Pavillons de complaisance, exploitation des équipages, piraterie... Le temps n'est pas toujours au beau fixe sur les flots bleus. Le naufrage de l'Erika au large de la Bretagne en décembre dernier a relancé la bataille contre les pavillons de complaisance. Une bataille que mène depuis belle lurette la Fédération internationale des travailleurs du transport (ITF). Car les éléments ne sont pas les seuls responsables des accidents maritimes. Ceux-ci feraient, industrie de la pêche comprise, plus de 25.000 morts par an. Enquête passionnante menée par la Confédération internationale des syndicats libres (CISL).


Qu'y a-t-il de commun entre l'Erika, ce pétrolier "maltais" qui le 12 décembre dernier se casse en deux en mer d'Iroise au large de la Bretagne et déverse une partie des 37.000 tonnes de fioul que renferment ses soutes sur les côtes atlantiques de la France, et le pétrolier libérien, Braer, qui en 1993 s'écrase à hauteur du Phare de Sunburgh et vomit 85.000 tonnes de brut sur les côtes des îles Shetland, ou encore cet autre "libérien", Amoco-Cadiz, dont le seul nom évoque la marée noire la plus importante de l'histoire : une nappe de 220.000 tonnes de pétrole sur les côtes bretonnes en 1978 ? Trois pétroliers, trois naufrages, trois nappes de pétrole, des centaines de kilomètres de plage pollués et des dizaines de milliers d'oiseaux migrateurs "mazoutés".

Derrière ces ressemblances se cache une autre similitude : l'Erika comme le Braer ou l'Amoco-Cadiz, battaient pavillons de complaisance. Un système dont l'invention revient sans doute à la compagnie maritime américaine United America Line, qui dès les années 1920 enregistrera ses bateaux au Panama pour contourner les restrictions qu'impose Washington sur le commerce de l'alcool. Nous sommes alors au temps de la prohibition. Flirtant au départ avec la contrebande, la méthode fera rapidement des émules, tant la tentation de réduire les coûts de fonctionnement est grande chez les armateurs confrontés à une concurrence de plus en plus exacerbée.

L'opération est simple : le propriétaire d'un bateau dans un pays "X" l'enregistre dans un pays "Y", un pays qui sera bien sûr nettement moins gourmand en matière d'impôt sur le revenu de l'armateur, moins regardant sur les normes de sécurité pour le bâtiment et beaucoup plus laxiste à l'égard des conditions de travail et des garanties sociales des équipages qui seront eux bien souvent recrutés dans un troisième pays. Véritables paradis fiscaux avant la lettre, ces zones franches flottantes ont même reçu l'aval des Nations unies qui légitimaient la pratique dès 1986 au grand dam de la Fédération internationale des travailleurs du transport (ITF) qui ne cesse depuis 1948 d'en dénoncer les abus.

Car si les pavillons de complaisance permettent à leurs heureux propriétaires de substantielles économies, le système est loin d'être étanche et dépourvu de risques. Les chiffres en attestent. Totalisant 19.000 navires sur une flotte mondiale qui en compte 95.000, soit 20 % du total, les pavillons de complaisance représentent, pour l'année 1998, 40 % du nombre de naufrages enregistrés (39 navires sur 94). Selon l'ITF, 46 % des pertes en tonnage seraient attribuables à seulement huit pavillons de complaisance sur les 27 identifiés comme tels par la fédération internationale. "Parmi les dix registres qui détiennent la palme des tonnages perdus, on trouve cinq pavillons de complaisance", indique l'ITF, citant le Cambodge qui vient en première place, Saint-Vincent, bon deuxième, Antigua (8e), Chypre (9e) et Belize (10e). Le Liberia, qui a attribué son pavillon à pas moins de 510 pétroliers, détient, lui, le triste record des pertes en tonnage au cours des cas les plus graves de pollution enregistrés entre 1963 et 1996. Sur 36 marées noires recensées pour leur gravité pendant cette période, 14 ont été le fait de pavillons libériens déversant au total pas moins de 1,2 million de tonnes de fioul dans les océans.

Erika

L'Erika était loin d'être un bâtiment modèle avant de venir polluer la Vendée : immobilisé à quatre reprises après des contrôles portuaires il avait déjà subi deux échouages et des inspecteurs avaient constaté aux moins deux avaries au cours de ses 25 ans de carrière.

Les accidents relancent chaque fois, bien légitimement, la polémique autour des pavillons de complaisance. Pourtant les conditions de travail des marins que le système génère semblent, elles, laisser les responsables maritimes plus indifférents. Les inspections de l'ITF et celles effectuées par les autorités de contrôle de l'État du port confirment pourtant que beaucoup d'équipages sont exploités, surmenés, sous-payés, mal nourris et manquent d'eau potable. L'absence de normes dans les pays d'immatriculation permet aux armateurs de se dispenser d'assurer la formation des équipages en matière de sécurité et, à la recherche de main-d'œuvre bon marché, peu de propriétaires s'inquiètent de savoir si les marins qu'ils ont recrutés aux différentes escales sont capables de communiquer entre eux. Les pavillons de complaisance symbolisent ainsi la "mondialisation" dans ce qu'elle a de plus pervers : absence de règles, concurrence acharnée, exploitation et irresponsabilité en cas d'accidents. Bref la loi de la jungle. Comment pourrait-il d'ailleurs en être autrement? L'Erika, construit au Japon en 1974, était au moment de son naufrage la propriété d'un armateur italien (après être passé dans des mains norvégiennes et grecques), affrété par une multinationale française, battant pavillon maltais (après avoir hissé ceux du Panama et du Liberia), avec à bord un équipage indien. Le règlement judiciaire de l'affaire Erika pourra-t-il être obtenu rapidement? Rien n'est moins sûr. Dans le cas de l'Amoco-Cadiz, qui avait lui aussi suscité une forte émotion, il a fallu attendre 12 ans. En attendant, les mers resteront dangereuses. On estime généralement à plus d'un million le nombre de marins qui servent à bord de pavillons de complaisance et, selon l'ITF, leur sort n'est guère enviable. "Salaires dérisoires, mauvaises conditions à bord, absence de repos adéquats entre de longues périodes de travail, peu ou pas de permission à terre, suivi médical insuffisant, carence de formation à la sécurité...", les doléances de l'ITF sont consignées dans de nombreux rapports. Et des témoignages, l'internationale en a plein ses cales.

Plaintes répétées

Ainsi, quelques mois avant l'échouage du Braer en 1993, l'ITF avait-elle reçu des plaintes de l'équipage. "Il nous manque au moins deux matelots de pont et nous sommes obligés de faire de nombreuses heures supplémentaires", se plaignaient les marins, pour la plupart philippins. Certains officiers totalisaient jusqu'à 200 heures supplémentaires chaque mois et deux d'entre eux qui avaient quitté le navire depuis des semaines pour cause de maladie n'avaient toujours pas touché leurs indemnités au moment de la catastrophe. Depuis, la situation ne s'est pas améliorée. En témoigne le cas du Queen of Vevey rapporté en novembre dernier par l'ITF. Battant pavillon panaméen, ce tanker de 6.500 tonnes construit en 1970 est à l'ancre depuis juillet 1999 à Port Stanley, dans les îles Falkland. Lorsqu'en octobre 1999 le capitaine et les marins descendent à terre, la dernière permission remonte à décembre 1998, date aussi de leur dernier salaire! L'affréteur, Chemoil, une firme ayant son siège en Suisse, a mis la clef sous le paillasson en septembre, et l'on ignore presque tout de son propriétaire panaméen. La vie à bord n'est pas une sinécure. Pas de chauffage, pas d'équipement pour l'hiver, l'eau et la nourriture manquent. Le 29 septembre emporté par une tempête, le navire se couche et devra être remis à flot par des remorqueurs. Déjà en 1998, lorsque son nom est Lady of Monica, son équipage, alors ukrainien et russe, se plaint depuis un port cubain de fuites dans les soutes, d'absence d'un système de ballasts et de mauvaises conditions sanitaires...

L'industrie reconnaît que 80% des accidents en mer sont dus à des erreurs humaines. "Pas surprenant, dit l'ITF, quand on sait que les équipages sont surchargés de travail, sous-payés et incapables de prendre un repos suffisant." Les accidents à bord sont aussi nombreux : chutes dans les écoutilles, membres sectionnés, brûlures, etc. "Tout cela ne semble pas préoccuper outre mesure les propriétaires de navires de complaisance qui se soucient avant tout de leurs cargaisons et du coût de tout retard éventuel dans les livraisons", se plaint l'ITF. Résultat: la profession déplore 2.000 décès par an. Quant aux indemnités aux familles de ces victimes de la mer, elles se font bien souvent attendre. Mme Fernando, la veuve d'un marin sri lankais tué en 1995 au cours d'une manœuvre de déchargement à Port Talbot, mettra plusieurs années à obtenir des dommages et intérêts, bien que la négligence de l'armateur du cargo immatriculé au Bahamas eût été prouvée. Dans un premier temps, celui-ci offrira un arrangement "à l'amiable" à Mme Fernando : 50.000 dollars et l'arrêt des poursuites. Grâce à l'intervention de l'ITF, elle obtiendra plus du double.

Présents dans la plupart des ports, des inspecteurs de l'ITF veillent au grain. Et il ne passe pas un jour sans que l'un ne soit saisi d'une plainte. Le non-paiement des salaires reste le cas le plus fréquent. En novembre dernier, alors qu'il se trouvait à Seattle pour les réunions de la CISL préparatoires à la grand-messe de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), David Cockroft, secrétaire général de l'ITF, fera escale sur le Sea Fox, battant pavillon de Belize et ancré dans le port américain. Il pouvait y célébrer une victoire. Lila Smith, l'inspectrice locale de l'ITF, venait d'obtenir, après trois mois d'efforts, le paiement d'une somme de 200.000 dollars que le propriétaire russe du navire devait aux membres de l'équipage qu'il se chargera de rapatrier à ses frais vers leur Russie natale. En 1997, l'ITF a récupéré pas moins de 37 millions de dollars US en arriérés de salaires dus à des marins employés sur des navires battant pavillons de complaisance. Et le quart des navires de cette flotte sont désormais couverts par des accords ITF qui offrent une protection directe à plus de 80.000 marins.

Il reste que, de l'aveu même de la fédération internationale, les cas dénoncés ne représentent souvent que la pointe d'un iceberg. "Beaucoup de marins employés sur des navires de complaisance ont trop peur de se plaindre", reconnaît l'organisation. À Manille, par exemple, les agences d'embauche de marins, premiers fournisseurs de main-d'œuvre pour la flotte mondiale (plus de 200.000 marins sont philippins), mettent à l'index les gens de mer "qui font des histoires". Et il est fréquent que des capitaines inscrivent la mention "agent provocateur de l'ITF" dans leur livret de débarquement. Certains marins ont même été emprisonnés à leur retour chez eux.

L'ITF a, quant à elle, sa propre liste noire. Elle y a consigné le nom d'une vingtaine d'entreprises d'affrètement, de propriétaires de navires, d'armateurs ou d'agents maritimes peu recommandables. L'un d'entre eux, Adriatic Tanker, ex-propriétaire d'une flotte de soixante bâtiments, devait au moment de sa faillite, en 1996, plus de 5 millions de dollars à ses marins. L'état des navires était tel que leur liquidation n'a jamais permis le remboursement de la dette. Panagis Zissimatos, le patron de cette armada inculpé en Grèce, coule aujourd'hui des jours heureux en Suisse où il a repris des activités... dans l'industrie maritime. Naufrages, faillites, détentions de navire pour contrôle, arraisonnements ou quarantaines, tous les motifs sont bons pour que certains armateurs sans scrupules abandonnent leurs équipages... En espérant que ceux-ci s'en iront sans exiger leur reste, ni salaire ni frais de rapatriement. Entre 1995 et 1998, l'ITF a enregistré 199 cas d'abandon de navires concernant plus de 3.500 marins. Ici aussi, les chiffres ne reflètent sans doute qu'une partie de la réalité. Des données officielles de l'industrie font état de 4.500 cas de naufrages, d'arrêts ou de saisies de bateaux. Quelques jours avant le naufrage de l'Erika au large de la Bretagne, le Global Mariner, un bâtiment affrété par l'ITF dans le cadre d'une campagne mondiale contre les pavillons de complaisance, faisait escale à La Valette. Une occasion pour le "capitaine" de l'ITF, Jean-Yves Legouas, qui dirige sa section maritime, de rappeler à l'ordre les autorités maltaises. Entre 1996 et 1998, pas moins de 443 navires battant pavillon maltais, sur une flotte totale de 1.500, ont été mis à l'arrêt après des contrôles par les autorités portuaires. Seuls Panama et Chypre ont fait pire. Eux aussi des pavillons de complaisance...

Luc Demaret et Jacky Delorme (CISL)

(Suite de l'enquête dans le prochain numéro: "Entre pêcheurs et pirates".)


Croissance modeste du commerce maritime en 1999

L'expansion du commerce maritime mondial qui, pour la première fois en 1998, a dépassé le seuil des 5 milliards de tonnes, s'est poursuivie en 1999. Mais le rythme de sa croissance ne devrait pas dépasser 2,2%, son niveau le plus bas depuis 1987. En cause, estime la Cnuced (1) (Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement), la crise asiatique qui a provoqué une diminution du commerce mondial des marchandises. La flotte marchande mondiale a augmenté de 1,6% par rapport à 1997, soit 788,7 millions de tonnes de port en lourd. Cette augmentation, inférieure à la croissance du trafic, indique, selon la Cnuced, une augmentation de la productivité.

Cette année, l'étude de la Cnuced analyse plus particulièrement l'évolution de la situation en Amérique latine avec deux constats : d'une part, la flotte marchande latino-américaine est la plus vieille du monde (75% de ses navires ont 15 ans et plus – contre 50% en moyenne dans le monde); d'autre part, si la part de l'Amérique centrale, des Caraïbes et du Mexique dans le nombre de porte-conteneurs mondiaux a augmenté sensiblement, passant de 0,6% en 1990 à 3,4% en 1998, cette augmentation est surtout due à un bond dans les inscriptions auprès des pays de pavillons de complaisance (Antigua et Barbade, St-Vincent et les Grenadines).

(1) Review of Maritime Transport, 1999, Cnuced, uniquement disponible en anglais.

L'OMI : le cap sur la sécurité

Active depuis les années 1950, l'Organisation maritime internationale (OMI) a adopté au fil des ans un corpus d'instruments internationaux et de règlements concernant la sécurité et la prévention de la pollution du milieu marin. Aujourd'hui l'organisation compte 156 États membres et nombre de conventions s'appliquent à plus de 98% de la flotte mondiale. La CISL dispose d'un statut consultatif auprès de l'OMI où elle est représentée par l'ITF. Le budget total annuel de l'OMI tourne autour des 60 millions de dollars. La marée noire causée par l'Exxon Valdez en 1989 avait coûté plus de 5 milliards de dollars...

OIT: une attention particulière

Au sein du système des Nations unies, l'Organisation internationale du travail (OIT) a compétence pour ce qui touche à la protection et à la préservation de l'environnement marin et étant donné les dures conditions de vie et de travail propres aux marins, la Conférence internationale du travail tient régulièrement depuis 1920 des sessions maritimes spéciales. Elles ont débouché sur l'adoption de plus de 60 conventions et recommandations. Parmi ces instruments, la convention 147 est la norme considérée comme principale par la profession. Cette convention garantit le respect à bord des navires marchands de tout un éventail de normes portant sur la sécurité (y compris celle ayant trait à la compétence de l'équipage, à la durée du travail et à son effectif), sur un régime de sécurité sociale et sur les conditions d'emploi. Parmi les pays de complaisance ne l'ayant pas ratifiée figurent Malte et le Panama.