Il y a près de 90 ans étaient enregistrés, aux États-Unis, les tout premiers disques de jazz. Cette nouvelle musique, que découvre alors la société occidentale américaine et européenne, tire ses lointaines origines des chants d'esclaves noirs « importés » dans les champs de coton et de cannes à sucre du Sud des USA. De la rencontre entre ces worksongs, dérivés de la musique africaine, l'influence de la société américaine et la musique européenne naîtra peu à peu un nouveau genre musical qui exprime le plus souvent, pour les Noirs, la souffrance, la solitude, la révolte mais dont la société américaine percevra assez rapidement le profit commercial qu'elle peut en tirer (*).

 

Il serait cependant par trop caricatural de considérer le jazz comme une musique exclusivement « noire » qui aurait été pillée par les Blancs. Le jazz est en réalité un produit multiculturel auquel ont contribué des musiciens issus certes des générations d'esclaves, mais aussi des musiciens blancs américains et européens (pour n'en citer qu'un : le guitariste manouche Django Reinhardt né à... Liberchies en 1910). Si ce genre s'est construit, et continue de se construire, par l'apport permanent de cultures et traditions musicales différentes – allant des fameux worksongs aux chants religieux en passant par la musique classique, le latino, etc. –, il n'aurait cependant pu exister sans sa racine historique la plus déterminante : le blues. Aujourd'hui encore, le jazz est un style musical qui continue de s'enrichir du croisement des cultures et qui, tout en s'enracinant dans une tradition bien établie, cherche sans cesse à la dépasser. En bref : une fameuse auberge espagnole...

Trafic d'esclaves

Les premiers esclaves africains ont débarqué en Amérique du nord au XVIe et, surtout, au début du XVIIe siècle, soit il y a environ 400 ans. Pas de leur plein gré, bien sûr, mais victimes du fameux « commerce triangulaire ». Un commerce qui s'est largement développé au XVIIe siècle et qui fut une source immense de profits pour l'Europe. En résumé : des navires partaient de ports atlantiques (Bordeaux, Nantes, etc.) chargés de verroterie, d'alcool, de fusils. Dans les comptoirs côtiers africains, les chefs coutumiers recevaient ces marchandises en échange de prisonniers. Ceux-ci étaient échangés en Amérique contre du rhum, du sucre, du tabac ou encore des métaux précieux. Au terme de leur voyage, les navires retournaient en Europe, les cales remplies de précieuses marchandises (1). Quant aux prisonniers, eux, ils se retrouvaient – sans trop comprendre ce qui leur était arrivé – esclaves dans des plantations appartenant aux colons anglais ou français des Antilles. Selon certaines estimations, ce sont ainsi une quinzaine de millions de Noirs qui furent déportés entre le XVIIe et le XIXe siècle. Mais surtout, dès la fin du XVIIe, les esclaves devinrent plus nombreux que leurs maîtres, ce qui entraîna – la crainte des révoltes aidant – l'élaboration de statuts juridiques spécifiques (« Code Noir » de 1685, voir encadré page suivante). À noter, le décalage total entre ces codes et les idées philosophiques qui étaient en train de s'épanouir en Europe (le Siècle des Lumières). En ces temps, l'esclavage ne semble gêner personne, ni les grands philosophes de l'époque, ni les colons, ni la bourgeoisie, ni l'aristocratie, qui tous en tirent des profits énormes. Il faudra attendre la fin du XVIIIe siècle pour que certains scrupules émergent. En 1777, l'esclavage est interdit pour la première fois au monde dans l'État du Vermont. En 1808, les États-Unis prohibent l'importation de nouveaux esclaves.

Les worksongs

Au travail dans les champs, la première génération d'esclaves accompagnera son labeur de mélopées et litanies africaines. « Bien qu'il fût courant en Afrique occidentale de chanter en travaillant, il est manifestement très différent de cultiver son propre champ dans son propre pays et de faire un travail forcé dans un pays étranger », écrit LeRoi Jones, l'un des premiers professeurs et écrivains noirs à avoir consacré un ouvrage très documenté à l'histoire du blues (2). La condition sociale de ces travailleurs forcés en pays étranger est, bien sûr, elle aussi très différente de celle des paysans africains vivant dans leur village. Les générations suivantes des esclaves vont progressivement développer les « worksongs », qui tirent leurs origines de la musique africaine, mais commencent déjà à s'en éloigner. Et ce, en raison de l'évolution inhérente à la transmission des traditions, mais également du fait que les colons blancs vont rapidement interdire aux Noirs de pratiquer leurs coutumes – « barbares » –, l'invocation de leurs dieux – trop dangereuse – et l'utilisation de tams-tams – risquant d'inciter à la révolte. Les premiers descendants des esclaves seront donc coupés de leurs références rituelles et culturelles. Parviendront à subsister essentiellement les rythmes et l'antienne (un chanteur soliste improvise un solo, et le chœur lui répond). Ces chants de travail accordent déjà une place importante à l'improvisation. Pour le reste, l'influence américaine se fait rapidement sentir. « Le parler africain, les coutumes africaines, la musique africaine, tout cela a été transformé par l'expérience de l'Amérique et a pris une forme proprement américaine » (3).

Pendant plus de deux cents ans se développeront ces worksongs. Ce qui commencera à faire sortir ces chants des champs est une affaire de... théologiens ! Du moins, indirectement. En effet, jusqu'au début du XIXe siècle, il n'était pas question pour les maîtres blancs, ni d'ailleurs pour les théologiens, de convertir les esclaves noirs à la religion chrétienne ; ces derniers étant à peine mieux considérés que des animaux. Au début du XIXe siècle, des méthodistes et des baptistes commencent cependant à envoyer des ministres prêcher parmi les esclaves. L'évangélisation des Noirs sera à l'origine des premières églises chrétiennes noires, dont le rôle social deviendra peu à peu déterminant. Ces églises constituent en effet le seul lieu où l'esclave peut commencer à se sentir à l'abri de la domination blanche. Elles deviendront de véritables « centres culturels », lieux d'expression, de chants, de concerts et d'activités diverses permettant pour la première fois aux esclaves de « se livrer à des activités vaguement humaines ». Sur le plan musical, c'est cette fois la rencontre entre les cantiques blancs et les procédés de la musique africaine qui fera émerger une nouvelle forme de chants : le gospel et le negro spiritual. Selon LeRoi Jones, c'est dans ces vieilles églises noires, avec les nouveaux arrangements des voix des chœurs et les nouvelles harmonisations, que se trouve la « matière première » utilisée plus tard par les musiciens de jazz de la Nouvelle-Orléans...

Affranchissement des esclaves...

L'esclavage commença à disparaître au début du XIXe siècle dans les États du Nord de la jeune Amérique (disparition qui ne signifie alors nullement reconnaissance des droits civiques et politiques). En revanche, il connaissait à la même période son apogée dans les États du Sud – et en particulier dans les plantations de coton. C'est dans le contexte troublé de la guerre de Sécession (1861-1865) que l'esclavage fut finalement aboli par le 13e amendement de la Constitution des États-Unis, entré en vigueur le 18 décembre 1865. Plus qu'à une simple émancipation, c'est à une reconfiguration progressive de la condition sociale des Noirs que l'on assistera alors. Il ne faudrait cependant pas croire que l'affranchissement des esclaves signifiait pour eux une intégration totale et immédiate à la société américaine. Ceux-ci étaient encore et toujours privés d'instruction, de terres, de droits civiques, de pouvoir économique ; ils étaient maintenus à l'écart de la société par des lois qui organisaient la ségrégation, et visaient à interdire le mélange des races. Des organisations telles que le Ku Klux Klan tentaient d'ailleurs de contraindre les Noirs, par la terreur, à renoncer aux droits qu'ils pouvaient obtenir (organisation qui existe d'ailleurs encore et toujours).

...et naissance du blues

Avec l'affranchissement, les esclaves sont séparés de leurs anciens maîtres, mais ils sont également séparés de leur groupe ; pour survivre, il leur faut désormais intégrer le mode de vie occidental, c'est-à-dire se trouver un travail (souvent indépendant) et reconstituer une famille (les liens familiaux avaient été volontairement désintégrés par les maîtres). Si, sous l'esclavage, le « terreau » des worksongs, negro spirituals et autres gospels avait été la vie collective, les affranchis se retrouvent soudain isolés et dispersés dans le pays, à la recherche d'un travail. Certains d'entre eux resteront dans le sud, d'autres partiront à l'ouest et au nord, dans les grandes villes en voie d'industrialisation et en manque de main-d'œuvre. C'est de cette individualisation que va naître le blues. Ce ne sont plus des chants – ou lamentations – collectifs, mais des chants – ou lamentations – individuels. Le chœur n'est plus là pour répéter les litanies des solistes ; les références à l'Afrique, où le chanteur soliste est une réalité pratiquement inconnue, s'évaporent. En revanche, la lutte pour la subsistance devient la réalité quotidienne. Pour la première fois, le Noir a besoin d'argent pour vivre. Cela se traduira aussi dans ses chants, les paroles se transforment : « avant, de l'argent, j'en avais pas b'soin jamais. Maintenant i'm'en demandent partout où je vais ». Ce n'est plus tant le travail au champ qui est chanté, mais la solitude, les errances, les femmes, la mule fatiguée, les chiens dressés pour la chasse au nègre, les incendies et les voyages, l'alcool et la maladie, les jeux, les juges et les shérifs, la prison et la sécheresse, les fleuves (le Mississipi), le feu et le ciel, la guerre, la boxe... Le plus souvent, le blues est une musique plaintive et mélancolique, qui correspond à l'intégration progressive, mais marquée par l'exclusion sociale, des Noirs dans la société américaine.

L'apparition du jazz

Le jazz trouve son origine dans ce blues, qui devient instrumental, prend une forme dérivée et s'engage dans sa voie propre. Les spécialistes affirment que le jazz est né à La Nouvelle-Orléans. Ce n'est probablement pas faux, mais c'est certainement incomplet. Le jazz n'aurait pas pu exister sans le blues, lequel a été chanté par des milliers de Noirs affranchis un peu partout dans le Sud. Le fait que l'influence française ait été très marquée à La Nouvelle-Orléans, avec ses quadrilles, menuets, et aussi ses fanfares et ses instruments de musique (clarinettes, trombones, trompettes...) et ses marches militaires a exercé une forte influence sur les Noirs. Ceux-ci créèrent leurs propres fanfares après l'Émancipation, qui jouaient dans toutes sortes de circonstances : bals, pique-niques, processions funèbres (avec le fameux « When the Saints go marchin'in »), etc. Grâce à ces fanfares, les Noirs apprirent à jouer avec de plus en plus de virtuosité les instruments européens : clairons (récupérés sur les champs de bataille de la guerre de Sécession), trompettes, trombones, tubas... Le ragtime, joué par des pianistes noirs, fit également son apparition. Cette musique syncopée fut l'une des premières expressions uniquement instrumentales de la musique afro-américaine et eût une influence sur les orchestres de La Nouvelle-Orléans. À la fin du XIXe siècle, la musique de fanfare céda progressivement la place à des orchestres fixes orientés sur le blues « c'est-à-dire ce qu'on appelait les orchestres jass ou dirty (sales) » (4). Ici intervient une différence fondamentale entre la culture des musiciens blancs et celle des musiciens noirs. Pour le musicien blanc, la musique est quelque chose qui s'apprend, se pratique studieusement. C'est de l'art, qui n'a à peu près aucun rôle fonctionnel. Pour les Noirs, la musique avant tout se joue. Ce n'est pas de l'art abstrait, c'est un moyen d'expression. La tradition africaine ignore la formation musicale. On part du principe que tout le monde est capable de chanter. Ainsi ce commentaire d'un violoniste blanc au début du XXe siècle : « Je ne sais pas comment ils font mais, nom de Dieu, ils y arrivent. 'Sont pas fichus de vous dire ce qu'il y a d'écrit sur le papier (partition), mais ce qu'ils en sortent, c'est du tonnerre ».

Prise de conscience

Si, au début du XXe siècle, la plupart des Noirs vivaient dans des régions rurales, à partir de 1914, un exode commença : des dizaines de milliers de Noirs s'installèrent dans les grandes villes industrielles du Nord (Chicago, Detroit, New York), en quête d'emplois et de logements. La guerre en Europe stoppa en effet le flot continu d'émigrants européens, et la production industrielle en Amérique ne cessait de croître, ce qui renforcait les besoins de main-d'œuvre. Dans ces villes, bars et cabarets fournissaient aux musiciens d'innombrables occasions pour se produire. Un instrument prit plus d'importance : le piano. Le blues chanté et joué à la guitare sera adapté au piano pour donner naissance au boogie-woogie.

Par ailleurs, le développement des maisons de disque donnera lieu aux premiers enregistrements de disques. Étonnamment, le premier disque de jazz fut enregistré en 1917 par un orchestre blanc. Cela dit, les succès des chanteuses noires de blues, de spiritual, de gospel et de jazz ouvrirent très rapidement, pour les producteurs, des marchés « raciaux » encore inexploités. Entre les années 20 et les années 40, l'affaire se révéla fort rentable.

Les deux guerres mondiales auront un impact politique important sur les Noirs. Ceux-ci prendront conscience durant cette période de la singularité de leur condition en tant qu'Américains de couleur. L'injustice dont ils étaient victimes n'était pas leur « sort », mais était un « mal » à combattre. Des mouvements et organisations nationalistes noires vont naître : le mouvement de Marcus Garvey, qui préconisait le retour des Noirs en Afrique, la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People), etc. En outre, en octobre 1929, la Grande Dépression entraîna la fermeture d'innombrables usines et de bureaux. En quelques années, 14 millions de personnes furent réduites au chômage, dont une majorité de Noirs.

C'est de cette histoire tourmentée qu'est né le jazz... D'aucuns estiment que c'est cette période, le début du XXe siècle, qui marque le pillage par les Blancs d'une tradition musicale inventée et sans cesse renouvelée par les Noirs. Le blues était « directement lié à l'expérience noire », et certains vont jusqu'à réfuter aux Blancs la possibilité de pouvoir chanter du vrai blues.

Au milieu du XXe siècle, le blues est partout, dans les villes et les campagnes. Cependant, le marché du disque, le vinyl, les nouvelles possibilités d'enregistrement, les juke-box, l'essor des stations de radio, l'industrialisation culturelle, etc. lui imposent une évolution plus commerciale, le rythm and blues, dans les années cinquante, puis le rock and roll, la soul, le funk, le pop, soumis à l'impérialisme du hit-parade. Même si le blues, le vrai, poursuit sa route.

Christophe Degryse

(*) Merci à Marc Lelangue pour ses commentaires avisés.

(1) Voir, sur ce sujet, le site « Hérodote, Jours d'histoire » et, en particulier, http://www.herodote.net/motesclave5.htm

(2) LeRoi Jones, « Le peuple du blues. La musique noire dans l'Amérique blanche », aux Éd. Gallimard, coll. Folio, 1968, pour la version française.

(3) Ibid.

(4) Ibid.

 

Extraits du Code Noir (1685) « concernant les esclaves nègres d'Amérique »

Article 7

Défendons [à tous nos sujets] de tenir le marché des nègres et de toute autre marchandise auxdits jours [de dimanche et de fêtes], sur pareille peine de confiscation des marchandises qui se trouveront alors au marché et d'amende arbitraire contre les marchands.

Article 12

Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents.

Article 15

Défendons aux esclaves de porter aucunes armes offensives ni de gros bâtons, à peine de fouet et de confiscation des armes au profit de celui qui les en trouvera saisis, à l'exception seulement de ceux qui sont envoyés à la chasse par leurs maîtres et qui seront porteurs de leurs billets ou marques connus.

Article 16

Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différents maîtres de s'attrouper le jour ou la nuit sous prétexte de noces ou autrement, soit chez l'un de leurs maîtres ou ailleurs, et encore moins dans les grands chemins ou lieux écartés, à peine de punition corporelle qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de lys ; et, en cas de fréquentes récidives et autres circonstances aggravantes, pourront être punis de mort, ce que nous laissons à l'arbitrage des juges.

Le code noir prévoit, tout de même, quelques articles destinés à protéger le « bien-être » des esclaves. Ainsi :

Article 25

Seront tenus les maîtres de fournir à chaque esclave, par chacun an, deux habits de toile ou quatre aunes de toile, au gré des maîtres.

 

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