Le 20 juillet dernier, à l’occasion du Conseil des ministres d’avant les vacances, à l’ordre du jour traditionnellement chargé, le gouvernement a approuvé un arrêté royal par lequel il réduit drastiquement les droits des travailleurs à suivre une formation durant leurs heures de travail ou en récupérant des congés compensatoires à leurs heures de formation. Curieuse décision, en contradiction flagrante avec les nombreuses déclarations politiques sur l’importance des connaissances et de la formation des travailleurs dans le développement économique des entreprises. Découvrant ces mesures durant le mois d’août, les acteurs du monde de la formation des adultes et les organisations syndicales se sont mobilisés pour tenter de faire revenir le gouvernement sur sa décision. En vain : l’arrêté royal est paru au Moniteur le 7 septembre, et le gouvernement n’a finalement accepté que de geler les décisions pour certaines catégories d’étudiants et de formations entamées au plus tard durant l’année 2006-2007.

La balle est désormais dans le camp des partenaires sociaux, qui sont invités, dans le cadre des négociations pour un nouvel accord interprofessionnel (AIP), à proposer les éléments permettant de pérenniser le dispositif, tant au niveau de son financement que sur le plan des formations reconnues et des nombres d’heures acceptées. Ceux-ci s’y sont engagés, en signant le 20 septembre un accord par lequel ils conviennent, dans le cadre de l’AIP, « d’assainir structurellement le système par le biais d’efforts équivalents et équitables de la part de toutes les parties concernées. »

Un peu d’histoire...

Le combat pour l’émancipation culturelle du monde du travail a été très présent dans l’histoire du mouvement ouvrier en Belgique. Parallèlement au projet de démocratisation de l’enseignement, celui-ci a depuis longtemps porté la revendication des « droits culturels ». Ainsi, dès les années 1930, les organisations socialiste et chrétienne revendiquent un droit à la formation : elles réclament l’intégration des cours du soir dans la journée de travail grâce à un système de crédits d’heures. De même, en 1959, la JOC et la CSC défendent l’idée d’octroyer aux jeunes travailleurs (entre 14 et 25 ans) six jours de congé culturel, suivant le même mécanisme que les congés payés, pour leur permettre de suivre des formations générales. Une série de dispositions légales est adoptée à partir des années 1960 pour prendre en compte cette revendication. La formation commence à être vue comme un « droit culturel ». La première de ces dispositions est la loi du 1er juillet 1963, portant instauration de l’octroi d’une indemnité de promotion sociale pour les travailleurs en formation : c’est la loi dite « de promotion sociale ». Cette loi poursuit un double objectif, qui, dès cette époque, illustre la tension qui ne cesse de peser sur le système et le met en danger, aujourd’hui encore. D’abord, elle entend répondre aux préoccupations anciennes de l’éducation populaire, et rejoint l’esprit des mesures favorisant les œuvres complémentaires à l’école. Il s’agit de favoriser auprès des ouvriers, obligés de travailler dès leur jeune âge, l’acquisition d’un complément de formation intellectuelle, morale et économique. C’est la dimension « formation générale » des droits culturels. Mais aussi, elle se veut proche des préoccupations de formation professionnelle des travailleurs, et de « réadaptation » des chômeurs, exigence socio-économique très présente dans une période de chômage frictionnel. C’est le volet de la formation professionnelle. La loi prévoit que les travailleurs qui suivent certains types de formations ont droit à des indemnités ainsi qu’à des congés dont la durée est fixée par les commissions paritaires. En 1973, est mis sur pied un système généralisé de crédits d’heures. On voit alors apparaître très clairement le concept d’école de la seconde chance : il désigne toute formation destinée aux adultes qui, par ce biais, peuvent obtenir, tout en travaillant, le diplôme qu’ils n’ont pas eu durant leur cursus scolaire de base, ou décrocher un diplôme supérieur à celui qu’ils ont. Cette loi s’adresse aux adultes de moins de 40 ans. Elle leur accorde un congé sans perte de rémunération en vue de suivre une formation, selon un système progressif : 25 % la première année, 50 % la deuxième année, 100 % ensuite. On perçoit bien la volonté d’encourager le travailleur à persévérer dans sa formation, et de « récompenser », en allégeant son effort, celui qui va jusqu’au bout d’un cycle pluriannuel.
De 1963 à 1981, le système a connu un succès mitigé, mais il a quand même permis à des milliers de travailleurs de suivre des cours du soir en récupérant une partie de leur investissement/temps sur leurs heures de travail. Le nombre de bénéficiaires va décroître à partir de 1982, et le crédit d’heures sera remplacé en 1985 par le « congé-éducation payé » (CEP), instauré par la loi de redressement du 22 janvier 1985. Cette nouvelle législation a eu un effet très positif sur l’exercice des droits culturels. On assiste en effet à une amplification générale de l’usage des crédits d’heure, en particulier parce que la limite d’âge et la règle de la progressivité sont abandonnées : chaque travailleur à temps plein du secteur privé a désormais droit à s’absenter de son travail pour suivre une formation sans perte de salaire ; de plus, les formations universitaires (du soir ou du WE) sont également introduites dans la liste des formations accessibles. De 37 000 bénéficiaires en 1995, on passe à près de 72 000 en 2004.
Dans les années qui suivent, le dispositif va être confronté à des difficultés financières croissantes : l’écart entre les dépenses, de plus en plus importantes, constituées par les remboursements aux employeurs des salaires payés aux travailleurs durant leurs heures d’absence pour formation, et les recettes, composées d’un prélèvement sur la masse salariale (0,04 %) et d’une intervention de l’État, ne cesse de se creuser. Cela va conduire les partenaires sociaux et le gouvernement à décider de limiter le droit au congé éducation payé en jouant sur les nombres d’heures maximums auxquels les travailleurs-étudiants ont droit, et sur les remboursements de salaires aux employeurs. Ces limitations, couplées à la reconnaissance des formations sectorielles (essentiellement des formations d’adaptation professionnelle des travailleurs), provoquent une dangereuse dérive du système, dont la dernière illustration est ce qui vient de se passer durant le mois de juillet : on assiste en effet à une augmentation forte des formations courtes – et plus spécifiquement professionnelles – au détriment des formations de plus longue durée et des formations générales.

Un dispositif efficace

La loi sur le congé-éducation payé reconnaît tant les formations générales (généralement de courte durée, organisées presque exclusivement par les organisations syndicales et leurs services de formation) que les formations professionnelles. Celles-ci concentrent 90 % des coûts du CEP, et se composent de 5 grandes catégories :
– l’enseignement de promotion sociale (les cours du soir et en horaire décalé, qui permettent d’obtenir un diplôme de niveau secondaire ou supérieur, ainsi que des formations plus spécifiques comme des cours de langues ou d’informatique)
– les formations des classes moyennes (perfectionnement en comptabilité, en fiscalité, en gestion, par exemple)
– les formations sectorielles, qui répondent aux besoins du secteur et de l’entreprise : elles sont souvent organisées par les instituts paritaires de formation professionnelle des secteurs
– les formations de niveau universitaire et assimilé
– les programmes de formation reconnus par la commission d’agrément du CEP (commission paritaire, réunissant les partenaires sociaux) : on y trouve, par exemple, des programmes d’alphabétisation.
Le financement du système repose, d’une part, sur une cotisation de 0,04 % perçue sur les salaires du secteur privé (cela représente, en 2006, une somme de 27,79 millions d’euros) et, d’autre part, sur une contribution du budget de l’État (fixée pendant plus de 10 ans à 25,384 millions d’euros, et augmentée à 84,4 millions d’euros en 2006 pour faire face au déficit). La loi prévoit également que le salaire garanti au travailleur en formation est plafonné (2 100 euros par mois pour les travailleurs âgés de moins de 45 ans, et 2 500 euros pour les autres), et que celui-ci bénéficie par ailleurs d’une forme de protection contre le licenciement durant son congé de formation.
Au départ, la durée maximale de formation prise en compte était fixée à 240h/an pour les formations professionnelles, et à 160h/an pour les formations générales. En 1995, ces durées ont été réduites à 120h/an pour les formations professionnelles et à 80h/an pour les formations générales, avec des dérogations pour certains types de formations, les portant à 180 et 120h. L’arrêté royal du 7 septembre 2006 diminue encore ces montants : les formations professionnelles sont ramenées à 100 heures (105 en cas de coïncidence entre travail et formation), et les formations universitaires à 120 heures (au lieu de 180) ; les formations générales sont maintenues à 80 heures, mais passent à 85 (au lieu de 120) en cas de coïncidence entre travail et formation. Une forte pression du mouvement social a toutefois permis que le gouvernement adopte, ce 6 octobre, un arrêté royal qui prévoit le maintien des montants initiaux pour certaines catégories de travailleurs-étudiants et de formations entamées au plus tard durant l’année 2006-2007. Par ailleurs, en décembre 2005, la loi-programme a prévu de limiter les remboursements de salaires aux employeurs selon un montant forfaitaire, correspondant à la moyenne des remboursements consentis aux employeurs pendant l’année scolaire 2002-2003 : 15 euros pour les travailleurs de moins de 45 ans, et 18 euros pour les autres. L’objectif, qu’il faudra évaluer, est d’opérer une discrimination positive en faveur des travailleurs moins qualifiés.

Enjeux

Ces diverses mesures, et particulièrement celles prises en juillet pour limiter le nombre d’heures auxquelles ont droit les travailleurs-étudiants, conduisent forcément à une accessibilité réduite du droit au congé-éducation payé. Le dispositif est donc aujourd’hui fortement mis en péril. Plusieurs questions doivent être posées si la volonté est d’en assurer la pérennité et, plus fondamentalement, de garantir la philosophie du système.
La question du type de formation auquel le CEP doit donner droit mérite d’abord d’être posée : les employeurs ont toujours souhaité limiter le bénéfice du CEP aux formations professionnelles, et plus particulièrement aux formations sectorielles, c’est-à-dire en fait à des formations directement utilitaires pour le marché du travail et pour l’organisation des entreprises. Les organisations syndicales défendent quant à elles le droit individuel du travailleur à la formation, y compris à une formation professionnelle ou générale qu’il choisit lui-même. Il s’agit là d’une tension qui a toujours pesé sur la gestion du dispositif, et les mesures successives de limitation ont progressivement favorisé les premières au détriment des secondes. Par ailleurs, ne perdons pas de vue que les formations longues peuvent avoir aussi un impact professionnel important même quand elles sont organisées dans le cadre du service public de l’enseignement.
Il faut également se préoccuper du public qui bénéficie de ce droit. Des déséquilibres existent à cet égard, qui provoquent des discriminations manifestes : l’exclusion des temps partiels conduit à ce que les travailleuses, largement majoritaires dans ce statut, y ont nettement moins accès que les travailleurs. Il en va de même pour l’ensemble des travailleurs à horaire flexible, ainsi que ceux des petites et moyennes entreprises. De même, il faut noter la prédominance croissante des formations sectorielles dans le système (près de 35 % en 2004), et le fait que quelques secteurs d’activité concentrent l’essentiel des moyens (voir ci-dessous).
De même, les modalités d’exercice de ce droit sont problématiques : des études indiquent que beaucoup de travailleurs n’osent pas demander le bénéfice du CEP pour suivre une formation. Il est donc important de faciliter l’accès au CEP en veillant à ce que les demandes ne soient pas le fait d’une relation individuelle entre le travailleur et son employeur, mais qu’elles passent par la gestion au sein des organes paritaires de l’entreprise (ce qui est déjà prévu pour les entreprises qui disposent d’un conseil d’entreprise). Cela renvoie donc au problème de la représentation syndicale dans les petites entreprises.
Enfin, la question du financement en vue d’assurer la pérennité du dispositif est évidemment cruciale. L’augmentation du coût du CEP est essentiellement due aux formations sectorielles. Alors que le système connaît une croissance moyenne de 1,76 % pour la période 1995-2003, les formations sectorielles ont augmenté dans le même temps de 2,68 %. Cette augmentation se situe à raison de 75 % dans cinq secteurs : le métal, la construction, l’industrie alimentaire, le gardiennage et les soins de santé (où un programme très important de formation au diplôme d’infirmière a été développé pour répondre au problème de pénurie). Parmi ces formations sectorielles, la plupart ne sont pas des formations librement choisies par les travailleurs : il s’agit le plus souvent de formations qui répondent aux besoins de l’entreprise et à la nécessité d’adapter le personnel à l’évolution des postes de travail. Cet effort est évidemment positif, et il faut s’en féliciter. Mais il convient de se demander s’il est bien normal que la collectivité, via le CEP, en supporte le coût. Une responsabilisation des fonds de formation sectorielle, par exemple par une participation directe au financement du CEP, devrait dès lors être envisagée. En tout cas, des mesures linéaires, comme celles décidées par le gouvernement le 20 juillet, touchant les formations qui ne sont nullement responsables du déficit du système, sont difficilement acceptables : c’est le droit individuel des travailleurs à la formation qui est ainsi mis en péril.

L’AIP au secours du CEP ?

Grâce au combat des travailleurs et de leurs organisations, notre pays dispose d’un outil législatif remarquable, qui reconnaît le droit individuel du travailleur à la formation et octroie des moyens pour l’exercice de ce droit. Cet outil est original à l’échelle européenne. Il permet de rencontrer l’objectif unanimement approuvé de développer la qualification des travailleurs en vue de répondre aux exigences européennes d’une société de la connaissance. Et il est un droit universel qui permet aux travailleurs de décrocher un diplôme dans un domaine éloigné de leur profession de base, de suivre une formation pour se spécialiser ou simplement améliorer leurs capacités professionnelles, d’accroître tout simplement leurs connaissances dans un domaine qui les intéresse, ou encore d’obtenir un bagage culturel qui les aide à mieux exercer leur engagement social en tant que citoyen ou militant.
Mais, dans une société où le productivisme et la rentabilité à court terme sont devenus des préoccupations majeures, et où la philosophie de l’État social actif semble avoir contaminé la ligne de conduite de presque tous les partis politiques, les choix qui sont faits au sujet du congé-éducation conduisent, chaque fois davantage, à s’écarter de ce droit individuel à la formation pour concentrer le système sur les besoins du marché et des entreprises.
En réduisant les plafonds d’heures auxquels les travailleurs ont droit, on ne touche en effet que les formations relativement longues, à savoir les formations de promotion sociale, les formations supérieures, les formations d’éducation permanente, laissant en même temps sauves les formations sectorielles. Ce faisant, on met en application une xième version du célèbre adage ultra, néo ou tout simplement libéral : mutualiser les coûts et privatiser les bénéfices. En Belgique, où tout prend une dimension communautaire, on risque de plus de filer tout droit vers un scénario que certains souhaitent peut-être secrètement : rapatrier ce droit fédéral qui présente indéniablement une dimension de sécurité sociale vers les Régions et Communautés. Les partenaires sociaux, qui entament en ce moment les négociations pour un nouvel accord interprofessionnel, ont donc une responsabilité majeure en ce domaine. Puisque la formation des travailleurs sera sans doute à nouveau une question capitale de ces négociations, et que l’objectif d’investir 1,9 % de la masse salariale dans la formation est régulièrement avancé mais que les employeurs tardent à réaliser cet engagement, une voie pour résorber ce retard pourrait être d’augmenter la cotisation au congé-éducation de manière substantielle. Ce qui devrait permettre de pérenniser l’acquis d’un grand combat du mouvement ouvrier : les droits culturels des travailleurs.


Pour en savoir plus, voir Philippe Defeyt, « La formation continue en Belgique - Les données 2005 de l’enquête sur les forces de travail », Institut pour un développement durable, août 2006.
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