La sécurité est une question politique qui se pose depuis l’aube de l’humanité et dont on pourrait dire, pour simplifier, qu’elle se déplace sur un axe allant de la survie à l’abondance. Dans nos sociétés, elle serait à l’origine de la constitution des États modernes avec le mythe du Contrat social par lequel les hommes auraient abdiqué d’une parcelle de leur liberté en échange de la garantie de protection de la liberté et de la propriété que leur offrirait l’État.


Elle serait ensuite à l’origine de l’État social avec ce que l’on a appelé le Contrat de solidarité par lequel le coût de risques sociaux (accident, maladie, chômage, …) est réparti sur l’ensemble de la société et la sécurité devient sociale. De ce point de vue, la sécurité est étroitement liée à la reconnaissance politique et à l’effectivité des droits de l’homme : droits civils et politiques dans un premier temps, conquête libérale institutionnalisée dans l’État de droit; droits économiques et sociaux dans un deuxième temps, conquête social-démocrate institutionnalisée dans l’État social. Bref, l’acception de la sécurité se serait ainsi élargie au fil du temps de manière à recouvrir de plus en plus d’aspects du bien-être des citoyens (avec pour corollaire, il faut le préciser, une extension du champ d’intervention étatique et, partant, du contrôle social).

Depuis près de vingt ans, on assiste cependant à une réduction progressive du contenu de la sécurité. Poussés par le néolibéralisme qu’ils ont institutionnalisé dans de nombreuses instances internationales, les États se retirent de plus en plus de la sphère socioéconomique et ont tendance à se replier sur leurs fonctions régaliennes et, en particulier, sur celles d’autorité. On en reviendrait ainsi à une conception originelle de la sécurité, limitée à la protection de la liberté et de la propriété, c’est-à-dire, pour l’essentiel, à une question de justice pénale. Individualisme aidant, la solidarité serait dès lors peu à peu vidée de tout sens. Mais, dans le même temps, cette conception originelle de la sécurité se trouve elle aussi réduite car les atteintes à la liberté et à la propriété qui figurent aujourd’hui au centre des préoccupations politiques et de l’activité de la justice pénale, sont de plus en plus limitées à ce contentieux communément qualifié de "petite délinquance" ou de "délinquance urbaine".

Le social contaminé
En Belgique, cette évolution est patente depuis le début des années 90. De la "solidarité responsable" à l’"État social actif" en passant par les privatisations, la philosophie de l’État social est de plus en plus mâtinée de forts accents néolibéraux, brouillant sérieusement les clivages (repères?) traditionnels gauche-droite, généralement au profit de cette dernière. Certes, l’État social reste une composante forte de la structure étatique, mais la crise économique en a sérieusement lézardé l’édifice. Si des mécanismes importants de redistribution subsistent (résistent…), les inégalités ne font que croître et, pour l’heure, peu de politiques, spécialement en matière d’emploi, semblent de nature à inverser le processus. Par ailleurs, signe d’un repli sur des fonctions régaliennes, mais aussi réaction à la montée de l’extrême droite, les ministères d’autorité (Intérieur et Justice) occupent une place de plus en plus importante dans les politiques menées par les gouvernements successifs et ce, d’une manière qui n’est pas seulement symbolique. Depuis dix ans, on les voit ainsi investir de nombreux secteurs traditionnellement pris en charge par les départements "sociaux" de l’État, tels que la jeunesse, l’école, le travail ou les loisirs, y injectant une logique sécuritaire sous l’égide de politiques dites "globales et intégrées". Le brouillage idéologique est ici pleinement assumé au motif qu’en matière de délinquance, l’échec des politiques de droite (davantage répressives) comme de gauche (davantage préventives) appelle l’intégration des deux approches afin d’assurer une approche globale du problème. Ces politiques ne visent cependant pas "la" délinquance. Qu’il s’agisse des contrats de sécurité du ministère de l’Intérieur ou de la procédure accélérée, de la médiation pénale et du travail d’intérêt général du ministère de la Justice, les dispositifs mis en place ciblent clairement (et touchent plus ou moins efficacement) la petite délinquance commise par ces "nouvelles figures de la dangerosité" que sont les jeunes, les étrangers et les usagers de drogue. Faut-il ajouter que l’" affaire D. " vint sensiblement renforcer à la fois la place de ces ministères d’autorité et l’orientation sécuritaire de leurs politiques?

Des options néolibérales et sécuritaires
Pour prendre brièvement un exemple récent, les projets du ministre de la Justice sont tout à fait emblématiques de la réduction du sens donné à la sécurité et de la place centrale dévolue aux départements d’autorité. Tout d’abord, une note de novembre 1999 souligne que toutes les priorités du gouvernement (société sûre, justice rapide et humaine, société ouverte, villes viables, État social actif, développement durable, mobilité,…) sont fondamentalement liées à la notion de "gestion intégrée de la sécurité". Si une telle déclaration peut laisser penser que le nouveau gouvernement veut donner à la sécurité une acception la plus large possible, un autre passage de la même note relativise bien vite le propos : "Le plan de sécurité (…), dans la perspective la plus large, concerne l'ensemble du Gouvernement ainsi que les Communautés et les Régions. À cet égard, la "mise en scène" a été confiée au Ministre de la Justice parce qu'il est le détenteur du remède ultime, la peine privative de liberté, mais également parce qu'il peut par excellence suivre de très près les problèmes sociaux en évolution." Considérer le ministre de la Justice comme le plus à même de suivre les problèmes sociaux (c’est-à-dire mieux placé, par exemple, qu’un ministre de l’Emploi, des Affaires sociales ou de la Santé) et le placer comme axe des priorités gouvernementales est un choix politique qui peut être qualifié de sécuritaire au sens restreint du terme. Cette réduction sera ensuite confortée dans le "Plan fédéral de sécurité". Tout en reconnaissant qu’"une politique de sécurité ne peut se limiter à la seule lutte contre la criminalité", c’est pourtant à cette seule dimension que l’ensemble du plan sera réduit, au point de ne traiter que de la justice pénale et de faire l’impasse sur toute autre forme de contentieux (civil, travail,…). Enfin, la réduction sera en quelque sorte "achevée" par la discrimination instituée entre types de délinquance et la focalisation sur la petite délinquance. D’un côté, une répression accrue de celle-ci, en particulier par la comparution immédiate permettant l’emprisonnement ou par plusieurs projets en matière de délinquance juvénile (traitement accéléré, enfermement,…), surtout lorsqu’il s’agit de jeunes d’origine étrangère ("Projet 72 : reconnaissance sans parti pris du constat de délinquance juvénile chez les jeunes allogènes"…). De l’autre côté, par contre, une réaction pénale faible, voire supprimée : pour la délinquance en col blanc, le ministre veut "dégraisser le droit pénal" grâce à des procédures "disciplinaires" et aux "mécanismes autorégulateurs" de l’économie de marché. Une étude sera faite, non pas ici pour traiter de la relation entre origine ethnique et délinquance, mais bien de la relation entre crime en col blanc et "intensité de la pression fiscale". Autrement dit, les causes de la délinquance urbaine sont à rechercher dans les individus, tandis que celles du crime en col blanc le sont dans les politiques (sous-entendu : excessives) de redistribution des biens… Outre l’injustice qu’il illustre, cet exemple permet de montrer la double orientation politique qui sous-tend le plan de sécurité. D’abord, une option néolibérale qui prône la diminution drastique des interventions de l’État dans l’économie, et se reflète aussi dans les projets de privatisation ou d’installation de dispositifs qui procureront de juteux bénéfices au marché privé de la sécurité (surveillance électronique, caméras de surveillance,…). Ensuite, une option sécuritaire pour aborder les problèmes sociaux, dont ceux générés par cette économie de marché débridée, option également choisie pour les projets d’"adoption" d’écoles par la police et les juges, alors que c’est d’enseignants et d’éducateurs dont elles ont le plus besoin.

Dès lors, comment tenter de répondre à la question qui nous a été posée ("Y a-t-il / peut-il y avoir une politique de gauche en matière de sécurité?")? Au vu de la politique menée par l’actuel gouvernement, la réponse ne peut qu’être négative. Les éléments progressistes du gouvernement se sont en effet englués dans un rapport de force qui leur est largement défavorable et sont bien en peine de le renverser. L’ambiguïté des positions Écolo et socialiste sur la comparution immédiate, qui conduira à l’adoption de la loi, en est le triste symbole, mais n’est en définitive que le reflet des positions acceptées dans l’accord gouvernemental. On notera toutefois que, sauf peut-être pour les Écolos, ceci n’est ni neuf (comme en attestent les politiques sécuritaires menées par les gouvernements précédents et les socialistes flamands en particulier), ni isolé (nombre de gouvernements européens où siègent des partis de gauche adoptent des politiques sécuritaires tout à fait comparables). Reste alors à rappeler cette évidence qu’à gauche, la sécurité, tout comme la justice, se qualifie d’abord de sociale et a pour objectif la disparition des inégalités. Au lieu de contrats ou de plans de sécurité, c’est le contrat de solidarité qu’il convient de placer au centre des politiques, sachant que cet enjeu se pense difficilement au seul niveau national et est aujourd’hui celui de la construction d’une Europe sociale.


Philippe Mary
École de criminologie de l’ULB