Au moment des origines de la démocratie, à Athènes, la grande question était l’égalité d’accès à des fonctions de gestion de la cité, dans un groupe en définitive fort limité de citoyens. Le tirage au sort semblait la formule la plus apte à respecter l’égalité stricte. L’idée a traversé les siècles. Au XVIIIe, c’est encore le tirage au sort que plaidaient des auteurs tels que Montesquieu et Rousseau. Ce n’est qu’à la fin du siècle, avec l’indépendance de l’Amérique, puis la Révolution française (1789), que s’est imposé le principe du gouvernement représentatif. Depuis lors, la notion de démocratie lui est liée 1.

Le gouvernement représentatif n’a pas épuisé la question. Il est en effet un curieux mélange : il présente des traits démocratiques autant qu’aristocratiques. En effet, si, depuis le suffrage universel, grosso modo « tout le monde » est électeur 2, il n’en reste pas moins que les chances d’être élu sont loin d’être égales : la revendication de parité est le témoignage flagrant du fait que le mécanisme ne permet pas, par ses vertus propres, l’égalité entre les candidats.
D’autre part, les démocraties contemporaines ne nous mettent nullement à l’abri de maux parfaitement terrifiants, tels qu’en génèrent les pires dictatures : simplement, les procédures de décision sont différentes ; les effets, quant à eux… Larguer une bombe sur Hiroshima fut la décision d’une démocratie ; c’est une démocratie qui a couvert la torture pendant la guerre d’Algérie ; c’est une coalition de démocraties qui a accepté la guerre d’Irak ; ce sont toutes les démocraties qui ont regardé le génocide au Rwanda, sans intervention… Quand on rappelle ces vérités, on ne remet pas en cause le fait que, malgré ses défauts, la démocratie est à ce jour le meilleur des systèmes politiques. La question est : comment peut-il y avoir plus de démocratie, comment faire meilleure démocratie ? Pour cela, il faut d’abord poser un diagnostic plus fin sur la crise de la démocratie représentative.
La démocratie représentative est en crise, si pas à bout de souffle : le monde politique est secoué par les affaires ; les élus sont discrédités ; « tout simplement », le citoyen se désintéresse des affaires de la Cité. Il est sans doute trop simple de lier ce désintérêt au fait que l’élu s’approprie trop souvent tout seul le gouvernement de la Cité. Il faut aussi prendre la mesure de la complexité des problèmes à résoudre. D’autant plus complexes, d’ailleurs, qu’ils sont liés entre eux, souvent au niveau européen, si pas mondial. Ainsi, par exemple, prend-on conscience que de « petites » décisions locales sur l’eau ont quelque chose à voir avec un enjeu planétaire : promouvoir le gaspillage chez nous, c’est évidemment aggraver à terme les pénuries sur la planète. Décider correctement en matière de gestion des déchets nécessite d’accepter d’entrer dans beaucoup de technicité. On peut multiplier les exemples, dans des registres différents, qui découragent l’investissement citoyen.
Le corollaire de la complexité, c’est le poids de l’expertise. On a besoin d’experts pour instruire les dossiers, éclairer la décision, piloter les mises en œuvre. Pour le dire crûment, pour ce qui est de la « confiscation » du pouvoir des citoyens, les élus sont en concurrence avec les experts ! L’hypothèse générale que nous formulons à propos de la crise peut se formuler ainsi : la démocratie a permis de créer un espace public ; cependant, la délibération ne s’y exerce pas de façon satisfaisante. Penchons-nous un moment sur le fonctionnement de l’espace public.

L’espace public : deux visions

La première vision est résolument optimiste. Derrière Habermas 3, tout un courant nous dit : « L’espace public est le lieu de la communication ». Or, pour qu’il y ait possibilité de communication, il y a un préalable : « l’autre » doit être reconnu comme « sujet » et comme « égal ». Il y a une éthique forte derrière la communication : quand on s’exprime, il faut argumenter ; c’est une procédure qui oblige à tenir compte de l’autre et de son point de vue. Du coup, d’emblée, les intérêts particuliers sont dépassés. L’aboutissement de la procédure de communication n’est pas un compromis sur des intérêts particuliers mais un accord justifié sur l’intérêt général. Habermas parlera de « la force sans violence du discours argumentatif ».
Si on va voir chez Bourdieu 4, on trouve une critique féroce du premier point de vue, jugé d’une extrême candeur. Le monde réel n’est malheureusement pas celui des idées : « la force de l’argument y cède généralement devant l’argument de la force ». En aucun cas, les rapports de communication ne peuvent faire abstraction des rapports de domination. Dans la foulée, la vision pessimiste dira que le débat n’est rien d’autre qu’une procédure pour faire avaliser pacifiquement le point de vue des experts et des gouvernants.
Conclusion provisoire : il n’y a pas de vision unanime du fonctionnement de l’espace public. Si nous voulons promouvoir la qualité de la délibération collective, nous devons avancer sans candeur, en prenant acte du fait qu’il y a conflits et rapports de force. Il faut donc trouver des méthodes adaptées.

Progrès ou régression ?

On vient de dire « il faut promouvoir la qualité de la délibération collective ». Mais est-on si sûr que cela des effets de la délibération collective ? Sur ce point encore coexistent deux tendances en sciences sociales.
La vision optimiste s’exprime de longue date par la maxime populaire « Il y a plus dans deux têtes que dans une ». Plus récemment, on a vu émerger une théorie de l’intelligence collective. Elle est étroitement liée à la fascination qu’exerce le web, comme sorte de grand « cerveau global ». Les technologies interactives facilitent l’auto-organisation des groupes humains, l’information mutuelle, la réaction instantanée à un événement. En quelques minutes, d’un écran à l’autre, un message peut circuler rapidement vers des milliers d’individus. Cela permet l’auto-organisation de communautés intelligentes, sans chef ni gourou 5. En définitive, l’intelligence collective repose sur un principe simple, qui, en incidente, justifie une morale positive : la coopération d’entités multiples aboutit à la formation d’une intelligence supérieure ; la délibération collective, en laissant s’exprimer les opinions diverses, vaut mieux que la parole d’expert, qui raisonne seule et en fonction d’une logique unique.
Vraiment plus pertinent, le collectif ? Il existe des catalogues de contre-exemples ! Ainsi Christian Morel est-il l’auteur d’une étude, dont le titre à lui seul est tout un programme : « Les décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes » 6. En gros, le problème du collectif ce sont les obligations de fonctionnement routinier qui ne permettent plus de repérer les erreurs. Plus grave, le collectif génère des comportements de « moutons », et des « effets de polarisation ». On pourrait décrire ceux-ci comme étant la radicalisation de l’opinion dans le sens initialement dominant. Des études de psychologie sociale ont en effet montré que la discussion a souvent pour effet de renforcer la tendance préexistante des opinions au sein d’un groupe délibérant 7. Ainsi, un groupe dans lequel l’opinion médiane se trouve, avant la discussion, modérément favorable à une politique quelconque (l’usage de la peine de mort, par exemple) aura une opinion médiane fortement favorable à cette mesure après en avoir discuté. Inversement, si la tendance au sein du groupe était, au départ, modérément défavorable à la mesure considérée, elle y sera, après discussion, fortement opposée. Il est clair qu’il y a des sujets qui ne peuvent que provoquer la polarisation : sur un sujet comme la torture, il est logique qu’il n’y ait pas de position modérée ; le problème n’est donc pas que la discussion mène à des opinions extrêmes. Non, l’élément indésirable dans le phénomène de polarisation tient à ce qu’il se produit de manière systématique, quasi mécanique, quel que soit le sujet discuté : à quoi bon soumettre un objet à la délibération collective si ce que l’on obtient est le renforcement mécanique de la tendance préalable ?
Pourtant, il est évident qu’un groupe est capable de réalisations qui sont hors de la portée d’un individu : interpréter une symphonie, construire un avion, transplanter un organe. Conclusion intermédiaire : nous avons besoin du collectif pour faire du « mieux ». Mais se mettre en collectif n’est pas, en soi, automatiquement producteur dudit « mieux ».

Démocratie participative

Malgré les difficultés, le désir de « plus de démocratie par plus de participation » fait l’objet de diverses expériences ces dernières années : « conférences de consensus » (discussion des décideurs avec des panels de citoyens) 8, « sondages délibératifs » (des panels, mais confrontés à une méthode qui prévoit explicitement des « avocats » pour défendre les positions différentes ; cela vise à atténuer les effets de polarisation) 9, « budget participatif » (la décision relative à une fraction du budget est le résultat de longues concertations) 10, etc.
De manière transversale, trois grandes questions sont posées.


1. La première est aussi un reproche : les initiatives de participation s’organisent souvent de manière « descendante » ; la participation est dès lors moins posée comme enjeu de démocratie que comme un enjeu de meilleure efficacité dans la prise de décision. Autrement dit, la concertation a surtout pour fonction de faire accepter des projets déjà dessinés, si ce n’est décidés ; le fait n’interdit par ailleurs pas que, parfois, la participation du public permet d’améliorer lesdits projets. À cela, il existe cependant une réponse. Dans la réalité se joue quelque chose de plus subtil, qui est de l’ordre de la dialectique. Dans le domaine de l’aménagement du territoire, par exemple, il faut bien se rendre compte qu’on ne naît pas riverain : on le devient par hasard, par la volonté d’un maître d’ouvrage puissant, qui est censé agir au nom de l’intérêt général : il n’y a pas de collectif préconstitué de riverains pour vérifier l’intérêt général annoncé d’un projet. Et donc, les conflits d’aménagement revendiquent précisément de vérifier cet intérêt général annoncé 12. A l’ouverture du débat, l’échange consiste à ce que chaque intervenant, pour légitimer son propre point de vue, dévoile d’abord la fausseté des positions de son adversaire. La dénonciation du Nimby par les aménageurs (« Vous masquez sous un discours de l’intérêt général la défense de vos intérêts particuliers ») s’oppose au soupçon du public de n’être convié à la discussion que pour avaliser une décision déjà prise ailleurs. Le soupçon est l’expression litigieuse de la revendication d’un droit à la parole. Ainsi les riverains ne sont-ils pas les seuls à faire l’objet d’une disqualification dans le déroulement de la discussion publique. Par ce processus croisé, la légitimité des uns et des autres s’avère toujours limitée. Et précisément, puisque la légitimité de chacun est limitée, chacun se retrouve à égalité pour construire l’intérêt général. Cette égalité retrouvée fonde la possibilité d’ensuite communiquer sur l’espace public. En d’autres termes, d’abord il y a le conflit ; son enjeu est d’établir l’égalité ; celle-ci acquise, on peut communiquer dans l’espace public.


2. La participation est aussi souvent la célébration du retour aux enjeux de proximité, à « ce qui intéresse vraiment les gens ». Ces processus sont supposés participer de la réconciliation du public avec les politiques. Certes. Mais il y a un revers à la médaille : la participation qui relève du confinement. Ne s’exprimant que sur des enjeux de proximité, elle peut fort bien n’être autorisée que pour traiter les « petites » choses. On ne sait encore rien des enjeux les plus importants. Peut-on oser la participation sur des enjeux de plus grande ampleur ? Il est nombre de questions fort délicates, que nous n’oserions sans doute pas poser crûment, par peur des réactions que nous supputons être majoritaires. Pourtant, un détour – troublant – par la Suisse donne matière à réflexion. On y a parlé de l’immigration et des questions liées beaucoup plus tôt, dès les années 1960, et plus massivement que dans les autres pays européens confrontés au même problème. C’est un des résultats du système politique suisse, qui intègre de la démocratie directe. Les propositions radicales (par exemple une réduction du taux de population immigrée) ont déclenché un débat public généralisé et permanent, d’une rare intensité et violence. Aujourd’hui pourtant, c’est beaucoup moins brûlant alors que la proportion d’immigrés est plus importante qu’hier. Pourquoi donc ? Selon Uli Windisch 12, c’est précisément parce que le problème a été discuté largement pendant près de 40 ans sous tous ses aspects, même les moins agréables : la Suisse a connu une vingtaine de votations sur le sujet ! Avantage : les choses ont été dites, les citoyens mécontents ont pu s’exprimer, même dans les termes les plus crus. Pour Windisch, cet exutoire verbal aurait servi de sas de décompression, et utilement canalisé des protestations qui, sans cela, auraient été plus concrètes et violentes. Retenons au moins ceci : la participation ne doit pas n’être confinée qu’à la proximité.


3. Enfin, pour la gauche il y a un paradoxe : nous voulons l’expression du peuple autant que nous la craignons : il n’a pas la formation et la maturité suffisante pour participer aux décisions importantes ; il risque de se faire manipuler par des démagogues ; une puissance financière peut avoir des moyens beaucoup plus importants que les nôtres pour faire la propagande de sa thèse… Dans une société où progressent l’individualisation et le besoin de liberté individuelle, la participation peut ne consister qu’en la collecte d’un ensemble d’expressions individuelles, qui débouchent le plus souvent sur des effets nimby et favorise les utilisations populistes. C’est cela même qui est utilisé comme prétexte pour en rester à un « je suis élu ; j’ai donc mandat à décider seul ; la participation ne permet pas de dégager ce qu’est le bien public ».
Comment dépasser toutes ces limites ? En sortant de la conception d’une participation qui n’organise la confrontation qu’entre des « sommets » et des personnes atomisées. En d’autres termes, il faut réhabiliter le rôle des associations. Menées par les associations, des procédures méthodiques de médiation doivent être facilitées par la puissance publique. Par les associations, on peut au moins organiser une grande réconciliation : d’une part, elles permettent aux libertés individuelles de se confronter entre elles ; d’autre part, par les effets de la délibération, il y a un « nous » qui se crée.
D’une part, il est clair qu’il n’y a pas de recette miracle. Ne pourrait-on dès lors poser comme postulat que, par essence, la démocratie est diverse et se prouve dans l’expérimentation ? Assumer cela, c’est dire qu’il faudrait ajouter à la définition canonique de la démocratie une constante obligation de mise à l’épreuve de méthodes. D’autre part, les associations sont les indispensables médiatrices des projets de participation. Penser participation et n’y voir que des citoyens isolés, c’est une erreur, qui ne fait pas avancer significativement.
À la veille des élections communales, il y a des choses à dire aux communes, aux pouvoirs publics, aux concitoyens. Il y a un travail démocratique, de participation, dans lequel les associations s’impliquent. Leur légitimité à dire et à exprimer, elles la tirent d’abord de leur immersion dans des actions, des projets, en associations, intégrées dans de très nombreux réseaux, qui ont comme particularité première, outre la démocratie, d’investir dans la solidarité pour des conditions de vie bonnes pour tous.

(*) Ce texte est l’introduction au Congrès MOC du 10 juin 2006.




1 Référence : Bernard Manin, Ecole des hautes études en sciences sociales et université de New York, « Principes du gouvernement représentatif », Calmann Lévy, Paris, 1995.
2 Il subsiste des exceptions : les résidents sans citoyenneté de l’Union européenne ne sont électeurs qu’aux élections communales, et après avoir exécuté un « parcours du combattant » qui n’est pas demandé aux autres.
3 Jürgen Habermas : «De l’éthique de la discussion», Cerf, Paris, 1992.
4 Pierre Bourdieu : «Méditations pascaliennes», collection Liber, Seuil, Paris, 1997.
5 Présentation inspirée de : Jean-François Dortier, « Des fourmis à Internet : le mythe de l’intelligence collective », « Sciences humaines », n°169, Auxerre, mars 2006. Le livre fondateur du mythe est de Howard Rheingold, « Smart mobs », M2 Editions, USA, 2002.
6 Christian Morel, « Les décisions absurdes. Sociologie des erreurs radicales et persistantes », Gallimard, Paris, 2002.
7 Sur l’effet de polarisation : Bernard Manin, « Les conditions d’un bon débat », échange avec Nicolas Journet pour la revue « Sciences Humaines », n°169, mars 2006.
8 Plus d’informations et d’analyses : Bernard Castagna, directeur du Centre du Débat Public, Université de Tours, « Pour une théorie et une propagation du délibératif » in « La situation délibérative dans le débat public », Presses Universitaires François Rabelais, Maison des Sciences de l’Homme, Tours, 2004.
9 Bernard Manin, « Les conditions d’un bon débat », déjà cité.
10 Voir la contribution de Patrick Bodart et Loïc Geronnez, de l’asbl Périféria (qui anime des consultations d’acteurs dans le cadre de processus participatifs) in « Gérons la ville nous-mêmes ! Catalogue d’expériences participatives », journée du 26 novembre 2005, organisée par Solidarité Socialiste et Pour la Solidarité. Actes in « Politique », Hors Série n°3, septembre 2005.
11 La dialectique en aménagement est expliquée par Sandrine Rui, « Débat public, conflit et légitimité limitée », in S. Rui, M. Ollivier-Trigalo et J.-M. Fourniau, « Evaluer, débattre ou négocier l’utilité publique ? », Les collections de l’INRETS, rapport n°240.
12 Uli Windisch, Université de Genève, « Participation politique généralisée en démocratie semi-directe suisse : l’exemple des votations populaires sur l’immigration de 1960 à 2002 », in « La situation délibérative dans le débat public », Presses Universitaires François Rabelais, Maison des sciences de l’Homme, 2004, Tours.

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