La campagne électorale fut l'occasion pour certains partis (Écolo, PSC et PRL d'une part, le Vlaams Blok d'autre part)(1) d'introduire l'instauration du référendum populaire au nombre de leurs revendications. En regard des enjeux majeurs des élections, cette revendication a pu et peut toujours paraître secondaire, voire anecdotique. Or il n'en n'est rien. Idée à première vue séduisante et politiquement neutre, le principe du référendum sanctionne au contraire une conception de la démocratie particulièrement ambiguë et problématique, et ce tant d'un point de vue idéologique que plus strictement politique.

 

La première ambiguïté, du reste, est d'ordre terminologique. La confusion entre référendum et consultation populaire est encore largement répandue au sein de la population et par certains médias. Or si le principe fondamental reste effectivement le même dans les deux cas, des différences notables les distinguent pourtant. Si toutes deux sont des procédures qui visent à promouvoir une participation plus directe des citoyens aux prises de décisions politiques, la consultation populaire est quant à elle légalement instituée et encadrée au niveau communal et provincial. Située à mi-chemin entre la démocratie directe et la démocratie représentative, la consultation permet aux citoyens, en fonction de modalités relativement précises, de donner facultativement leur avis sur des questions ou matières relevant des compétences communales ou provinciales les concernant directement. Consultative et facultative – et proche par conséquent du sondage d'opinion – cette procédure ne lie donc en droit ni les consultés ni les autorités consultantes, et ses résultats ne peuvent dès lors et en aucun cas prétendre à des effets politiques légalement contraignants (2).
Malgré la similitude de principe, il en va autrement pour le référendum. "Opération qui consiste à saisir les citoyens d'une question controversée et à leur déférer le pouvoir sur ce point" (3), le référendum est une forme de démocratie directe dès lors qu'il concède ponctuellement et légalement aux citoyens le pouvoir d'assumer eux-mêmes, et de façon contraignante cette fois, la gestion des affaires publiques. Nécessitant par ailleurs une réforme constitutionnelle, le projet de légaliser le mécanisme du référendum semble jusqu'à présent avoir été écarté par le pouvoir législatif par crainte sans doute que son application ne contribue, comme ce fut le cas lors de la consultation nationale portant sur la question royale, à accentuer plus encore nos clivages communautaires. L'inconditionnel attachement du Vlaams Blok à l'idée du référendum doit d'ailleurs se comprendre en ce sens.
Cela étant, il reste que l'idée a indéniablement quelque chose de séduisant.
Il est en effet a priori difficile de nier l'intérêt d'une mesure qui puisse favoriser de la sorte une participation de l'ensemble des citoyens à la gestion des affaires publiques alors même que l'apolitisme grandissant et la crise de confiance que traversent bon nombre de nos institutions sont ressentis par beaucoup comme une sérieuse menace pour la démocratie parlementaire.

Dévitaliser la démocratie pour mieux la consolider?
Si louable soit-elle à première vue, cette revendication politique n'en est pas moins idéologiquement ambiguë. D'abord parce que le principe du référendum, abstraction faite de tous les aménagements dont il puisse faire l'objet, draine derrière lui une conception de la société civile et de la démocratie particulièrement restrictive. Car avant d'être une procédure, la démocratie est une culture. Elle est fondamentalement une culture de la parole impliquant non seulement la circulation et la compréhension de l'information et des enjeux, la concertation, l'analyse critique et le débat contradictoire, mais également et conjointement la conviction consciemment partagée par l'ensemble des citoyens de participer à une destinée politique commune se devant de répondre à des exigences collectives de liberté, d'égalité et de solidarité. Or, c'est précisément cette "culture de la démocratie" que le référendum fragilise, et ce pour deux raisons au moins. Primo, parce qu'il sanctionne une participation démocratique à sens unique. Si les citoyens se voient bel et bien accorder le pouvoir de trancher une problématique, ils ne sont pas pour autant à l'origine de sa formulation et de son sens. Ces dernières étant questionnées "d'en haut" sur des enjeux politiques collectifs, leur rôle consiste à donner leur préférence à telle ou telle orientation sans qu'ils n'aient eu a priori l'occasion de participer à l'élaboration des orientations proposées ni à l'émergence de la problématique sous-jacente. En d'autres termes, si le référendum permet une participation directe des citoyens à la prise de position politique, il ne prend pas en compte la nécessaire participation citoyenne à la formulation des choix politiques et de leur sens. Limitant de la sorte l'implication de tous à la création des normes et des choix communs (puisqu'il ne s'agit que de les sanctionner a posteriori), le mécanisme du référendum dépossède en quelque sorte la société civile d'elle-même puisqu'il la dépossède en partie de sa capacité à élaborer et à maîtriser elle-même son propre sens.
Secundo, et par conséquent, le référendum pose problème quant à la signification et à la place qu'il accorde au débat démocratique. Pour être efficace en effet, ou pour être applicable en tous cas, un référendum – comme c'est le cas pour une consultation – doit porter sur des alternatives simples et relativement bien tranchées. En ce sens, la mise en place d'un tel mécanisme risque de court-circuiter doublement le débat démocratique. Pour la raison mentionnée plus haut d'abord, mais également parce qu'un débat (pas plus qu'une élection d'ailleurs) ne se réduit à répondre par "oui" ou par "non" à une série de questions ciblées. Débattre, ce n'est pas poser et choisir des alternatives, mais c'est les confronter; ce n'est pas sanctionner, mais c'est délibérer. Et l'exercice de la délibération implique nécessairement celui de l'argumentation. Or, le débat argumenté, qui vise à faire valoir le bien-fondé rationnel d'une proposition, permet d'éviter l'arbitraire et l'irrationnel tout en favorisant la compréhension mutuelle (qui n'est pas nécessairement consensus), la coopération, la négociation, voire la recherche d'orientations inédites.
Ce faisant, le débat consolide le rapport de citoyenneté, et minimiser le premier, comme le recours au référendum tend à le faire, appauvrit inévitablement le second.
Par conséquent, et au niveau du principe toujours, si le référendum concilie démocratie participative et démocratie représentative, il tend à réduire dangereusement le rôle de la démocratie délibérative et, partant, le sens de la citoyenneté active. C'est qu'en définitive le principe du référendum, pris dans sa plus simple expression, repose sur une conception libérale de la société civile puisqu'il tend à favoriser l'expression directe de décisions individuelles sur des sujets d'intérêt collectif dont la signification et les enjeux n'ont pu faire nécessairement l'objet d'une formulation et d'un débat citoyen.
Pris comme tel, le risque encouru en instaurant un tel mécanisme de démocratie directe est paradoxalement d'entraver toute prise de responsabilité réellement collective du sens de la démocratie. On pourrait certes affirmer que ces critiques sont en soi susceptibles d'être adressées à n'importe quel type de procédure démocratique. Reste néanmoins qu'elles s'adressent tout particulièrement au mécanisme du référendum dont la logique verticale, individualiste, binaire et directement sanctionnante présente plus que toute autre le risque de saper les bases de l'action politique collective.

Des dérives politiques possibles
Sur un plan plus strictement politique, le recours au référendum ne va pas non plus sans présenter quelques dangers potentiels. Pointons-en au moins trois.
Le premier concerne le caractère populiste que peut revêtir le recours à une telle procédure participative. En effet, il n'est pas interdit de penser que le référendum puisse être un moyen idéal pour des gouvernants peu scrupuleux de répondre à des aspirations populaires ou de rencontrer des intérêts de classes immédiats pour des raisons bassement démagogiques ou purement politiciennes et dont les résultats pourraient de surcroît aller à l'encontre du bien commun. Ainsi en irait-il d'un référendum national sur la légitimité de l'impôt; légitimité déjà peu reconnue par une majorité de la population, et qui, pour cette raison, se voit radicalement contestée dans le programme de certains partis populistes (Vlaams Blok, Vivant).
Le deuxième danger a trait à la possible perte de légitimité de l'État. Accorder du jour au lendemain à une majorité de citoyens le droit de légiférer directement sur des questions collectives sans l'assurance qu'une réelle culture citoyenne puisse par ailleurs se développer parallèlement ne va certainement pas dans le sens d'une requalification de l'État démocratique. Le risque, en effet, est que le mécanisme du référendum n'amorce un processus de délégitimisation progressive du rôle de l'État dès lors qu'il peut de lui-même assurer directement la médiation de la volonté populaire. Or, si la fonction idéale de l'État est de garantir le contrat social en assurant la suprématie de la volonté et de l'intérêt collectif, sa disqualification ne peut, à terme, que favoriser la percée d'intérêts particuliers et l'accroissement des inégalités sociales.
Ainsi, sans doute, doit-on saisir le fil idéologique qui relie la revendication du référendum aux autres points du programme libéral.

Enfin, le recours au référendum peut constituer une sérieuse menace pour la reconnaissance et le droit des minorités. Il en va déjà ainsi en ce qui concerne la consultation populaire communale puisque la loi postule que seuls les citoyens communaux possédant la nationalité belge peuvent prendre part au scrutin. Même si cette disposition légale est le plus souvent détournée (4), il n'en reste pas moins qu'elle pose d'énormes problèmes en termes de protection des droits fondamentaux des étrangers. Il est en effet incompréhensible qu'une consultation populaire, et non contraignante qui plus est, se base sur des critères nationaux et donc exclusifs alors que son objet concerne des intérêts collectifs de proximité. Il y a donc déjà, à ce simple niveau, violation du principe d'égalité entre Belges et étrangers. En ce sens, il serait étonnant que la pratique du référendum déroge à cette règle d'exclusivité nationale, et il le serait d'autant plus que la législation électorale elle-même la respecte encore.
Cela étant, la tentation, en outre, pourrait être grande pour certains d'utiliser l'arme du référendum pour dénouer rapidement des situations sensibles au sein de l'opinion publique et relatives, par exemple, à l'immigration (5), ou aux droits économiques, culturels et sociaux des résidents étrangers, légaux ou illégaux, dont la reconnaissance demande, plus qu'en d'autres domaines peut-être, un lourd et lent travail de sensibilisation et d'éducation permanente.

Référendum et éducation permanente

Si l'éducation permanente, à l'instar du référendum, tente elle aussi de promouvoir une plus grande participation citoyenne, elle le fait, pourrait-on dire, en sens inverse. La philosophie de l'éducation permanente s'inscrit en effet au cœur de cette "culture de la démocratie" puisque son but est précisément de la développer. Elle est de ce fait à la fois éducation à l'action collective et éducation à l'émancipation citoyenne. Éducation à l'action collective d'abord, dès lors qu'elle tente, via un travail de conscientisation, d'information et d'analyse critique des réalités sociales, d'impulser un mouvement collectif de participation active et responsable à la vie sociale, économique, culturelle et politique de la cité.
Éducation à l'émancipation citoyenne ensuite puisque, promouvant de la sorte une réelle démocratie politique, elle travaille au décloisonnement des hiérarchies sociales et à la dénonciation des mécanismes de domination qui accordent indûment à certains le droit de comprendre et de décider et aux autres celui de subir.
La démocratie participative, dans la perspective de l'éducation permanente, est donc tout autre chose qu'une simple procédure de consultation populaire.
Elle repose sur un mouvement collectif de fond, conscient de ses revendications et se voulant acteur d'un changement social qui aille dans le sens d'une participation de tous à l'élaboration d' orientations politiques solidaires.

Malgré une visée en apparence identique, la différence est donc grande entre l'esprit qui anime le projet politique de l'éducation permanente et celui du projet politique de référendum. Et si la cohabitation de ces deux manières d'envisager la participation citoyenne reste pensable, il y a néanmoins fort à parier qu'elle ne soit pas de tout repos, et qu'elle n'aille dans le sens d'une fragilisation de l'éducation permanente qui, opérant inductivement et sur le long terme, risque toujours de manquer de répondant face à des demandes d'engagement politique ciblés et ponctuels.
En conclusion, s'il y a des raisons de douter des effets réellement démocratiques de l'instauration du référendum populaire, les interrogations que cette procédure suscite ont toutefois le mérite de relancer le débat sur les moyens les plus appropriés de promouvoir une plus grande participation citoyenne à la vie politique. Dans ce débat, le secteur associatif et les mouvements d'éducation permanente doivent sans conteste être en première ligne.

  1. On comprendra que si Écolo, le PSC et le PRL prônent l'instauration du référendum, c'est dans des buts et selon des modalités d'application qui divergent radicalement de ceux du Vlaams Blok.
  2. Pour en savoir plus sur le mécanisme de la consultation populaire: Geoffroy Generet, La consultation populaire communale, Courrier hebdomadaire du CRISP n°1576-1997.
  3. F. Delpérée, "Introduction", in Référendums, sous la direction de F. Delpérée, Bruxelles, Ed. du CRISP, 1985, p.10.
  4. En Région wallonne, la majorité des consultations populaires ont été organisées en fonction de modalités dérogatoires à la loi du 10 avril 1995 complétant la nouvelle loi communale par des dispositions relatives à la consultation populaire communale. Cette nouvelle loi, en effet, ne remet pas en cause la faculté reconnue aux communes de pouvoir organiser des consultations sur base d'un réglement communal spécifique fixant des règles de procédures particulières.
  5. En guise d'exemple, le point 7 du programme du Vlaams Blok sur l'immigration revendique "l'organisation d'un référendum populaire sur le problème de l'immigration".

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