Depuis une dizaine d’années, le concept de sécurité occupe une place centrale dans le discours politique et sera sans doute au cœur de nombre de programmes électoraux dans la campagne 2006. Nous verrons ici qu’il peut revêtir de multiples formes s’agissant du pouvoir communal : police, vidéosurveillance, couvre-feu, dépôt d’immondices, contrat de sécurité, etc. mais aussi partenariat avec l’associatif, campagnes de sensibilisation. Entre répression et prévention, un juste milieu à inventer…


Paradoxalement, la notion de sécurité apparaît relativement floue lorsqu’elle est évoquée isolément. En effet, si l’on peut rapidement discerner ce qu’il s’agit d’entendre par « sécurité routière » ou « sécurité alimentaire », le terme « sécurité », employé sans autre précision, peut renvoyer à une multitude de critères, de réalités, de constructions, voire de fantasmes. La sécurité peut cependant, de façon générale, se définir comme l’absence de danger quant à sa personne ou ses biens ; être en sécurité consiste à être dans une situation où les risques, inhérents à l’existence humaine, sont diminués autant que possible. On remarquera qu’un grand nombre de mesures politiques adoptées récemment en vue d’accroître la sécurité se sont particulièrement focalisées sur la problématique de la délinquance. Ces politiques ne sont pas exemptes de dérives : d’une part, elles impliquent systématiquement une réduction de nos libertés individuelles, d’autre part, elles peuvent contribuer à la stigmatisation de certains groupes sociaux désignés comme responsables de l’accroissement de l’insécurité. À l’aide d’exemples issus de l’actualité, voyons tout d’abord s’il est possible de poser un diagnostic global en la matière. Voyons ensuite les dérives que peut induire une politique trop sécuritaire.

Un diagnostic de la sécurité ?
Mesurer la sécurité liée à la délinquance est une tâche particulièrement délicate. Une distinction apparaît à cet égard décisive entre la sécurité objective et la sécurité subjective. La première peut en partie se mesurer au regard de la criminalité enregistrée, dont la mesure se limite cependant à celle de l’activité policière et judiciaire : pour un laps de temps déterminé, enregistre-t-on un nombre important de faits délinquants ? La seconde est une notion plus complexe qui repose sur le sentiment d’une population : celle-ci se sent-elle globalement en sécurité, et ce indépendamment du fait que ses membres ont été, ou non, victimes d’une infraction ? Envisageons successivement ces deux aspects.


• L’analyse quantitative
La délinquance enregistrée est notamment disponible dans les statistiques fournies par la police fédérale (www.police.be) ou le ministère de la Justice (www.just.fgov.be). On y observe des divergences importantes selon les régions ou les arrondissements judiciaires considérés. Mais, dans le domaine de la délinquance plus encore que dans d’autres, le maniement de la statistique exige la plus grande prudence. Tout d’abord, elle ne renseigne que sur les faits dont ont eu connaissance les forces de l’ordre ou les autorités judiciaires. Or, de nombreux faits ne sont pas rapportés aux services de police. Ces faits non enregistrés renvoient à ce que l’on appelle le « chiffre noir » de la délinquance. En outre, de telles statistiques sont fonction de la politique des poursuites menée au sein de chaque arrondissement judiciaire. Ainsi, pour prendre un exemple précis, on peut remarquer que les services policiers proches de la frontière hollandaise accordent une attention particulière aux infractions liées aux stupéfiants, ce qui aura pour effet d’accroître le nombre des affaires concernant cette matière dans la région. Par ailleurs, la hausse ou la baisse de certains résultats dépend également du contexte global de la société. Par exemple, des délits auparavant peu dénoncés – songeons aux violences conjugales ou aux abus sexuels – sont aujourd’hui plus facilement portés à la connaissance de la police. Une augmentation de ce type de délits ne veut donc pas toujours dire que de tels faits sont en augmentation ; ils sont simplement davantage traités qu’auparavant.

•L’analyse qualitative
Depuis 1997, le ministère de l’Intérieur organise un sondage téléphonique appelé le « Moniteur de la sécurité ». Il s’agit de soumettre à un échantillon représentatif de la population belge, tant à l’échelon fédéral que local, un questionnaire portant sur la sécurité objective et subjective. Cinq thèmes principaux font l’objet de questions :
1. les problèmes dans les quartiers ;
2. le sentiment d’insécurité ;
3. la victimation (autrement dit le fait d’avoir été victime d’une infraction) ;
4. les contacts avec les services de police ;
5. le fonctionnement de ces services.
Bien que l’intérêt d’une telle enquête soit incontestable, ce type de questionnaire peut susciter quelques critiques. Ainsi des items liés à la situation dans un quartier disparaissent d’une année à l’autre (par exemple, les déjections canines, dont l’impact n’est pas à négliger…). D’autres critiques sont davantage méthodologiques : qualité de l’échantillon, limites inhérentes aux enquêtes téléphoniques, etc. La mesure de l’insécurité, tant objective que subjective, reste donc une entreprise hasardeuse et évoquer celle-ci pour soutenir un argumentaire ou une politique ne peut se faire qu’avec une grande prudence.

La sécurité face à la liberté et l’égalité
La mise en œuvre de mesures élaborées en vue d’améliorer la sécurité publique peu constituer une menace importante pour nos libertés individuelles. Dans les exemples récents de notre politique communale, on retiendra que :

• plusieurs communes wallonnes ont adopté des règlements dits de « couvre-feux » consistant à interdire le rassemblement de personnes sur la voie publique à partir d’une certaine heure. Cette mesure contrevient à la liberté de mouvement dont bénéficie chaque citoyen ;
• plusieurs communes, notamment en Région bruxelloise, ont procédé à l’installation d’un réseau de vidéosurveillance ou ont mis en place un réseau d’informations de quartier sous la forme d’une surveillance opérée par les habitants. Ce faisant, la commune porte atteinte au respect de la vie privée des citoyens, celle-ci étant d’application même sur la voie publique ;
• lorsqu’une autorité communale décide de fermer, par exemple, un débit de boisson, elle limite la liberté d’entreprendre des personnes intéressées ;
• il arrive régulièrement qu’une commune interdise l’organisation d’une manifestation ou ordonne la fermeture d’un lieu de réunion. Nos libertés d’expression et d’association sont ainsi limitées.
Par ailleurs, on constate également que ces mesures ont pour effet de stigmatiser un public cible, désigné comme responsable d’une hausse de l’insécurité. Ainsi :
• fréquemment, les arrêtés dits de « couvre-feux » visent exclusivement les mineurs d’âge. Est ainsi légitimée la thèse, discutable, selon laquelle les jeunes, spécialement en bande, seraient les principaux responsables de l’insécurité ;
• un constat similaire peut être porté s’agissant de la vidéosurveillance. L’on constate que cet outil est souvent utilisé en vue de filmer les rassemblements de jeunes sur la voie publique ;
• ce même outil peut également servir à discriminer la population sur une base ethnique ou religieuse. Ainsi, récemment, en France, il a été proposé de filmer les abords des mosquées pour y déceler la présence de terroristes islamistes.
Œuvrer à la sécurisation du citoyen comporte donc un prix en terme de libertés fondamentales et suppose des choix importants qu’il importe de justifier d’un point de vue démocratique.

Le pouvoir communal
Les autorités communales et, en particulier le bourgmestre et le conseil communal, disposent de compétences étendues en matière de sécurité. Ces compétences ont d’ailleurs fait l’objet d’extensions récentes. Afin de remplir adéquatement leurs missions, ces autorités disposent d’une palette d’outils pour le moins diversifiée.


1. Extension des compétences des autorités communales en matière de sécurité
La loi communale charge les communes de faire bénéficier leurs habitants d’une bonne police, notamment de la propreté, de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité dans les rues et les lieux publics. La loi fournit plusieurs exemples illustrant ces objectifs généraux :

• s’agissant de la sûreté et de la commodité des rues et lieux publics, la loi mentionne le nettoiement et l’éclairage des voies publiques, l’enlèvement des encombrants…
• parmi les exemples de tranquillité publique : la répression des rixes, du tapage nocturne, des tumultes…
• par salubrité, il convient d’entendre, notamment, la vérification des denrées vendues sur les lieux publics, la prévention des épidémies ou la lutte contre l’incendie…
La loi du 13 mai 1999 a ajouté à cette liste d’objectifs la nécessité de prendre toute mesure nécessaire afin de combattre toute forme de dérangement public. Cette notion, au départ assez floue, a été définie le 2 mai 2001 par une circulaire du ministre de l’Intérieur et vise « des comportements matériels, essentiellement individuels, qui sont de nature à troubler le déroulement harmonieux des activités humaines et à réduire la qualité de vie des habitants d’une commune, d’un quartier, d’une rue d’une manière qui dépasse les contraintes normales de la vie sociale. On peut considérer les dérangements publics comme des formes légères de trouble à la tranquillité, à la sécurité, à la salubrité et la propreté publiques ». Comme le révèle cette définition, la réforme opérée en 1999 étend considérablement les compétences communales en la matière puisque même une atteinte légère aux objectifs imposés aux communes devra être prévenue et, le cas échéant, réprimée.

2. Outils à la disposition des autorités communales
Pour remplir leurs missions, les autorités communales disposent d’une large panoplie d’outils. Il convient de distinguer ceux qui impliquent un partenariat avec une autre autorité, ceux qui peuvent être mobilisés par le bourgmestre seul et ceux qui nécessitent une adoption de la part du conseil communal. Depuis 1992, le gouvernement fédéral engage des budgets parfois considérables en vue de financer des « contrats de sécurité ». Ces contrats reposent sur un partenariat Fédéral/Région/Commune et visent à mettre en œuvre une politique intégrée de prévention au niveau local. Le concept de prévention intégrée repose sur un double volet, structurant les actions qui relèvent de ce contrat : un volet policier et un volet social. Cette combinaison police/social, lors de son adoption, n’a pas été sans susciter quelques critiques, notamment de la part du secteur associatif local qui a craint de voir s’installer une confusion entre l’aide et l’action sociale, d’une part, et le contrôle dans la mise en œuvre de missions nouvelles de sécurisation d’autre part. La crainte d’une rupture avec l’éthique professionnelle du travail social s’est manifestée à l’occasion de débats entre les pouvoirs publics et les associations, notamment dans le domaine de la jeunesse ou de la toxicomanie. Ces contrats constituent toujours l’outil privilégié des communes et ce, en raison des financements importants sur lesquels ils reposent. Il n’en demeure pas moins que le bourgmestre est sans aucun doute l’autorité principale responsable de la sécurité locale. Il est le chef de la police locale (ou l’un de ses chefs lorsqu’une zone de police rassemble plusieurs communes). À cette fin, il peut prendre seul une série de mesures, sous la forme d’un arrêté de police. Ces arrêtés visent essentiellement des situations individuelles ou géographiquement limitées.

À titre d’exemples, citons les faits d’ordonner la démolition d’un immeuble menaçant de ruine, d’imposer une heure de fermeture à un débit de boisson, d’interdire le déroulement d’un événement sportif susceptible de menacer la tranquillité publique, etc. Exceptionnellement, le bourgmestre peut prendre une mesure appelée « règlement de police ». Il s’agit alors d’adopter une norme générale dont l’exécution s’impose sans délais. Il peut s’agir, par exemple, d’une mesure visant à interdire l’usage de l’eau courante en cas de pollution exceptionnelle, d’ordonner une mesure de couvre-feu en cas d’émeutes… Ces mesures, pour rester en vigueur, doivent être confirmées lors du conseil communal qui suit immédiatement l’adoption du règlement.
Le conseil communal est donc compétent pour adopter des règlements de police, normes générales et abstraites, applicables à tous les citoyens ou à une partie déterminée de ceux-ci, et ce pour une durée illimitée. Les domaines de prédilection de tels règlements sont la propreté publique (règlement contre les dépôts clandestins d’immondices), la lutte contre les nuisances sonores (conditions à l’ouverture de discothèques), ou encore la prévention des troubles à la tranquillité (mesure permanente de couvre-feu). Enfin, depuis 1999, le conseil communal peut établir des peines et des sanctions administratives contre les infractions à ses règlements de police. Ces sanctions prennent la forme de l’amende, de la suspension d’une autorisation, d’un retrait d’une autorisation ou de la fermeture, temporaire ou définitive, d’un établissement. La loi du 17 juin 2004 a confirmé cette tendance en dépénalisant une série d’infractions (par exemple l’inscription sur la voie publique) dont la répression relève désormais de la seule compétence communale par le biais de sanctions administratives. Pour d’autres infractions (par ex. l’injure ou la dégradation de bâtiment) coexiste la possibilité d’une sanction pénale et administrative, le seconde ne pouvant être mise en œuvre qu’en l’absence de réaction du parquet saisi de tels faits.

Des pistes de revendications
Au vu de ce qui précède, on remarquera que ramener le problème de l’insécurité à la seule question de la petite délinquance est pour le moins réducteur. Mais, à travers cette question précise, s’éclaire cependant toute la difficulté d’un « vivre ensemble » dans une société de plus en plus complexe et métissée où l’insécurité d’existence (sociale, professionnelle, affective…) et la peur du futur traversent les relations sociales. Il est alors fondamental de résister à la tentation d’apporter des réponses simples à des problèmes complexes, d’envisager un repli sécuritaire généralisé et d’interpréter les prétendues « demandes de l’opinion publique » comme un simple désir de répression accrue. À cet égard, les autorités communales, pouvoirs proches des citoyens, se doivent d’agir avec une très grande prudence en matière de sécurité.
Nous attendons par ailleurs du pouvoir communal qu’il soutienne les initiatives citoyennes et associatives qui favorisent le lien social et développent le vivre ensemble, bref qui conduisent à diminuer le sentiment d’insécurité et qui jouent un rôle préventif en ce domaine. Si les récents événements dans les cités françaises ne nous distraient pas de la thématique de la violence, ils nous démontrent cependant de manière éclatante combien les violences symboliques subies au quotidien par ceux qui font sans cesse l’objet de discrimination et d’exclusion sociale finissent un jour par se retourner contre la société tout entière en la marquant de manière douloureuse. Car le terrain politique et social qui accueille aujourd’hui ces événements, loin d’être caractérisé par un manque de ressources répressives ou un laxisme généralisé comme on l’entend parfois, apparaît au contraire extrêmement bien averti, outillé et armé contre les problèmes de délinquance, juridiquement et institutionnellement. Il semble donc que cette organisation sécuritaire soit vaine si elle est mobilisée isolément, tant s’imposent les effets problématiques d’une situation économique et sociale qui conduit à la création de filières d’exclusion, qui n’est plus à même d’assurer l’égalité des citoyens et qui semble avoir renoncé à la distribution égalitaire des ressources.
Substituer un État sécuritaire à un État social ne représente donc pas une solution. Seule la progression des droits humains, des droits économiques et sociaux et la reconnaissance de la dignité de tous sont à même d’apporter une solution aux divers problèmes d’insécurité dont la violence n’est que l’indicateur ou la cause la plus manifeste.

Le Gavroche

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