de ses acteurs politiques ? Si l’on parvient à répondre à ces deux questions, quatre scénarios théoriques s’offrent à nous…


La crise politique de 2007 se ramène essentiellement à cette question : à quel niveau de solidarité veut-on placer le « projet belge » ? Cette question, qui ne se pose pas qu’en Belgique, nécessite de clarifier ce qu’il faut entendre par solidarité : s’agit-il uniquement de transferts financiers ou, plus largement, de vision et de construction politiques communes ? La réponse à cette question détermine le niveau de pouvoir pertinent pour réaliser ce projet. Malheureusement, cette réponse ne relève pas des sciences exactes. Il n’existe pas d’équation démontrant que, par exemple, la politique de formation professionnelle ou les soins de santé devraient « nécessairement » être gérés à tel ou tel niveau de pouvoir. Tenter de répondre à cette question nécessite en effet de s’inscrire dans un contexte historique et culturel. En d’autres termes, ce débat ne peut être désincarné : il s’inscrit dans l’histoire du pays, une histoire notamment marquée, en Belgique, par des incompréhensions, des ressentiments, des méconnaissances… Ainsi, la « trajectoire » historique du pays résulte, pour une part, d’une série de conflits anciens et nouveaux (identité culturelle, reconnaissance linguistique, leviers du pouvoir économique…) s’inscrivant dans des rapports de force conjoncturels et aboutissant – ou non – à des compromis entre communautés. Cette trajectoire, où l’émotionnel peut avoir autant de place que le rationnel, façonne la Belgique, qui est passée d’un État unitaire centralisé à un État fédéral, lequel, aujourd’hui encore, ne semble pas abouti. Cette trajectoire n’est donc pas prédéterminée. Elle dépend de la dynamique des acteurs politiques, qui s’inscrivent dans des rapports de force conjoncturels (élections, alliances, stratégies...). Pour envisager l’avenir, on peut donc s’interroger sur ces deux variables : quelle trajectoire politique la Belgique pourrait-elle emprunter à l’avenir ? Et quelle dynamique politique sera-t-elle engagée par les acteurs politiques ? Deux questions qui, bien sûr, interagissent.

Trajectoire et dynamique

Loin d’être un imprévisible accident de parcours, la crise de 2007 se dessine depuis de nombreuses années. Elle reflète en quelque sorte la combinaison, portée à son paroxysme, de deux discours qui, par un effet miroir, s’alimentent et se renforcent mutuellement. Du côté flamand, ce discours peut être schématiquement résumé dans ce slogan : « ce que nous faisons seuls, nous le faisons mieux ». Un slogan qui interroge crûment la capacité des francophones à offrir au nord du pays un projet belge à réelle valeur ajoutée. Du côté francophone, le discours demeure, précisément, ancré dans cette vision « belge », plus unie, du pays mais qui, d’une part, semble trop souvent ne s’intéresser à la Flandre que pour en dénoncer l’« égoïsme » et l’incapacité de ses dirigeants à circonscrire un nationalisme rampant et, de l’autre, ne s’interroge pas, ou pas assez, sur les maux de la gouvernance publique francophone 1. Ces deux discours en forme de slogans s’alimentent et se renforcent l’un l’autre. Tandis qu’au centre, Bruxelles est l’indispensable mal-aimée. Indispensable épicentre économique du pays, mais rejetée tant des Flamands que des Wallons, car cette francophone en territoire flamand accueillant, qui plus est, de nombreux étrangers, incarne encore dans certaines mémoires la domination d’une élite bourgeoise. Voilà sans doute en quelques mots ce qui caractérise notre trajectoire depuis un demi-siècle.
Une trajectoire qui semblait contrôlée, maîtrisée tant bien que mal. Début décembre 2007, au plus fort de la crise, elle paraissait totalement hors de contrôle. Comment l’expliquer ? L’une des hypothèses entendues porte sur le changement dans la dynamique des acteurs politiques. Une dynamique qui pousse depuis quelques années au désinvestissement dans le niveau fédéral, mais aussi, à la méconnaissance mutuelle croissante entre acteurs politiques des différentes composantes de l’État. En d’autres termes, il y aurait de moins en moins d’acteurs politiques fédéraux, promouvant un projet fédéral. Un ex-ministre fédéral néerlandophone déclara, il y a quelques années, que, dans son domaine de compétence, il n’était « plus possible » de s’entendre avec les francophones. Quelles qu’en soient les raisons, ce genre de constat conduit à l’éloignement progressif des communautés, et aux revendications croissantes de régionalisation. Ainsi s’efface progressivement le « chaînon fédéral », se renforcent les incompréhensions, méconnaissances et, finalement, les affrontements.

Changer ?

Si l’on prend en compte la conjonction d’une trajectoire (avec, aux deux extrémités théoriques, un État unitaire d’une part, deux États indépendants, de l’autre) et d’une dynamique (avec, aux deux extrémités théoriques, la coopération d’une part, l’affrontement de l’autre), quels sont les scénarios susceptibles de s’ouvrir en modifiant ces deux « variables » ? Très schématiquement, on aboutit aux quatre options suivantes.
1. Préserver la trajectoire fédérale belge, mais en changeant la dynamique politique (de la concurrence à la coopération). En d’autres termes, la Belgique continue d’exister dans un cadre fédéral, mais en modifiant l’approche et la stratégie politique. Ceci peut se faire par exemple en créant des partis fédéraux, en mettant en place une circonscription électorale fédérale, etc. Ceci affaiblirait probablement les extrémismes et contribuerait à revenir à davantage de sens de l’intérêt général de l’ensemble des habitants du pays. Dans ce cadre, il serait possible de clarifier les niveaux de compétences en renforçant le fédéral dans les matières fédérales, et les entités fédérées dans les matières régionales et communautaires, et surtout de reconnaître l’intérêt, pour l’efficacité des politiques, d’une plus grande coordination entre les politiques fédérales et les politiques des entités fédérées, et entre les politiques fédérées entre elles.
2. Modifier la trajectoire belge, mais en conservant une dynamique politique de concurrence et d’affrontement. En d’autres termes, il s’agirait d’évoluer vers un modèle confédéral par de nouveaux transferts de compétences, mais avec le maintien des logiques politiques actuelles, c’est-à-dire sans améliorer le dialogue, la concertation et la coopération entre entités fédérées. Ceci conduirait à vider progressivement le niveau fédéral de ses compétences et de ses moyens financiers et à faire des entités fédérées les vrais et uniques lieux de décision dans un nombre croissant de matières, mais dans une logique d’éloignement progressif des deux communautés. À terme, ce pourrait aboutir à une scission. Toutefois, dans ce scénario, ce confédéralisme ou cette scission ne serait pas vraiment pensé comme un projet politique, comme un choix délibéré, mais plutôt comme une option « par défaut ». Bien que les francophones ne veulent pas de ce scénario et que la Flandre ne se réclame formellement pas d’un État nation, la crise politique actuelle montre qu’une telle dynamique peut mener plus loin que ne le veulent les uns et les autres.
3. Modifier la trajectoire belge et changer la dynamique politique. Il s’agirait dans ce scénario de choisir délibérément un nouveau modèle confédéral, voire un divorce à l’amiable (« de velours »), par consentement mutuel des différents acteurs politiques, dans un cadre de coopération entre Communautés et non d’affrontement. Ce choix nécessiterait la construction d’un nouveau projet défini librement par chaque Communauté, en quelque sorte un partage des biens. Cette option « coopérative », pour autant qu’elle soit réaliste, ne peut sans doute s’envisager à chaud, c’est-à-dire dans le contexte actuel, sans charrier son lot de conflits.
4. Garder la trajectoire fédérale belge sans modifier la dynamique politique, c’est-à-dire sans sortir des logiques d’affrontement. Cette quatrième option est envisageable, mais sans doute pour peu de temps seulement : le maintien de la Belgique fédérale telle qu’elle existe actuellement, sans changement de dynamique politique, sans clarification des compétences, sans redéfinition du projet fédéral, sans dépasser les affrontements. C’est, en quelque sorte, l’option « pourrissement de la situation », à laquelle l’année 2007 a ajouté deux faits nouveaux : un affaiblissement considérable du niveau fédéral et la rupture du fameux « pacte belge » entre Communautés.




1 Voir notamment les travaux du 17e congrès des économistes belges de langue française qui ont porté, en novembre dernier, sur la gouvernance publique francophone à trois niveaux : la politique industrielle, le système éducatif et de formation, et les institutions publiques.