Première ligne de clivage entre les amis : que faire de l’héritage ? Grosso modo, deux thèses s’affrontent. Celle dont Hugues Dayez s’est fait le plus éloquent porte-parole (1) versus celle des propriétaires actuels des droits, la veuve d’Hergé et son mari, Fanny et Nick Rodwell (2).

 

Pour dire vrai, chacune des deux thèses a des arguments légitimes pour elle. Rodwell a mis en place tout un dispositif de promotion du personnage, via notamment des publications nouvelles, des boutiques spécialisées, un merchandising de produits de qualité et le soutien à de nombreuses initiatives qui le sollicitent. Dayez reproche plusieurs choses à la formule.
Premier reproche, elle fait de Tintin un produit de luxe, de plus en plus inaccessible. En contrepoint, Rodwell explique que le respect de l’œuvre passe par la protection soignée de l’image de Tintin. Il faut éviter qu’on en fasse n’importe quoi : " Il n’est pas vraiment indispensable de brouiller l’image de Tintin dans des opérations publicitaires, pour des marques de moutarde ou d’huile de moteur " (3). Reconnaissons que cette discussion n’est pas la plus importante : l’essentiel est l’accès aux albums à un bon prix. Le reste relève tout simplement d’un choix stratégique d’entreprise.

Les gardiens du temple
Second reproche, la société " Moulinsart " se serait érigée en une sorte de " gardien du temple ", cherchant à contrôler tout ce qui se fait et s’écrit autour de Tintin, en sanctionnant par le refus toute demande d’autorisation de reproduction de vignettes pour illustrer un écrit n’ayant pas obtenu l’imprimatur. Or, beaucoup de choses s’écrivent à l’initiative de nombreux amateurs de Tintin, sans qu’il y ait une ligne unique. Cette notion d’imprimatur ne peut être assimilée à de la censure, puisque cela n’interdit nullement la publication, mais ce ne sera pas à " Moulinsart ", et sera sans illustration tirée de l’œuvre. Il n’empêche, ce reproche est beaucoup plus gênant. On se retrouve bien en " religion " dans ce qu’elle a de sordide : un lieu définit le dogme; tout qui ne s’y plie pas est excommunié, et ses œuvres mises à l’index. Des amis et avocats de Tintin, parmi les meilleurs, peuvent ainsi devenir des réprouvés (4). Il ne fait guère de doute que ce conflit s’auto-alimente perpétuellement par les rancœurs accumulées de part et d’autre. D’autant que l’option actuelle des héritiers ne s’est pas imposée d’emblée. Immédiatement après le décès, la gestion a été pilotée par Alain Baran, l’ancien secrétaire d’Hergé. Ce n’est qu’après quelques années que les Rodwell se sont réellement investis, prenant le contrôle des opérations au terme de péripéties qui ont laissé des traces chez ceux qui les ont vécues. Il y a donc clairement un " avant " et un " après " prise de contrôle, et donc sans doute pour certains, un âge d’or et des temps difficiles.


À (re)prendre ou à laisser ?
Troisième reproche, l’œuvre serait enfermée dans la naphtaline et dès lors destinée à mourir, tout simplement parce qu’on l’empêcherait de continuer à vivre : "Pour entretenir l’intérêt, il faut de nouveaux albums." D’accord, mais est-ce une si bonne idée ? Les reprises, parfois sont des succès, à un point tel que le repreneur peut éclipser le créateur (cas de Spirou, où Franquin a éclipsé Rob-Vel, et même Jijé), mais souvent sont désolantes (Franquin, toujours lui, peu prudent, a vendu son personnage du marsupilami, ainsi que sa signature. Cela autorise une maison d’édition peu scrupuleuse à mettre en vente des albums du personnage, signé du nom d’un auteur qui, forcément puisqu’il est décédé, n’a plus rien à voir avec la piètre production soumise à nos lectures). Il vaut sans doute mieux pour Tintin d’être sérieusement protégé et de n’avoir pas à subir une dérive " à la marsupilami ". De toute façon, Hergé lui-même a exprimé de son vivant et de la façon la plus claire son refus d’une quelconque continuation (5). Ne faut-il cependant pas faire une exception pour l’album inachevé Tintin et l’Alph-Art ? Un courant regrette qu’autorisation n’ait pas été donnée à Bob De Moor, le principal collaborateur d’Hergé, pour terminer le travail (6). Les deux points de vue se valent. Pour notre part, nous apprécions la symbolique que représente une œuvre inachevée, pour cause de mort. D’autant que la toute dernière planche scénarisée et (très) sommairement esquissée ouvre au mystère et au trouble : Tintin est prisonnier, condamné à mort, appelant au secours, ne sachant pas comment s’en sortir…

Un dernier aspect mérite d’être évoqué, parce que lui aussi véhicule sa polémique : les piratages, et le sort qu’il faut leur faire.

Un pirate n’est pas l’autre
(7).

D’abord, la " création " nouvelle, souvent pastiche bâclé, aux contenus gravement inintéressants, généralement grossiers (Tintin en Suisse). L’intention est double : nuire et faire de l’argent. Un certain tam-tam s’organise, suffisamment d’afficionados sont intrigués et cherchent à se procurer un album vendu sous le manteau, à un prix nettement surfait sous l’argument que la pièce est réputée être rare. Que les titulaires des droits sur le personnage se défendent farouchement, et protègent les lecteurs de l’arnaque, n’est que justifié.
Ensuite, il y a tout simplement les albums du marché qui sont édités illégalement par d’autres maisons que la maison titulaire. C’est un phénomène surtout asiatique. Là aussi, les poursuites sont justifiées.
Enfin, il y a des pastiches d’authentiques admirateurs de l’œuvre. Il existe toute une série d’albums où de nouvelles histoires sont construites en ne réutilisant pratiquement que des images extraites de l’œuvre initiale. D’une certaine manière, c’est un travail de fou, qui produit parfois des résultats assez amusants (L’énigme du troisième message). Parfois, le pastiche consiste à dessiner une nouvelle histoire dans son intégralité. Ces admirateurs ne sont pas poursuivis. D’autant que, généralement, le tirage est vraiment confidentiel et destiné aux seuls amis de l’auteur. Seulement, dans les amis se glisse souvent un filou, qui s’empare du travail, et s’en va l’éditer à des milliers d’exemplaires de son côté. C’est la blague qui vient d’arriver à un compatriote, qui signe du nom de Bud E. Weyser un Tintin en Thaïlande, désormais diffusé en anglais et en français.
Reste le cas de L’Alph-Art. Cet album a été terminé quatre fois. Dans la foulée des esquisses publiées officiellement en 1986, un certain Ramo Nash a vite bâclé quelque chose. Depuis lors, d’autres versions ont été proposées, parfois de meilleure qualité, mais avec des tirages dérisoires (dans un cas : 30 exemplaires seulement). Toutes ces versions ont été ensuite piratées.
La question de la meilleure façon de lutter est en pleine actualité. Faut-il prohiber ? Ou au contraire casser le marché du piratage, tout simplement en profitant de l’outil internet pour permettre des téléchargements gratuits ? Des amis de Tintin ont créé un site qui est une véritable encyclopédie du piratage (8). Jusqu’à une date récente, il était possible d’accéder gratuitement aux Alph-Art piratés. Moulinsart a demandé que cesse cette diffusion, au nom, au contraire, d’une politique de prohibition. Les responsables du site se sont exécutés. Un débat qui en rappelle d’autres…

Pour en savoir plus

L’ouvrage n’est pas tout récent (1996), mais il demeure une référence. Pierre Assouline, directeur de la rédaction du magazine Lire, collaborateur de RTL et de L’Histoire s’est plongé dans une enquête qui l’a mené non seulement dans des archives inédites d’Hergé, mais également dans des fonds jamais ouverts de ses proches ou de la justice belge. L’apport de centaines de témoignages fait de cet ouvrage " la " biographie d’Hergé, qui entraîne les amateurs dans les coulisses de la création des vingt-trois albums de Tintin et Milou...

Pierre Georis

  1. Hugues Dayez : Chronique de l’après-Hergé. Tintin et les héritiers, Éd. Luc Pire, Bruxelles, 1999.
  2. La gestion des droits s’opère par l’intermédiaire de la société Moulinsart SA, 162, avenue Louise, à 1000 Bruxelles.
  3. On ne garantit pas que Rodwell ait prononcé textuellement cette phrase. Mais elle résume le sens de diverses déclarations.
  4. Quatre "réprouvés célèbres" de la planète Hergé : Hugues Dayez (Tintin et les héritiers), Pierre Sterckx (Tintin et les médias), Albert Algoud (Tintinolâtrie) et Benoît Peeters (Le monde d’Hergé). Certains de ces auteurs ont été en grâce un moment avant d’être bannis. Source : Bo Doï, n°40, avril 2001. Ce même numéro de la revue interroge l’avocat de la famille Rodwell. Il convient de signaler que, sur le droit de reproduction, il tient des propos plus nuancés que ceux qu’on prête à son commanditaire : parce qu’il existe un droit de citation, toute reproduction ne nécessite pas systématiquement autorisation préalable. L’exécution de bonne foi du droit de citation se juge au cas par cas.
  5. Numa Sadoul, Entretien avec Hergé, Éd. Casterman, Tournai, 1969.
  6. Si Bob De Moor a été convaincant en collaborateur d’Hergé et dans son art du pastiche, cela n’en a pas fait pour autant un "grand repreneur". En tout cas, la finalisation du dernier album d’Edgar P. Jacobs est complètement loupée (Les trois formules du professeur Sato). Le meilleur service à rendre à De Moor aurait été de l’inciter à développer son œuvre propre, qui recèle quelques bijoux trop méconnus (Balthasar).
  7. On ne parlera ici que des albums, mais il faut savoir que l’essentiel du piratage concerne des objets.
  8. Site officiel : http://www.tintin.com, Tintin est vivant !, encyclopédie des pastiches et piratages : http://www.perso.wanadoo.fr/prad/
Dingding au Tibet chinois :
surprenante déviance…

La version légale des 22 aventures de Tintin en langue chinoise a été officiellement lancée le 22 mai 2001 à Pékin lors d'une cérémonie qui a scellé les retrouvailles de Tintin et de la Chine, 65 ans après les rebondissements du Lotus bleu. Exit Tintin au Congo jugé raciste et colonialiste par les Chinois et Tintin au pays des Soviets, jugé insultant à l’égard du communisme. Reste que le marché chinois est un territoire de rêve : 300 millions de jeunes en âge de lire. Perspectives pour Casterman : 20.000 albums d’abord, un million par an dans trois ans. Bref, l’eldorado…
Tintin n'est pas un inconnu en Chine, où des millions de versions piratées en noir et blanc circulent depuis le début des années 1980 en format poche. Mais la nouvelle livraison, rendue en principe possible par un accord entre l'éditeur belge Casterman et la Maison d'édition pour enfants de Chine, se veut une adaptation fidèle de l'original, sans comparaison possible avec les versions pirates. Même format, même papier et mêmes dessins que les albums en français, la version chinoise ne diffère que par la couverture souple et plastifiée et un changement de taille : l'album Tintin au Tibet est devenu Tintin au Tibet chinois dans la langue de Confucius. Consternation chez Casterman lorsque les Belges ont découvert la traduction-trahison en marge d’une réception à l’ambassade de Belgique en Chine, en présence du ministre de la Culture, Sun Xiaz Heng, et du ministre belge des Affaires étrangères, Louis Michel. Casterman n’aurait pas pris garde à cette subtilité de traduction… (1). Envahi en 1950 – " libéré ", disent les Chinois –, le Tibet est une région autonome où sévit une sévère répression. À Pékin, parler de " Tibet chinois " est au moins un pléonasme. L’expression n’existe en fait ni dans le parler courant, ni dans le langage officiel… Suite au tollé provoqué en Belgique, les Chinois auraient finalement promis de rétablir le titre original Tintin au Tibet mais seulement au deuxième tirage de l’album. Une promesse apparemment précaire, à l’heure où nous écrivons ces lignes...

C.M.

  1. Pour rappel, Nick et Fanny Rodwell (la veuve d’Hergé et présidente de la Fondation Hergé), sont des amis personnels du Dalaï Lama et n’ont jamais caché leur sympathie pour le peuple tibétain opprimé. Ils ont organisé une exposition sur ce thème, en 1994, au Musée d’Art et d’histoire au Cinquantenaire.