La guerre du chocolat est terminée. À ma droite, les vainqueurs : les entreprises de l’agroalimentaire. À ma gauche, les vaincus : nos papilles gustatives, mais aussi, et surtout, les travailleurs du cacao dans les pays en développement. Place, donc, au marché. Une fois de plus.


"La décision du Parlement européen approuvant l’autorisation de fabriquer du chocolat à base de graisse végétale à la place du cacao représente une victoire pour les entreprises multinationales, au préjudice des consommateurs. Elle mènera à la ruine un grand nombre de pays producteurs et de travailleurs du secteur du cacao dans les pays pauvres." C’est en ces termes que la Fédération mondiale des travailleurs de l’agriculture, alimentation et hôtellerie (1) regrette l’approbation, le 15 mars, de la "directive chocolat". Cette déception est assez largement partagée; nombreux sont ceux qui attendaient du Parlement européen une attitude moins soumise aux intérêts économiques.
C’est l’épilogue d’un feuilleton de vingt-sept ans. En 1973, en effet, les pays entrant alors dans l’Union européenne (Royaume-Uni, Irlande, Danemark) ont conservé le droit d’introduire jusqu’à 5 % de matières grasses végétales dans leur chocolat, alors que la règle européenne obligeait à n’utiliser que du beurre de cacao (lire l’encadré). Même scénario plus tard, avec l’arrivée du Portugal, puis de l’Autriche, de la Suède et de la Finlande. Le chocolat anglais, par exemple, ne correspondait dès lors pas aux normes de huit autres pays européens. L’uniformisation pouvait se faire dans deux sens : par le haut ou par le bas.

Victoire du marché
La directive en préparation depuis 1996 décidait de transformer l’exception en normes, suscitant la résistance acharnée de la France et de la Belgique, principalement concernées parce qu’elles abritent des petits producteurs. Les Anglais ne s’y trompent pas, le quotidien The Guardian titrant : désormais "le chocolat britannique est assez bon pour l’Europe", tandis que Keith Vaz, ministre chargé des relations avec l’Europe, s’est réjoui de la décision, qui avantage notamment la grande société Cadbury.
L’intérêt pour les grandes entreprises, anglaises et autres, est évident : les graisses végétales autorisées sont moins chères que le cacao et leurs sources d’approvisionnement sont plus diversifiées. Mais elles sont aussi de moins bonne qualité diététique et gustative. Les consommateurs gagneront sur le prix ce qu’ils perdront en qualité. Les entreprises chocolatières ne nient pas cette conséquence. Elles en ont même fait un argument en leur faveur, puisque le choix est désormais laissé au consommateur : payer la qualité qu’il souhaite. C’est la nette victoire du marché sur la réglementation.
Mais un marché n’est libre que si les acteurs sont bien informés. Or, pas naïves pour autant, les grandes entreprises chocolatières ont exercé un lobby auprès de l’Union européenne pour éviter l’obligation de mentionner sur l’emballage que leur produit "contient des matières végétales autres que le beurre de cacao". Au contraire : il reviendra maintenant aux producteurs respectueux de l’intégrité du chocolat de convaincre eux-mêmes les acheteurs (2). Ils pourraient le faire par le biais d’un label, comme l’idée en circule déjà en Belgique. Encore leur faut-il se mettre d’accord sur les critères... et le financement de la promotion de ce label, inefficace sans cela.

Les petits paysans
Dans les pays producteurs de cacao, la mesure européenne aura des effets catastrophiques. La FEMTAA signale qu’en Afrique, 1,2 million de familles paysannes (11 millions de personnes, d’après les organisations de commerce équitable) vivent de la culture du cacao, "le meilleur du monde", sur des plantations de quatre à cinq hectares. Quatre des six premiers pays producteurs sont africains : la Côte d’Ivoire (40% à elle seule), le Ghana, le Nigeria et le Cameroun. L’Indonésie et le Brésil s’intercalent entre eux. L’Europe occidentale représente 40% de la consommation mondiale, tout en important 85% de son cacao d’Afrique de l’Ouest. Ces dernières années déjà, le prix du cacao a chuté sur le marché mondial : de 1.150£ la tonne en 1997 à 560£ au début de cette année. En Côte d’Ivoire, la baisse est déjà de 40% depuis la fin de la campagne 1998/1999, selon M. Sona Ebaï, secrétaire général de l’Alliance des pays producteurs (Fraternité Matin, 21 février 2000). À l’exception du Ghana, tous les autres pays producteurs sont déjà confrontés à une mévente de leurs produits, a ajouté M. Ebaï. L’excès de l’offre sur la demande, dû notamment à des investissements massifs encouragés par la Banque mondiale, va s’accroître. M. Tiemene Sainy, conseiller commercial de Côte d’Ivoire auprès de l’Union européenne, estime à 800 millions US$ par an la perte pour les pays producteurs (Le Soir, 16 mars 2000).
Les partisans de la directive affirmaient que le tiers-monde serait néanmoins bénéficiaire, parce que le texte prévoit que les matières grasses végétales devront provenir des pays en développement : beurre de karité, huile de palme... Mais personne ne peut dire dans quelle mesure ces produits seront réellement utilisés, tant les mesures de contrôle font défaut.
Il reste enfin la possibilité pour l’Union européenne de mettre des fonds de compensation à la disposition des pays producteurs de cacao. Mais une fois de plus, ce serait "privatiser les bénéfices et collectiviser les coûts".

Avant la directive :
Le chocolat est obtenu à partir de produits du cacao et de sucres contenant pas moins de 35% de matière sèche totale de cacao (dont 18% de beurre de cacao et 14% de cacao sec dégraissé).

Après la directive :
Possibilité de remplacer une partie du beurre de cacao par maximum 5% d’autres matières grasses végétales ("MGV" : karité, illipé, sal, huile de palme, kokum gurgi, noyaux de mangue).

 

Chocolat traditionnel
En Belgique, une association va voir le jour en juin pour promouvoir le vrai chocolat de qualité. Cette association, "Traditional and Quality Chocolate Association", entend développer une marque collective de chocolat sans matières grasses végétales. Elle a été lancée à l’initiative du ministre de l’Économie, Charles Picqué.



André Linard CMT-Info

(1) La FEMTAA est affiliée à la Confédération mondiale du travail.
(2) La directive telle qu’adoptée par le Conseil et le Parlement oblige finalement la mention "contient des matières grasses végétales en plus du beurre de cacao". Aux consommateurs à rester vigilants !...