L’actualité récente des banlieues françaises en feu et, plus proches de chez nous, les péripéties peu reluisantes de la vie politique wallonne (Carolorégienne, Francorchamps…) à moins d’un an des élections communales, peuvent laisser craindre le pire quant au vote en faveur des partis d’extrême droite. Face à cette progression constante depuis quelques années, la gauche a du mal à convaincre et à se départir de certains tabous. Analyse.


Charles Pasqua, ex-ministre français de l’Intérieur, à qui un jour le directeur du Nouvel Observateur demandait quelles étaient les grandes différences entre la gauche et la droite, répondit : « il y en a au moins une : nous, à droite, quand on attrape un délinquant, on est content. Alors que vous, à gauche, vous êtes malheureux. » Formule caricaturale et volontairement provocatrice, mais qui touche la gauche sur un point sensible : son malaise face aux questions de sécurité, au sens large. La gauche a ainsi toujours privilégié l’approche sociologique et la prévention, sachant que la plupart des délinquants sont issus de milieux défavorisés. Durant les dernières décennies, il était, par exemple, incorrect d’y évoquer l’insécurité urbaine, car c’était « faire le jeu de la droite » que d’agiter les « fantasmes sécuritaires ». Ces fantômes se portent hélas de mieux en mieux. Quand la réalité sociale est politiquement incorrecte, faut-il la taire ? La question mérite d’être posée mais on se déplace alors en terrain miné : depuis quelques années, quiconque avance que le vote d’extrême droite dans les quartiers populaires est le signe de l’inadaptation de l’offre politique de la gauche risque aussitôt d’être suspecté de dérive fascisante.

Tabous
Un dessin de Plantu illustre à merveille la difficulté qu’a la gauche à parler des problèmes d’insécurité. On y voit, dans la rue, deux jeunes sur une mobylette voler à l’arraché le sac à main d’une mère de famille qui crie au secours, se faisant immédiatement tancer par son mari : « Tais-toi ! Tu fais le jeu de la droite ! ». On retrouve également l’expression de ce malaise dans l’émergence d’une novlangue euphémisée sur tous les problèmes qui accablent les milieux populaires : les voyous deviennent « les jeunes », les cités sinistrées, « les quartiers », le tout enrobé dans un discours perpétuellement optimiste bien que contradictoire, encensant simultanément les « différences » et le « métissage ». Depuis vingt ans, les médias, essentiellement de gauche, hésitent par exemple à se confronter à la réalité vécue des transformations complexes, tant positives que négatives, que l’immigration a entraînées. Comme si on ne pouvait opposer au « mauvais » discours du Vlaams Belang ou du Front national qu’un « bon » discours symétrique, mais dans certains cas tout aussi simpliste : l’immigration est-elle la cause de tous nos maux ? Mais non, elle n’est qu’exclusivement bénéfique !
En France, pourtant, la gauche s’est risquée, lors des dernières présidentielles, sur le thème de l’insécurité et… elle s’est prise les pieds dans le tapis. Selon certains observateurs, l’erreur politique de l’ancien premier ministre socialiste, Lionel Jospin, aura été de croire qu’il pouvait trouver un bénéfice électoral en faisant l’impasse sur la question sociale pour s’occuper de la question criminelle. Pire : de manipuler la thématique de la délinquance pour faire écran à la montée de la précarité et de la misère sous un gouvernement de gauche. N’est-ce pas précisément cette incapacité de la gauche à reconnaître ses échecs (dont elle n’a certes pas le monopole !), et un certain angélisme par rapport à des questions « sensibles », qui ont offert à l’extrême droite un boulevard pour un électorat déboussolé ?
Car le tabou du vote d’extrême droite, s’il est encore présent dans certaines régions, tend à disparaître dans d’autres, en Flandre par exemple. Le vote d’extrême droite finit par apparaître à certains comme la seule façon d’atteindre des élites perçues comme sourdes aux réalités des quartiers « difficiles ». Ce qui reste à ces électeurs : un bras d’honneur à faire aux gens corrects, le vote pour un Le Pen ou un De Winter est leur cocktail Molotov.
Les sondages de sortie des urnes en France lors des dernières présidentielles ont montré que la majorité des électeurs lepénistes ouvriers et chômeurs ont moins voulu voter pour le programme du Front national qu’émettre une protestation. Analysant la dimension européenne du phénomène dans un ouvrage intitulé L’Illusion populiste (1), Pierre-André Taguieff estime qu’« on peut voir dans ces mouvements l’émergence d’une extrême droite modernisée, littéralement postfasciste et non plus néofasciste. Les votes en faveur de ces partis hautement personnalisés sont des votes de rejet et de rupture, des votes antisystème, des votes de protestation sans espoir, plutôt que des votes d’adhésion ». En tardant à prendre la mesure des souffrances engendrées, surtout dans les quartiers défavorisés, par la montée de l’insécurité et de la précarité, la gauche a trahi ces électeurs traditionnels.
Il faut sans doute aussi faire le constat d’une certaine perte d’idéologie qui conduit à une désaffiliation des électeurs. Il y a une évolution anthropologique de l’électorat qui fait que la conviction qui pousse au vote est extrêmement fragile et momentanée. Le fait divers de la veille peut ainsi influencer le vote dans l’isoloir le lendemain. On vote comme on zappe, chacun faisant son shopping politique et les partis offrant au détail sur fond de slogans chocs. La culture capitaliste ambiante encourage également à un individualisme exacerbé, un chacun-pour-soi radical qui tend à voir l’autre, l’étranger, comme un ravisseur potentiel de la part d’un gâteau que la gauche n’arrive plus à redistribuer équitablement.

Clivage
Il n’est certes pas facile de combattre l’extrême droite, elle a montré sa capacité à conquérir un espace politique et à investir une base sociale qui appartenait jusqu’à présent à la gauche traditionnelle, c’est-à-dire à la sociale-démocratie. Elle a su aborder ce faisant les peurs et les inquiétudes des gens. Bien qu’embarrassant à la fois la droite et la gauche, cette montée d’un populisme xénophobe lance un défi particulier à cette dernière qui n’a pas su offrir une alternative crédible aux électeurs qui l’ont abandonnée. Tels des ruisseaux, ils ont alimenté le réservoir électoral de l’extrême droite qui prétend les accueillir et porter leur dépit et leur colère dans l’arène politique. Regagner ces voix, voire arrêter l’hémorragie, n’est donc pas une tâche facile. Redonner sens au clivage gauche/droite et être plus clair sur les couches sociales dont on défend les intérêts deviendront très vite des questions essentielles pour les forces politiques se réclamant de la transformation sociale et d’une volonté de faire barrage au populisme. Mais ce n’est pas en criant systématiquement au loup nazi que l’on combattra l’avancée des idées et des pratiques de l’extrême-droite. C’est dans les luttes dans nos quartiers, sur nos lieux de travail, dans la rue que nous devons combattre la réaction, d’où qu’elle vienne ! Pour lutter contre l’extrême droite, il ne faut pas un discours, souvent hypocrite d’ailleurs, ni une négation constante, il faut une gauche déterminée et stratégique.

Mai 68, à l’origine du fossé ?

Dans le débat sur la lutte contre l’extrême droite, au sein même de la gauche, des voix discordantes, telle celle d’Hervé Algalarrondo, rédacteur en chef adjoint du Nouvel Observateur, se font entendre fustigeant une certaine intelligentsia aveugle aux souffrances du « peuple » et se drapant dans des discours « droits-de-l’hommiste ». Une analyse aussitôt contestée par les tenants d’une politique moins répressive et moins réactionnaire. Deux points de vue qui se sont confrontés lors d’un débat organisé par la Cité de l’Enfance sur le thème « Comment dépasser l’approche sécuritaire pour lutter contre l’insécurité ? »
Selon Hervé Algalarrondo (1), auteur d’un essai très polémique (« La sécurité : la gauche contre le peuple »), si les « progressistes » doivent se saisir des problèmes d’insécurité, c’est parce qu’ils « touchent en priorité les quartiers où habitent les plus défavorisés ». « Or, en France, la gauche a longtemps nié la montée de l’insécurité ». Et ce, de diverses manières : elle a avancé que ce sont les politiciens de droite qui surfent sur la peur qu’ils suscitent et qu’il faut à tout prix éviter de « faire leur jeu » ; elle a aussi parlé de « sentiment » d’insécurité, signifiant ainsi que le problème relèverait plutôt de la « fragilité d’esprits poujadistes ». Mais « à partir du moment où la population exprime quelque chose, les politiques doivent s’en saisir et non pas le nier, particulièrement à gauche », s’insurge-t-il. « Comme on le fait pour le chômage ». Mais, avec la sécurité, « la gauche a un problème... : depuis toujours, elle préfère un désordre à une injustice ». Pourquoi ? À cause de la prise en compte d’une des dimensions sociologiques du problème, estime Hervé Algalarrondo : ce sont des catégories sociales défavorisées qui se retrouvent en prison. Mais souligne-t-il : « privilégier, dans l’explication de la délinquance, les causes sociales, est une chose. Négliger de la combattre en est une autre ».
Cette négligence, le journaliste français la fait remonter à Mai 68. Ce serait à ce moment qu’apparaît « une nouvelle culture » portée par « le parti ‘informel’ des droits de l’homme » : « l’angélisme qui fait du délinquant la première victime de la société, délégitimant l’idée même de répression ». Dans l’intelligentsia française de gauche en particulier, les idées de Mai auraient façonné un « politiquement correct » auquel chacun a dû se soumettre. « Car quiconque s’y oppose est aussitôt dénoncé comme lepéniste ». Cette nouvelle culture s’est accompagnée, selon Hervé Algalarrondo, d’un changement de regard sur le « prolétaire » : il est devenu le « beauf » qui n’a pas accompagné la révolte étudiante de Mai et qui fait du FN le premier parti ouvrier en France. Pour incarner la figure du prolo dans l’imaginaire de gauche, ce beauf a été remplacé par l’étranger. Un remplacement facilité par une culpabilité française face à Vichy et à la colonisation, notamment celle de l’Algérie. Algalarrondo conseille donc à la gauche de rejeter le « sécuritairement correct », le « fantasme liberticide », qui affirme que combattre la délinquance serait de droite.

Contre-propos
Des propos qui font bondir Philippe Mary (2), professeur de criminologie à l’ULB : « Depuis 20 ans, on tente de mener en France et en Belgique, particulièrement, des politiques globales et intégrées. Puisqu’on s’était déjà aperçu que ni le tout à la répression, ni le tout à la prévention ne fonctionnaient, on s’était attelé dès le début des années ‘80 à un travail d’ensemble », explique le criminologue. Il rappelle à ce propos que ce sont les idées amenées dans des instances internationales par des socialistes français, dont Bonnemaison, qui ont permis d’amorcer cette évolution il y a vingt ans. « Le PS français était à la pointe de la mise à l’agenda du problème de l’insécurité ; il est faux de dire qu’elle ne s’en est jamais préoccupée », note Philippe Mary. L’universitaire belge s’est d’ailleurs dit frappé par l’amnésie de Lionel Jospin lorsque, au cours des débats qui ont précédé la présidentielle française, il a déclaré avoir fait preuve de « naïveté » en matière de sécurité.
Le candidat du PS avait en effet dit avoir pensé à tort que la baisse du chômage permettrait automatiquement de faire baisser la criminalité, ce qui se serait avéré inexact. Un manque de mémoire qui « sidère » d’autant plus le criminologue que l’influence mutuelle entre les partis socialistes belges (francophone et flamand) et français a entraîné le fait que dans notre pays ce sont aussi des élus socialistes, municipalistes qui ont été à la pointe de la défense et de la mise en œuvre de politiques relatives à la sécurité. À travers ces politiques globales et intégrées, dont le contrat de sécurité symbolise bien la philosophie, Philippe Mary ne voit dès lors pas de « frilosité » dans l’approche socialiste : « elle a par contre empêché des politiques beaucoup plus sécuritaires », estime-t-il au regard de la politique de l’actuelle majorité française. Philippe Mary estime ensuite que « la critique des intellectuels français masque un oubli des sociologues français qui ont depuis longtemps analysé en profondeur le phénomène de l’insécurité ». Les intellectuels médiatiques font de l’ombre aux travaux universitaires. Et de souligner, au passage, qu’en Belgique, ce sont plutôt les universitaires qui seraient taxés d’« angélisme ». « Mais je n’ai pourtant jamais lu nulle part que le sentiment d’insécurité était le fruit d’une berlue », soutient-il. « Par contre, c’est sur la définition du lien entre ce sentiment et la délinquance qu’il y a débat ». « [En Belgique] le sentiment d’insécurité dépasse de loin la question de la délinquance : ce n’est pas le premier problème évoqué », souligne le criminologue. « Même si la préoccupation envers la délinquance, et plus précisément la petite délinquance urbaine, existe bel et bien, surtout chez les femmes ».
Revenant sur la question de la « montée d’une délinquance non traitée » soulignée par Hervé Algalarrondo, Philippe Mary a quant à lui voulu démontrer que les chiffres disponibles étaient fortement dépendants de la visibilité du type de délinquance. Or, « les jeunes, les drogués, les immigrés et à partir de 1996, les délinquants sexuels présenteraient une délinquance plus visible que celle en col blanc, par exemple. De plus, les catégories sociales défavorisées sont aussi celles qui sont le plus facilement exposées aux actions d’une police, à laquelle on demande par ailleurs de rendre des comptes et de produire des résultats ». Ces résultats chiffrés reflèteraient donc l’action de la police sur des groupes cibles plus sévèrement contrôlés et non pas « la » délinquance en général.
Deux analyses de gauche mais très différentes de la question de l’insécurité, qui reflètent bien son malaise.

(1) Hervé Algalarrondo, Insécurité : la gauche contre le peuple, Éd. Robert Laffont, 2002.
(2) Philippe Mary, Insécurité et pénalisation du social, Éd. Labor, 2003. Voir aussi : Philippe Mary, Dix ans de contrats de sécurité. Évaluation et actualité, Éd. Bruylant, Bruxelles, 2003, 368 p.,

(1) Pierre-André Taguieff, L’Illusion populiste, Éd. Berg International, Paris, 2002, 182 p.