Il était une fois une école heureuse, mais il fallut qu’elle disparaisse pour que ceux qui en critiquaient la froideur en aperçoivent toute la richesse conviviale. Il était une fois une école démocratique, mais ceux qui en dénonçaient l’élitisme déguisé et la sélection sournoise ne virent qu’après sa mort combien elle laissait orphelin de sens social un peuple d’enfants et d’adolescents dispersé en clans hostiles.


Il était une fois une école humaniste, mais ceux qui lui reprochaient son conservatisme culturel et son attachement à des pratiques désuètes constatèrent que son tombeau était aussi celui d’un vieux rêve: grandir l’homme en le rendant meilleur, sa sagesse servant de guide à son savoir. Il était une fois des enseignants contents d’enseigner, malgré les vicissitudes d’une vocation que des avatars accablants transformèrent en un métier ingrat ; des élèves contents d’apprendre, malgré l’incertitude du lendemain qu’exacerbaient les crises économiques et sociales ; des parents contents d’une éducation à portée de tous, malgré les difficultés d’en comprendre les arcanes et d’y trouver leur juste place.
Il était une fois… Comme d’autres, en ce même temps, diront avec regret la terre des grands arbres, des eaux limpides, de l’air pur, des animaux sauvages et des hommes libres, voilà peut-être le conte pédagogique qu’il nous faudra raconter à nos enfants si l’École venait à tomber aux mains des marchands. L’hypothèse n’a rien de saugrenu ni d’alarmiste si nous observons attentivement la manœuvre de captation de l’École par le monde commercial en cours depuis 1995. Le premier janvier de cette année-là, au terme de huit ans de négociations, baptisées Uruguay Round, fut créée l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui regroupe à ce jour 144 pays. L’une de ses priorités d’action concerne la libéralisation du commerce des services – parmi lesquels figure l’enseignement – dont l’accord général avait été signé en 1994. Toutefois, le refus des pays en développement d’entrer dans le cadre d’un accord trop contraignant l’a transformé en accord flexible, permettant à chaque pays de libéraliser progressivement ses services en fonction de sa situation nationale et de son niveau de développement : le ver est néanmoins dans le fruit …
Ce n’est qu’au fil des années que s’éveilla la conscience du danger que représentait cette offensive d’inspiration néo-libérale pour la délivrance de services considérés jusqu’alors comme indispensables à la qualité de la vie et, à ce titre, pris en charge par les États pour en garantir l’accessibilité optimale à tous leurs citoyens. La déclaration de Doha en novembre 2001, faite à l’issue de la Conférence ministérielle de l’OMC, a convaincu les derniers sceptiques et ravivé l’inquiétude de ceux qui s’étaient persuadés que l’enseignement organisé ou subventionné par l’État n’était nullement visé par l’accord général sur le commerce des services (AGCS) de 1994, puisque ce dernier indiquait que n’étaient pas concernés « les services fournis dans l’exercice du pouvoir gouvernemental », à la double condition de ne l’être « ni sur une base commerciale ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs de services ». Il est pourtant loin d’être acquis qu’aux yeux de tous les signataires de l’accord, issus d’horizons politiques et sociaux différents, le service public d’enseignement, tel que nous le connaissons de longue date, relève de cette exception. Aux fins de « promouvoir la croissance économique de tous les partenaires commerciaux et le développement des pays en développement et des pays les moins avancés », la déclaration de Doha précise que « les participants présenteront des demandes initiales d’engagements spécifiques d’ici au 30 juin 2002 et des offres initiales d’ici au 31 mars 2003 ».


Quelles menaces ?
À vrai dire, au vu des demandes introduites par les pays de l’Union européenne en juin dernier, la menace d’une commercialisation de l’éducation semble s’éloigner, malgré l’existence de pratiques nationales en marge de l’accord mais inspirées par sa philosophie marchande, notamment dans l’enseignement supérieur. Dès lors, pourquoi se préoccuper davantage de la question en matière d’enseignement au point d’avoir mis sur pied un Forum social intercommunautaire qui s’est tenu à Bruxelles le 21 septembre dernier et dont un des sept ateliers fut consacré à la commercialisation de l’éducation ? En 1996, un document publié par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), dont la Belgique fait partie, évoque le rôle de l’école publique, une fois que l’école marchande aura séduit ceux qui l’intéressent : elle assurera « l’accès à l’apprentissage de ceux qui ne constitueront jamais un marché rentable et dont l’exclusion de la société en général s’accentuera à mesure que d’autres vont continuer de progresser ». D’autres documents, tout aussi publics, en provenance d’organismes internationaux infiltrés par les zélateurs de la libre concurrence, développent une stratégie articulée à l’encontre de l’enseignement public, sur un mode qui semblait à ce point objectif qu’il en devenait aimable et que certains de ceux qui auraient dû la combattre au nom des valeurs démocratiques qu’ils représentent en ces lieux s’en sont fait les alliés au nom de la nouvelle économie, hors de laquelle il n’y aurait pas de salut pour l’humanité future. Instrumentaliser l’école par le monde des employeurs qui, sous couvert du plein emploi et de la santé économique mondiale, entend soumettre la définition et l’organisation des contenus, des méthodes et des structures scolaires à ses attentes et qui, loin de prendre en compte tous les élèves, ne s’intéresse qu’à ceux dont les potentialités lui sont utiles, immédiatement ou à terme. Normaliser les systèmes éducatifs, ce qui, malgré les déclarations captieuses de respect des traditions et des cultures pédagogique nationales, conduira progressivement à une unification organique, plus maîtrisable et donc mieux exploitable.
Créer, pas trop agressivement à ses débuts, un marché commun du savoir, où les moyens financiers investis par ses promoteurs seront d’autant plus rentables qu’ils disposeront à travers le monde de modules de formation, de structures de fonctionnement et d’enseignants standardisés qui, à l’échelle des besoins nombreux, variés et durables, seront proposés à moindre coût d’équipements et de salaires, permettant ainsi des profits commerciaux considérables. Cette stratégie suppose que soient rencontrées quatre conditions nécessaires à son succès : entraîner la conviction des utilisateurs que leur promotion professionnelle n’est plus garantie par l’école de service public; détisser les réseaux centralisés au profit d’établissements scolaires autonomes plus vulnérables ; obtenir l’accord des états pour déléguer à d’autres opérateurs de formation la licence d’opérer par subsidiarité, en ayant autorité sur les programmes, les modules de formation et la certification des compétences acquises ; étrangler budgétairement le système éducatif public et subventionné, empêchant ainsi ce dangereux rival d’être compétitif sur le marché du savoir, principalement dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et des métiers à forte imprégnation technologique.


Complot
Il y a bien complot des marchands contre l’école publique. Si l’enseignement supérieur et les sections « nobles » de l’enseignement technique sont ses premières cibles stratégiques, l’école marchande ne peut espérer prospérer qu’en conditionnant et qu’en fidélisant le plus tôt possible ses futurs clients, ce qui fait redouter une offensive prochaine sur les publics les plus « prometteurs » de l’enseignement obligatoire. Leurs espérances de profit sont tellement pharaoniques dans le secteur des services d’enseignement, en pleine expansion et durables, et leur désir si fort de conformer l’École à leurs attentes économiques qu’il est illusoire d’imaginer que les marchands soient prêts à lâcher prise.
Malgré le masque bienveillant qu’elle s’applique sur le visage, à l’amabilité duquel peuvent avoir succombé de bonne foi des démocrates insuffisamment attentifs, il s’agit bel et bien là d’une entreprise de type subversif et totalitaire dont le succès, s’il devait s’avérer, influencerait considérablement notre façon d’apprendre, de penser et de vivre ensemble.
Quant au cosmopolitisme d’hier, d’essence humaniste et fraternelle, il cèderait la place au mondialisme qui, dans ses expressions les plus cyniques, annonce le règne de l’homo economicus, le plus dangereux des avatars qu’a connus jusqu’ici l’espèce humaine. Il n’est pas vain de penser que le totalitarisme économique pourrait triompher là où ont échoué les totalitarismes religieux et politiques si la résistance au premier n’est pas aussi forte que celle qui fut opposée aux deux autres.
Il en est cependant dans nos propres rangs qui, déçus par le fonctionnement de notre système éducatif, accusé de bien des maux, tendent une oreille trop complaisante aux mérites annoncés d’une autre école : plus décentralisée, plus autonome, plus flexible, aux publics homogènes, davantage porteuse d’avenir pour les élèves plus volontaires et plus motivés, débarrassés qu’ils seraient de la chienlit d’une école publique gangrenée par la violence et conduite au nivellement par le bas…
Pourtant, les partisans d’une école démocratique n’ont pas vraiment le choix : s’ils veulent éviter que le service public d’enseignement n’implose ; que l’autonomie mal comprise des écoles conduise à l’égoïsme tribal et à la concurrence scolaire généralisée ; que s’installe définitivement un marché scolaire où l’apartheid culturel, économique et social sera la règle, ils doivent encourager la poursuite des objectifs désignés, par le décret Missions de l’enseignement obligatoire en ce qui nous concerne en Communauté française, mais vouloir que les chemins qui y conduisent soient praticables. À cet égard, la note au gouvernement conjoint déposée le 30 avril dernier par MM. Hasquin et Tomas, respectivement au nom de la Communauté française et de la Cocof, ne peut que réjouir les défenseurs de l’école publique et subventionnée. Après avoir identifié l’objet de la quatrième conférence ministérielle de l’OMC tenue au Qatar en novembre 2001, les auteurs de la note rappellent qu’une lettre circonstanciée, signée par les ministres en charge de l’éducation en Communauté française et par son ministre-président, avait été adressée à M. Louis Michel en date du 1er octobre 2001 pour lui demander « d’exclure l’éducation de toute négociation relevant de l’AGCS ».
Ils rappellent ensuite la teneur d’une note datant du 26 octobre 2001, dans laquelle M. Louis Michel et Mme Neyts-Uyttebroeck précisaient la position que défendrait la Belgique à la Conférence de Doha : « obtenir des règles qui permettent d’éviter que le commerce n’ait un impact négatif sur l’environnement, la sécurité alimentaire, la culture ou l’organisation des services publics et d’autres services d’intérêt général, comme l’enseignement ou l’organisation de la santé publique ». Relevant les implications de l’AGCS pour la Communauté française et pour la Cocof, les ministres signataires de la note estiment « important qu’elles identifient l’ensemble des services relevant de l’intérêt général qui pourraient être menacés par les effets de la libéralisation et qu’elles s’accordent à cet effet pour concerter leurs positions avec les autres entités fédérées. Elles doivent également s’entendre pour défendre le financement public des services qu’elles considèrent comme relevant de l’intérêt général et pour préserver la fourniture de ces services face aux initiatives privées ».
Ensuite, considérant entre autres la menace que constituent pour l’enseignement de service public les offres d’engagement des États-Unis, de la Nouvelle-Zélande, du Japon et de l’Australie et l’attachement de leurs gouvernements à la défense de services d’intérêt général accessibles à tous, ils proposent à la délibération du gouvernement conjoint « d’unir leurs efforts pour préserver et pour développer leur capacité à définir et à mettre en œuvre ces services publics dans le cadre de leur politique et dans les domaines qui relèvent de leur compétence ».
Pour conclure, ils s’engagent à défendre ensemble cette position auprès des autres entités fédérées ainsi qu’au niveau fédéral afin que la Belgique « puisse défendre auprès de l’Union européenne et de l’OMC les matières qu’elles souhaiteraient exempter de toute proposition de libéralisation allant au-delà des concessions déjà octroyées en 1993, notamment en matière de culture, d’audiovisuel, de santé et d’éducation ». Il ne leur a pas non plus paru inutile de « rappeler formellement au ministre des affaires étrangères qu’en vertu de l‘accord-cadre de coopération du 30 juillet 1994, [la Communauté française et la Cocof] doivent être informées rapidement tant sur les questions de fond que sur les réunions en perspective, qu’elles doivent être pleinement associées à ces réunions et aux préparations de ces réunions relatives aux compétences OMC ». L’un des considérants de la note relevait qu’il « conviendra d’être particulièrement attentif au débat qui sera organisé dans le cadre de la Conférence entre l’OCDE et les États-Unis sur la commercialisation des services éducatifs qui se tiendra à Washington les 23 et 24 mai 2002 ». L’Europe y a parlé d’une seule voix – ce qu’elle a confirmé à l’OMC en juin dernier – pour signifier que, s’étant engagée en 1994 à limiter l’ouverture du marché de l’éducation aux écoles privées, elle ne souhaitait pas aller au-delà de ces engagements, les États conservant, au bénéfice des écoles publiques, la réglementation de la certification et le droit au maintien des subventions. Françoise Dupuis, ministre de l’Enseignement supérieur qui y représentait la Communauté française, a défendu la thèse de l’exclusion des services d’enseignement de l’AGCS : « l’école contribue à l’émancipation individuelle et à la formation à la démocratie. L’éducation fait donc intégralement partie du service public, vecteur essentiel d’égalité sociale ». C’est qu’on ne peut pas vouloir en même temps l’éducation pour tous, comme le revendique le généreux et ambitieux programme de l’Unesco, et affaiblir le seul outil qui puisse y parvenir : l’enseignement public ou assimilé. Ce serait prêter main forte aux marchands en provoquant à terme deux catégories d’établissements scolaires, précipitant ainsi la dualisation rampante qui s’installe aujourd’hui: d’une part, des écoles « performantes » et, d’autre part, des écoles-parkings, des écoles-dortoirs et des écoles-poubelles.
L’alternative à un enseignement public décrié n’est pas l’école marchande mais un enseignement public organisé, financé, pratiqué et piloté de façon telle qu’il puisse atteindre l’objectif global qu’il proclame, soit la promotion individuelle et sociale de tous ceux qu’il accueille, des plus faibles aux plus forts. Toute nouvelle défaillance de notre système éducatif assoirait davantage le crédit de l’école privée et de l’école tribale qui sont, dès l’enseignement fondamental, les postes avancés de l’école marchande, son premier vivier en quelque sorte: il en sortira plus de piranhas que de poissons rouges.


Intransigeant
Parce que la commercialisation de l’école développera la compétition entre individus au grand dam des solidarités collectives ; parce qu’elle soumettra l’éducation à des normes de rentabilité économique au détriment des valeurs humanistes ; parce qu’elle fera d’enseignants dévoués des prestataires serviles ; parce qu’elle fera du droit pour tous qu’est l’intégration sociale et professionnelle le privilège de quelques minorités ; parce qu’elle appauvrira les ressources humaines des nations en limitant l’accès à une éducation « haut de gamme » aux seuls enfants des familles qui pourront en assumer le coût ; parce qu’elle subordonnera l’aventure intellectuelle à la quête du profit, parce qu’elle réduira les droits universels de l’homme à des tractations commerciales privées : autant de raisons pour se montrer intransigeants face à un réseau planétaire de malfaiteurs, composé de technocrates apatrides et d’ entrepreneurs cupides, qui prétend « marchandiser » sans entraves tout ce qui pousse, respire, pense et circule dans le monde.
L’histoire contemporaine nous a assez enseigné que chaque fois que les démocraties pactisent avec leurs adversaires, elles en deviennent d’abord les complices et ensuite les victimes : autant vaut scier le tronc de l’arbre avant qu’il ne porte les fleurs et les fruits que nous espérons.
Willem MILLER
(CEMNL)


L’« industrie éducative »
Ce sont les pays anglo-saxons qui ont introduit les premiers des pratiques commerciales au sein ou en marge de l’enseignement obligatoire. L’outil de dérégulation par excellence du service public d’enseignement par « l’industrie éducative » est le télé-enseignement via Internet, dont l’essor est lié à « sa capacité de diffusion à l’échelle planétaire liée à un coût marginal quasiment nul ».
Ainsi, aux États-Unis, s’est développée la pratique explosive du Home Schooling, tutorat et aide à la préparation d’examens à distance, qui concerne aujourd’hui près de deux millions d’élèves du primaire et du secondaire. Par ailleurs, des enquêtes laissent entendre que 85 % des collèges offriront des formations payantes à leurs étudiants en 2002. Plus inquiétante encore, la délégation par les pouvoirs publics d’une partie de leurs compétences d’enseignement à des opérateurs privés. Ainsi, depuis 1993, l’inspection des écoles primaires au Royaume-Uni est assurée à raison de 73 % d’entre elles par des sociétés privées. Le remplacement des enseignants y est également devenu une activité lucrative. Aux États-Unis encore, quelque 125 établissements d’enseignement public sont gérés en toute autonomie par des entreprises à but lucratif. En conclusion, reprenant les propos que Nico Hirt tenait lors de son allocution au Forum mondial pour l’Éducation de Porto Alegre en octobre 2001, « l’école de la production sera, plus que jamais, l’école de la reproduction sociale » au service du modèle capitaliste dominant.
W.M.






 

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