Il est des scrutins qui prolongent le long fleuve tranquille de la politique avec, de-ci de-là, quelques aménagements de coalition prudents et contrôlés. Il en est d’autres qui rompent avec le passé et changent fondamentalement la donne. Celui du 13 juin est incontestablement de ceux là. Certes, le scénario probable d’une coalition rouge bleu était dans l’air depuis longtemps déjà. Mais le contexte dans lequel il s’inscrit était tout sauf prévisible: pays déstabilisé suite à la crise de la dioxine, descente aux enfers de la coalition sortante et succès impressionnant des écologistes au point de rendre ceux-ci “incontournables”.


A l'heure d'écrire ces lignes, l'arc-en-ciel sur fond bleu était donc le scénario le plus probable. Et le plus à même de relever les défis de la solidarité sociale et d'un autre modèle de développement ? Si l'arc-en-ciel se concrétise, ce sera aux bleu-amarante-ex-orange-rouge-vert d'en faire la démonstration.En attendant, trois points forts du scrutin doivent être soulignés : l’échec de l’extrême droite en Wallonie et à Bruxelles, la réalité électorale de majorités de gauche plurielle, et le désaveu par les citoyens d’une certaine façon de faire la politique.

- Une extrême droite K.O. en Wallonie, frustrée et déçue à Bruxelles, mais de plus en plus menaçante en Flandre.
Il faut s’en réjouir : l’extrême droite wallonne, qui s’était répandue en 1995 dans toutes nos régions et avait même réussi quelques percées inquiétantes dans l’une ou l’autre d’entre elles, est aujourd’hui au tapis. Le Front national perd des points partout et Daniel Féret doit abandonner le siège qu’il détenait au Parlement européen. Cela dit, il reste un élu FN au Conseil régional wallon, et ce parti est toujours présent. Si l’effort a porté ses fruits, il n’est donc pas terminé: tous les démocrates doivent continuer à dénoncer les fausses solutions et les vrais dangers de l’extrême droite.
À Bruxelles, la situation était nettement plus inquiétante du côté du Vlaams Blok et de sa campagne de séduction vis-à-vis de l’électorat francophone. L’essai est raté et l’espoir du Blok de paralyser les institutions bruxelloises est déçu. Tant mieux pour Bruxelles, pour la Belgique, mais il faut rester vigilant: si le Blok ne fait pas la percée qu’il escomptait, il connaît quand même un accroissement non négligeable de son électorat. À cet égard, l’associatif bruxellois, ainsi qu’un certain nombre de candidat(e)s écologistes, sociaux-chrétiens et socialistes méritent d’être salués: leur travail à la base ces derniers mois, dans les quartiers de la capitale, a permis de convaincre bon nombre d’électeurs du danger d’un vote Vlaams Blok et de limiter ainsi la progression de ce parti. C’est une véritable action d’éducation permanente qu’ils ont ainsi menée, très profitable à la démocratie puisqu’elle a manifestement porté ses fruits.
En Flandre, la situation est malheureusement très différente. Certains observateurs se sont réjouis de ce que le Vlaams Blok n’y faisait pas de percée. Ce n’est pas notre avis: les résultats engrangés par le VB dénotent une progression continue, qui n’est certes pas une déferlante, mais qui amène le Blok au niveau de troisième parti flamand. Cette évolution est véritablement alarmante et doit être reprise à l’agenda politique néerlandophone, mais aussi fédéral, comme préoccupation prioritaire.
On remarquera au passage que le SP, malgré (ou à cause de) son discours sécuritaire, connaît un net recul, et qu’Agalev qui, sur la question du fédéralisme, a une voix clairement anti-nationaliste et totalement en décalage par rapport aux autres partis néerlandophones, accroît nettement son assise électorale.

- Une gauche plurielle mathématiquement possible et... politiquement souhaitable
Il y a plusieurs mois, le Mouvement ouvrier chrétien avait lancé un appel en faveur d’une majorité de gauche plurielle en Wallonie. Les résultats issus du scrutin permettent cette majorité plurielle, mais à l’heure où ces lignes sont écrites, force est malheureusement de constater que les négociations ne vont pas dans ce sens. Pourtant, la Région wallonne a plus que jamais besoin d’un projet politique progressiste et pluraliste qui intègre la solidarité sociale et un autre modèle de développement. Le programme libéral, même coloré de “social”, demeure incompatible avec des valeurs telles que la défense et le renforcement du service public, de la Sécurité sociale, du rôle de l’État dans l’économie dont les affaires récente de sécurité alimentaire montrent toute l’importance. Par ailleurs, il ne faudrait pas s’y tromper: le succès de la fédération PRL-FDF-MCC est une fausse victoire, non seulement parce que la progression est très loin du succès espéré par les libéraux (la Fédération perd même des plumes à Bruxelles et... à Jodoigne!), mais aussi parce que le résultat correspond sans doute à peu près à l’addition des voix PRL-FDF de 1995, et des voix supplémentaires, anciennement dévolues au PSC, arrivées avec Gérard Deprez et ses amis du MCC. Si l’on ajoute à cela l’opération de charme menée avec Frédérique Ries, on peut en conclure que le PRL a quelque peu raté son coup du "grand rassemblement de centre-droit". Il devra d’ailleurs sans doute composer avec une “gauche plurielle” dont on attend qu’elle mette à l’épreuve le caractère tangible du virage “social” imprimé par Louis Michel à ses troupes...

- Le désaveu d’une certaine façon de faire la politique
Tous les commentateurs, tant des médias que du monde politique, se sont entendus là-dessus: c’est la famille écologiste qui sort gagnante de ce scrutin. Si l’on excepte l’affolant résultat du Blok en Flandre, le vote du 13 juin est un appel à une autre pratique politique, plus proche, plus transparente, plus “citoyenne”. C’est le résultat logique et sain sur le plan démocratique d’une succession de drames et affaires qui ont traumatisé la société belge depuis quatre ans. La crise de la dioxine, si elle a renforcé cet état d’esprit et donc également le vote écologiste, doit, selon nous, être comprise de la même manière: nos concitoyens ont condamné non seulement la gestion politique catastrophique de cette crise, mais aussi le "système" lui-même qui permet à quelques-uns de rechercher le profit personnel à n’importe quel prix, fût-ce aux dépens de la santé de la population tout entière. C’est donc le procès à la fois de l’argent-roi, de l’argent qui passe avant tout le reste et du dysfonctionnement de l’État, qui a une fois de plus montré ses incohérences et ses manquements. Ce que la Marche blanche dénonçait déjà quand elle réclamait que la lumière soit faite sur les responsabilités dans la tragédie des enfants victimes d’adultes déviants.

On se réjouira, par ailleurs, de la volonté affichée depuis longtemps par les écologistes du sud comme du nord du pays de maintenir une Sécurité sociale fédérale et de ne pas aller au gouvernement les uns sans les autres. C’est un "contrat de vie commune" qui démontre qu’Agalev semble épargné par les démons communautaires qui tenaillent régulièrement les autres états-majors néerlandophones. Ces enseignements renforcent la conviction qu’une majorité de gauche plurielle est nécessaire et possible, car elle est seule capable de mettre en place ce renouveau, tant sur la manière de faire la politique que sur les contenus de cette politique.

Europe
Au niveau européen, l’interprétation des résultats du scrutin semble moins évidente. Certes, les électeurs belges sont restés cohérents : la famille sociale chrétienne (CVP-PSC) perd des sièges aussi au niveau du Parlement européen, les libéraux se maintiennent tandis que les écologistes en gagnent et que l’extrême droite francophone disparaît purement et simplement. Cela reflète grosso modo le scrutin national.

Mais au niveau des résultats globaux dans les quinze Etats membres, on s’étonnera du fort accroissement des voix démocrates-chrétiennes qui viennent renforcer le parti populaire européen (PPE) dirigé par Wilfried Martens. Contrairement à la législature qui vient de se clore, l’Assemblée de Strasbourg est désormais majoritairement démocrate chrétienne, dominée par un PPE de plus en plus conservateur, où le gros des troupes est constitué des Allemands de la CDU-CSU, des Britanniques du Parti conservateur, des Espagnols du Parti populaire d’Aznar, et des Italiens de Forza Italia (Berlusconi). Comment interpréter cette évolution alors que les gouvernements des Etats membres sont eux majoritairement de gauche ? Une part de l’explication est à rechercher du côté de la stratégie menée par Martens depuis des années pour faire adhérer au PPE des partis les plus divers, jusques et y compris des formations farouchement eurosceptiques telles que les conservateurs britanniques de Thatcher et Major... Cette stratégie a payé, mais il reste maintenant à savoir de quelle cohérence politique pourra faire preuve ce groupe. L’affaissement des socialistes semble avoir principalement profité aux petits groupes tels que les Verts qui, ici aussi, gagnent de nombreux sièges. Mais il faudra attendre la session constitutive du Parlement européen, fin juillet, pour en savoir plus sur la constitution définitive de ces groupes.

En Belgique, les citoyens ont exprimé globalement une forte demande de rupture avec le passé. Ainsi, c’est à différents niveaux, dont le niveau européen, que notre pays est devenu proportionnellement le plus vert d’Europe. La nouvelle culture politique doit maintenant quitter les discours pour devenir une réalité.

Thierry Jacques
Secrétaire politique du MOC