Depuis la fin des années 1990, les succès électoraux de plusieurs partis d’extrême droite européens n’ont cessé de retenir l’attention : 15,8 % des voix flamandes et 9,9 % des voix belges pour le Vlaams Blok lors des différents scrutins de juin 1999, 26,9 % du FPÖ de l’Autrichien J. Haider en octobre de la même année, 12 % du Dansk Folkeparti danois et 14,6 % du Parti du Progrès norvégien en 2001, ou, plus récemment, présence de J.-M. Le Pen au second tour de l’élection présidentielle française de 2002 et succès aussi inattendu qu’éphémère de la Liste Pim Fortuyn (LPF) au scrutin législatif néerlandais de mai 2002 (17 %).


En outre, des partis tels que le FPÖ, la LPF ou Alleanza nazionale et la Ligue du Nord italiennes ont intégré la coalition gouvernementale de leur pays respectif, soulevant certaines protestations au niveau européen. Cependant, les formations de cette famille politique ont également connu certains revers : le Front national belge a perdu un tiers de ses voix en 1999 par rapport aux élections de 1995, le FPÖ a payé le prix de ses tensions internes et de sa participation au pouvoir en retombant à 10,1 % en novembre 2002 (1), la LPF a connu un très net recul en janvier 2003 (arrivant à 5,7 %). À la veille du scrutin législatif du 18 mai 2003, il semble donc intéressant de se demander si les partis d’extrême droite belges vont alimenter la liste des succès de leurs homologues des pays voisins ou au contraire approfondir le recul entamé par certaines de ces formations. C’est pourquoi cet article se propose de présenter l’évolution récente des partis d’extrême droite en Belgique, d’examiner les facteurs explicatifs de leur succès ou de leur échec et de voir enfin ce que le contexte actuel pourrait (r)apporter à ceux-ci au soir du 18 mai.

État des lieux
Depuis le premier « dimanche noir » de 1991, chaque élection suscite questions et inquiétudes des partis politiques et des démocrates : quel score les partis d’extrême droite vont-ils réaliser ? Dès le milieu des années 1980, de telles formations se sont peu à peu implantées dans le paysage politique belge, dont elles font aujourd’hui partie intégrante. Les partis d’extrême droite ont néanmoins connu des fortunes diverses selon les régions du pays.
La progression du Vlaams Blok a été constante depuis 1981, et les succès importants enregistrés depuis 1991 lui ont permis de dépasser son berceau anversois, devenant en 1999 la troisième formation politique flamande (2). À ce jour, un député sur dix siégeant à la Chambre des représentants appartient à ce parti (3). L’extrême droite francophone, nettement plus divisée, a en revanche connu une phase de reflux certaine en 1999-2000 après les sommets atteints en 1994 et 1995 (218.649 voix aux élections européennes de 1994, 14,4 % à La Louvière, 14,3 % à Dison et 16,6 % à Molenbeek aux communales de la même année, deux sièges de député fédéral et 8 conseillers régionaux en 1995). En 1999, le président du Front national a perdu son siège de député européen et son parti n’a pu conserver qu’un seul des deux mandats de députés acquis en 1995 à la Chambre.
Cette différence entre extrême droite flamande (Vlaams Blok) et francophone (Front national, FNB, Bloc wallon, AGIR, Ref, etc. – dont la seule liste montre toute la fragmentation) s’illustre particulièrement à Bruxelles. Le Vlaams Blok y a en effet conforté son implantation en 1999 et 2000, tandis que l’extrême droite francophone y a subi à cette même occasion de sérieuses pertes (4).

Raisons d’un enracinement
L’essor des partis d’extrême droite en Belgique s’explique par un certain nombre de raisons. Celles-ci permettent également de mieux comprendre la disparité entre les résultats du Vlaams Blok et ceux de l’extrême droite francophone. Certains facteurs sont liés à ces partis eux-mêmes, d’autres relèvent davantage du contexte dans lequel ils évoluent. Les caractéristiques propres des formations belges d’extrême droite contribuent en partie au succès – ou à l’échec – de celles-ci. Au fil du temps, le Vlaams Blok est en effet devenu une organisation forte de 18.000 membres, très structurée, avec des moyens financiers importants (5) et une présence certaine sur le terrain par le biais de tracts, affiches et travail de porte-à-porte. Ses parlementaires et ses leaders ont acquis une visibilité indéniable et sont régulièrement sollicités par les médias flamands, au même titre que ceux des partis dits « démocratiques ». En revanche, les militants francophones d’extrême droite sont sans cesse divisés en plusieurs partis s’opposant et se rapprochant au gré des dissensions internes et conflits de personnes. Le travail de leurs élus dans les assemblées semble mince, est fort peu médiatisé, et plusieurs de leurs dirigeants ont connu par le passé des démêlés avec la justice. Cette tendance, déjà présente lors des précédents scrutins, n’a fait que se renforcer sous la dernière législature.
L’environnement dans lequel évoluent les partis d’extrême droite est bien entendu, lui aussi, à prendre en compte. Assurément, les conditions d’existence des électeurs et leur confiance dans l’avenir, d’un point de vue socio-économique, influencent leur vision du monde et contribuent à leur choix électoral (6). Il serait cependant faux de croire que seules les personnes venant des couches défavorisées de la population choisissent de voter pour des partis d’extrême droite. La plupart des études au niveau européen montrent que, à côté d’un électorat populaire (ouvriers, chômeurs…), des partis comme le Front national français, le FPÖ ou le Vlaams Blok attirent également bon nombre de commerçants, d’indépendants, voire de personnes issues de milieux aisés (7). Un faible pouvoir d’achat, l’absence d’emploi ou sa précarité frappent les premiers, tandis qu’un certain repli sur soi, voire une forme d’« égoïsme des nantis » caractériserait les seconds.
Sur le plan politique, on note que les électeurs des partis d’extrême droite se disent souvent déçus par les partis « traditionnels », les estimant inefficaces, trop semblables les uns aux autres et/ou corrompus. Ne voyant plus à quelle formation démocratique faire confiance, ils décident d’opter pour « autre chose ». Le comportement des partis démocratiques joue aussi un autre rôle : en Flandre, la plupart des politiciens acceptent de discuter et de débattre avec des représentants du Vlaams Blok. S’ils refusent toujours, à l’heure actuelle, de rompre le « cordon sanitaire » et de gouverner avec ce parti, leur attitude tend cependant à banaliser l’existence du Blok, à en faire un parti comme un autre, dont la présence, et plus encore les idées, semblent légitimes. En revanche, les dirigeants politiques francophones ont depuis quelques années décidé de refuser tout contact avec des militants et des élus d’extrême droite. Ce comportement contribue sans doute à maintenir une certaine forme de tabou dans l’opinion publique à propos de cette famille politique.
La reprise – même de manière atténuée – par les partis classiques de certains éléments des programmes des partis d’extrême droite facilite également la légitimation de ces idées dans le débat politique général et dans l’esprit des gens, renforçant par là même l’attrait de ces formations aux yeux de certains électeurs. L’impression que donnent certains politiciens flamands de vouloir « courir après le Vlaams Blok » profite sans doute à celui-ci. À nouveau, cette tendance est plus limitée du côté francophone. Les choses pourraient toutefois changer sur ce point, comme on le verra plus loin. L’attitude des médias à l’égard des partis d’extrême droite doit, elle aussi, être prise en compte pour bien comprendre l’évolution de ceux-ci. Comme indiqué plus haut, il n’est pas rare de voir des élus du Vlaams Blok interviewés par des chaînes de radio et de télévision ou par des journaux (8). Tel n’est pas le cas du côté francophone où les grands médias refusent de tendre leurs micros aux militants d’extrême droite et choisissent au contraire régulièrement de les critiquer.
Enfin, le développement du racisme et du sentiment anti-immigré dans la population rend plus facile l’implantation de l’idéologie d’extrême droite et, dans le même temps, l’implantation de ces partis leur permet de développer et propager leurs idées. Là encore, cette tendance semble toucher la Flandre dans une plus forte mesure que la partie francophone du pays, où les partis démocratiques ont cessé depuis quelques années de faire de la question de l’immigration un thème de campagne électorale. Ici aussi toutefois, la situation est peut-être en train de se modifier.

Perspectives électorales
Fort de ces éléments d’analyse, comment peut-on envisager l’évolution des partis d’extrême droite à quelques semaines des élections législatives du 18 mai 2003 ? Si l’on reprend les facteurs avancés jusqu’ici, il est important de s’intéresser d’abord à la force des partis d’extrême droite eux-mêmes. S’il est clair que le Vlaams Blok sera en mesure de présenter des candidats partout, en Flandre et à Bruxelles, à la Chambre comme au Sénat, cela est moins évident pour les formations francophones d’extrême droite. Assez discrètes ces derniers temps, celles-ci pourraient rencontrer des difficultés à recueillir le nombre de signatures nécessaires au dépôt de listes. Cette procédure requiert en effet une énergie certaine, parfois difficile à mobiliser pour les « petites » formations. En outre, des recours en justice sont toujours possibles pour contester la validité des signatures recueillies. En 1995, le Front national n’a pas pu déposer de liste pour le Sénat, l’action intentée par une autre formation d’extrême droite ayant mis au jour des pratiques irrégulières de collecte des signatures. L’effet du seuil récemment introduit de 5 % des voix à recueillir dans une circonscription pour obtenir un député sera lui aussi à observer. Il pourrait peser sur les partis francophones d’extrême droite, mais il n’affectera par contre probablement pas la représentation parlementaire du Vlaams Blok.
On peut également se demander quel impact aura sur le Vlaams Blok le procès qui lui a été intenté par le Centre pour l’Égalité des Chances et la Lutte contre le Racisme ainsi que la Ligue – néerlandophone – des droits de l’Homme. À quelques semaines à peine du scrutin de mai 2003, la Cour d’Appel de Bruxelles s’est déclarée incompétente pour juger des accusations de racisme lancées à l’encontre des trois principales asbl soutenant le Blok (9). Ne condamnant ni n’acquittant ces trois organisations, ce verdict laisse la porte ouverte à toutes les hypothèses : les électeurs en concluront-ils que le Vlaams Blok est blanchi ou qu’au contraire ses idées sont dangereuses ?
En ce qui concerne les éléments « extérieurs » aux partis d’extrême droite, quelle est la situation actuelle ? Même si la Flandre ne cesse de se présenter comme une région prospère, dynamique et que le gouvernement wallon clame que sa région se redresse, le climat économique apparaît morose : fermetures d’entreprises et licenciements ont augmenté ces derniers mois en Flandre et se poursuivent en Wallonie. En outre, la question irakienne, d’une part, et les récentes annonces concernant la sidérurgie liégeoise, d’autre part, contribuent à faire planer les incertitudes. Si l’encadrement syndical des travailleurs de Cockerill peut sans doute empêcher un trop grand nombre de ceux-ci de transformer leur sentiment d’abandon en vote pour un parti d’extrême droite, en ira-t-il de même à l’égard d’autres parties de la population ? Par ailleurs, l’augmentation du chômage en Flandre, en décalage avec le discours ambiant de réussite, risque de convaincre encore plus certains chômeurs qu’ils sont abandonnés à eux-mêmes… et d’autres personnes au contraire, sans difficultés apparentes, qu’il faut préserver sa richesse, pour ses concitoyens (10).
Sur le plan politique, nous avons montré plus haut que le vote en faveur de partis d’extrême droite est notamment alimenté par le sentiment de confusion à l’égard des partis politiques traditionnels, de manque d’alternative et l’impression que « tous se ressemblent ». De ce point de vue, l’alliance entre PS et Écolo au sein des « convergences de gauche » face à un pôle de centre-droit incarné par le MR pourrait clarifier les positions de chacun. Mais la volonté affichée par les partis de la majorité sortante de reconduire l’arc-en-ciel pourrait au contraire donner aux électeurs l’impression que leur voix ne compte pas et que les jeux sont faits d’avance.
La manière dont la société et les autorités politiques traitent le rapport aux étrangers est également au cœur de l’attrait que peuvent susciter les partis d’extrême droite. Le renforcement constant de la législation en matière d’asile et les formes concrètes que celle-ci prend (expulsions forcées, centres fermés, prise d’empreintes digitales des demandeurs d’asile) confortent manifestement une partie de la population dans le sentiment que l’Europe est envahie par une masse d’étrangers, aux allures de criminels de surcroît. Les déclarations de Daniel Ducarme sur l’échec de l’intégration (11) et les débats autour de l’action de la Ligue arabe européenne pourraient conduire au même type de raisonnement. Elles pourraient en outre constituer une modification, comme cela a été indiqué plus haut, dans l’attitude adoptée depuis quelques années par les partis démocratiques francophones qui évitaient de faire de la question de l’immigration un enjeu électoral. Enfin, rejoignant les dimensions précitées, les thématiques qui seront au cœur de la campagne électorale et la façon dont les médias les traiteront joueront bien évidemment un rôle majeur sur les électeurs, en particulier les indécis (12). On se souvient qu’en avril 2002, la campagne électorale française axée sur la question de l’insécurité s’est avérée profitable au candidat Le Pen. Notre pays n’est pas nécessairement à l’abri d’un phénomène semblable.
Le score des partis d’extrême droite retiendra donc à nouveau toute l’attention au soir du scrutin législatif du 18 mai 2003. Et ce d’autant plus que, dès 1999, Guy Verhofstadt avait affirmé que l’on jugerait l’action de son gouvernement au recul des partis d’extrême droite (13). Il sera donc intéressant de voir comment les différents facteurs évoqués ci-dessus influenceront l’électorat, dans les trois régions du pays, et quel sera leur impact sur les scores des partis d’extrême droite. La Belgique viendra-t-elle gonfler à nouveau la liste des succès électoraux des formations d’extrême droite en Europe ou au contraire accentuera-t-elle le déclin entamé par la défaite du FPÖ et de la LPF ? Jean Faniel
Assistant en Science politique à l’ULB
(le 15 mars 2003)


1 Ce qui ne l’a pas empêché de participer à nouveau au gouvernement autrichien avec les conservateurs de l’ÖVP. Le Soir, 15-16/03/2003.
2 Et la cinquième au niveau national, derrière les libéraux flamands du VLD, les sociaux chrétiens du CVP (rebaptisé CD&V), le Parti socialiste et la Fédération PRL-FDF-MCC (devenue MR).
3 Francophones et Flamands confondus, soit 15 députés sur 150.
4 Pour une analyse plus développée, voir Jean Faniel, « L’extrême droite après les scrutins de 1999 et 2000. Représentation électorale et implantation », Courrier hebdomadaire du CRISP, Bruxelles, n°1709-1710, 2001.
5 Étant représenté à la Chambre et au Sénat, le Vlaams Blok perçoit chaque année une dotation publique, en rapport avec le nombre de voix obtenues. En 2000, celle-ci s’élevait à quelque 65,5 millions de francs belges. À cette époque, on estimait à 200 millions de francs le niveau des réserves financières de ce parti. De Financieel Economische Tijd, 28/12/2000.
6 Voir Jean Faniel, Le vote d’extrême droite en Belgique francophone. Enquête à Seraing, Bruxelles, MRAX, 2000.
7 Voir Nonna Mayer, Ces Français qui votent FN, Paris, Flammarion, 1999.
8 Tous les médias flamands ne suivent cependant pas la même ligne de conduite. De Morgen refuse par exemple de donner la parole aux blokkers. En revanche, un ancien rédacteur en chef de la Gazet van Antwerpen est devenu député du Vlaams Blok en 1999.
9 Le Soir, 27/02/2003.
10 Le principal slogan du Vlaams Blok est « Eigen volk eerst », « Notre peuple d’abord ».
11 Le Soir, 15/10/2002.
12 À la fin du mois de janvier 2003, Le Soir dénombrait environ 40% d’électeurs sondés ne sachant pas encore pour quel parti voter le 18 mai 2003. Voir Le Soir, 27/01/2003.
13 Le Matin, 28/07/1999.