À l’occasion de sa journée d’études du 16 novembre 2007, le CIEP aura le plaisir d’accueillir Christian Arnsperger, docteur en sciences économiques, professeur à l’UCL (Chaire Hoover), et auteur dernièrement de Critique de l’existence capitaliste (Éditions du Cerf, 2005) et L’économie, c’est nous (Éditions Érès, 2006). En « avant-première », voici quelques pistes qu’il livre pour l’avenir d’une gauche de gauche.

 
Selon vous, est-il possible d’être de gauche sans développer une critique radicale du capitalisme ?

Oui et non. Il faut distinguer entre une gauche pro-capitaliste, qui existe depuis longtemps et a aujourd’hui pris le haut du pavé (notamment à la faveur des revirements doctrinaux du PS français et du Labour britannique dans les années 1980), et une gauche anticapitaliste qui, elle aussi, existe depuis longtemps mais se trouve actuellement en perte de vitesse. Donc, nominalement, on peut effectivement être de gauche sans développer une critique radicale du capitalisme. Dire le contraire serait contredire les faits de notre vie politique de tous les jours. Une autre chose est de savoir s’il est cohérent de se dire de gauche et de ne pas être anticapitaliste. Là, je suis nettement plus sceptique. L’anticapitalisme est la racine même de la gauche. Quand Marx ironisait sur les « socialistes réformistes », il les défiait quant aux moyens qu’ils espéraient mettre en œuvre pour subvertir la logique économique et politique du capitalisme ; il partageait cependant avec eux cet objectif ultime. La question était : révolution prolétarienne ou réforme radicale du dedans ? Aujourd’hui, ce vocabulaire même semble suranné, il fait peur. L’heure est à l’aménagement à la marge. Je pense que la gauche pro-capitaliste est transie d’une vague mauvaise conscience parce qu’elle ne se sent plus le droit d’échafauder de vraies alternatives au capitalisme. Qu’on ne soit plus à l’heure de la gauche révolutionnaire, je le concède ; qu’on ne soit, par là même, plus à l’heure de la gauche anticapitaliste, je le conteste. Être de gauche, ce n’est pas simplement vouloir plus d’État, plus de syndicats, plus d’associations, plus d’humanisme – tout ça, la droite le revendique aussi ! Être de gauche, c’est vouloir ces choses-là, mais sur un mode spécifiquement non capitaliste !


Dans le contexte actuel de mondialisation et de mise en concurrence généralisée des travailleurs et des systèmes sociaux, comment rendre opérationnelle au plan local, voire national, la critique du capitalisme ? Comment ne pas rester dans la déploration ou l’incantation ?

Là, vous soulevez évidemment la question ! Je suis de plus en plus convaincu que l’anticapitalisme non révolutionnaire d’aujourd’hui doit en passer par ce que j’appellerais des micro-déconnexions. Ce sont des gestes, soit individuels soit au sein de petits groupes, destinés à expérimenter en « taille réelle » comment on peut casser et dépasser les logiques inhérentes au capitalisme. Ce n’est plus tant une affaire de lutte des classes qu’une affaire de conscience réflexive : nous devons d’urgence, chacun à son niveau, nous rendre compte que nos actes les plus quotidiens – comme la consommation, l’investissement, l’épargne, la compétition, le travail – nourrissent une logique d’ensemble souvent invisible, mais qui rejaillit sur nous et « abîme » notre humanité. La gauche pro-capitaliste a tendance à vouloir nier qu’il y ait une telle logique d’ensemble – et c’est en cela qu’elle fait erreur à mes yeux. Devenir conscients de cette logique d’ensemble, voir comment elle nous aliène au jour le jour, c’est commencer à se demander comment on pourrait s’en déconnecter. Je vois deux grands espoirs se faire jour actuellement. Au niveau de nos façons de produire et de travailler, l’économie sociale propose des « aires non marchandes » de plus en plus vastes, et de plus en plus imaginatives ; encore faut-il que ceux qui promeuvent cette économie sociale échappent aux sirènes de la pensée unique et soient assez radicaux pour faire de ce secteur associatif et coopératif un réel lieu d’anticapitalisme. Au niveau de nos façons de consommer, la simplicité volontaire offre des possibilités de réflexion très approfondie sur l’absurdité de nos comportements d’achat et sur la façon dont la logique capitaliste instrumentalise nos désirs et nos manques. Est-ce un retour en arrière ? La gauche anticapitaliste est-elle rétrograde ? Cette crainte peut à bon droit nous faire frémir – mais je crois qu’il faut y résister, et montrer par les actes que ces micro-déconnexions sont à la fois possibles et porteuses d’épanouissement authentique. J’y crois. Je connais des gens qui le font. En fin de compte, c’est aux citoyens actifs de s’éduquer les uns les autres en se montrant les uns aux autres des modes de vie (en l’occurrence non capitalistes) capables d’apporter nouveauté et profondeur. La globalisation, c’est vrai, rend les choses plus difficiles à certains égards, mais elle les facilite aussi car elle nous permet d’entrer davantage en contact avec des modes de vie alternatifs qui, autrefois, étaient inconnus.


Quelle place tient la question du rapport au travail et à l’emploi dans cette critique ?

Il importe surtout de défaire le lien automatique entre emploi, secteur marchand et revenu. Il faut pouvoir recevoir un revenu sans avoir d’emploi ; en ce sens, je suis favorable à l’idée d’allocation universelle. Mais je l’assortis d’une clause de sauvegarde : il faut tout faire pour qu’avec un revenu inconditionnel en poche, les citoyens désirent, et puissent, construire des activités dans le « tiers secteur » et dans les domaines liés à la simplicité volontaire. La redistribution doit se faire autrement, elle doit être moins liée à l’insertion capitaliste – ce qui implique que notre imaginaire social change et que le but de la vie se trouve dans l’activité, dans l’apport relationnel à autrui, mais plus exclusivement dans l’« employabilité » telle que l’entend la FEB. Quitte à vous choquer, je dirais que la grande victoire du capitalisme a été de persuader les travailleurs que le sens de leur vie se trouvait dans l’entreprise capitaliste – et, plus récemment, dans le shopping consumériste… Mais vous sentez à quel point le fait de dire, ou même de penser, des choses comme ça nous donne la vague impression d’être ringards, voire inadaptés, face à nos vis-à-vis en costard-cravate ? C’est ça, la « mauvaise conscience » de la gauche aujourd’hui.


Quelle position de gauche les syndicats peuvent-ils tenir sur cette question du travail, quand le discours sur la « valeur travail » est, facialement au moins, repris par la droite ? Peuvent-ils opposer le « Travailler moins pour vivre mieux » d’André Gorz au « Travailler plus pour gagner plus » de Sarkozy ?

La rhétorique de la « valeur travail » à droite est pitoyable. C’est un pur effet de manche. On parle de la bonne vieille éthique du travail et on utilise très cyniquement un vocabulaire marxiste. Laissons cela. Oui, le slogan de Gorz peut être opposé à celui de l’UMP, à condition d’accepter les très profondes conséquences d’un décrochage par rapport au travail capitaliste, à la consommation capitaliste, à l’épargne capitaliste. C’est une autre vie que nous devons imaginer, une autre façon d’exister – avec des difficultés inévitables de marginalisation au début, de doute sur la possibilité de consommer autrement, de travailler autrement. Gorz vient de mourir, relisons-le. Ou plutôt : lisons-le enfin… L’un des leviers le plus puissants d’un mieux-vivre au travail est la démocratie d’entreprise, dont le pouvoir subversif échappe encore aux syndicats. Mon collègue Axel Gosseries travaille à la Chaire Hoover sur ce thème et défend des thèses assez fortes. Pouvoir un jour élire et révoquer ses dirigeants, et pouvoir orienter les activités de l’entreprise vers le moins-capitaliste, puis vers le non-capitaliste, quel bol d’air ! Mais pour cela, il faut que les syndicats eux-mêmes s’arrachent à l’emprise de la gauche pro-capitaliste qui les a passablement infiltrés, et qu’ils retrouvent eux aussi leur radicalité perdue.

Propos recueillis par Edgar Szoc

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