Pour faire face à la surpopulation carcérale, le gouvernement belge décidait en 2009 de transférer une partie de ses prisonniers à la prison de Tilburg aux Pays-Bas. Chez nos voisins, 20% des cellules ne sont plus utilisées actuellement. Pourtant, derrière ce chiffre, la réalité paraît beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît et le modèle carcéral hollandais semble peu à même de constituer un exemple à suivre pour la Belgique.

 

 En Belgique, en 30 ans, la population pénitentiaire a quasiment doublé, dépassant en 2011 les 11.000 détenus, le taux de détention atteignant les 100 détenus pour 100.000 habitants, pour un peu plus de 50 en 1980. La différence entre le nombre de détenus et le nombre de places disponibles entraîne une situation de surpopulation générale (la densité carcérale est aujourd’hui d’environ 130 %), sachant qu’elle ne touche pas tous les établissements de la même manière, les maisons d’arrêt, par exemple, étant beaucoup plus surpeuplées que les maisons pour peines. Les causes de cette surpopulation sont bien connues : augmentation du nombre de prévenus et allongement de la durée des détentions préventives ; allongement des peines (augmentation sensible du nombre de peines supérieures à 5 ans) ; survenance plus tardive des libérations.
Le 8 avril 2008, sur proposition du ministre de la Justice, le gouvernement adoptait le Masterplan 2008-2012 pour une infrastructure carcérale plus humaine, qui fut complété le 23 décembre de la même année pour s’étendre jusqu’en 2016. L’idée en est que, pour faire face à la surpopulation de nos prisons, il convient d’étendre leur capacité en rénovant les anciennes et en en construisant des nouvelles, soit 2.500 à 2.700 places supplémentaires.

Effet d’aspiration

Une telle option est contestée par la plupart des spécialistes (observateurs comme praticiens) et par les organisations internationales compétentes en la matière au motif que l’augmentation de la capacité carcérale crée un effet d’aspiration qui conduit à ce que les nouvelles places sont rapidement occupées, nécessitant une nouvelle augmentation de capacité et ainsi de suite. Deux éléments doivent être précisés pour saisir les fondements de cette opposition. D’une part, contrairement à une idée reçue, l’augmentation de la population carcérale n’est pas la conséquence mécanique d’une augmentation de la criminalité, le recours à la prison étant même largement déterminé par des facteurs qui n’ont que peu à voir avec l’évolution de la criminalité, tels que l’évolution démographique, la situation économique (et en particulier les crises économiques), le niveau de protection sociale, l’opinion publique ou les médias 1; c’est donc aussi sous cet angle que doivent être appréhendés les principales causes de la surpopulation. D’autre part, depuis une trentaine d’années, force a été de reconnaître non seulement l’incapacité de la prison à assurer sa mission de réinsertion, mais aussi les effets néfastes de l’incarcération tant pour le détenu, ses victimes éventuelles ou la société. En a découlé un principe de plus en plus reconnu, si pas en pratique, du moins dans les discours, de ne recourir à la prison qu’en dernier ressort. Ces deux éléments plaident donc pour une diminution du recours à l’incarcération, soit la voie diamétralement opposée à celle où conduit l’augmentation de capacité pénitentiaire.
Anticipant les critiques, le ministre de la Justice s’inscrivit en faux contre « la thèse selon laquelle une augmentation de la capacité carcérale augmenterait le nombre de détenus », arguant que « le meilleur contre-exemple vient des Pays-Bas, où la capacité a été considérablement accrue. Actuellement, 20 % des cellules ne sont plus utilisées » 2. Ce dernier chiffre est exact, mais la situation est en fait bien plus complexe chez nos voisins et paraît pouvoir difficilement servir d’exemple à la Belgique.
Jusqu’au milieu des années 1980, les Pays-Bas ont connu un taux de détention parmi les plus bas d’Europe (31 détenus pour 100.000 habitants en 1984, contre 72 en Belgique, par exemple) 3, ce qui leur a notamment permis d’ériger en règle l’encellulement individuel. Une telle situation plonge ses racines dans plusieurs aspects de l’histoire du pays, souvent résumés par l’idée de « tolérance » hollandaise 4, ainsi que dans l’influence exercée à l’époque par le mouvement abolitionniste de Herman Bianchi et Louk Hulsman 5. À partir de 1985, d’abord sous le coup d’une montée de la punitivité dans la population et le monde politique, puis de la remise en cause du modèle de société multiculturelle (principalement à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et de l’assassinat du leader populiste Pim Fortuyn en 2002 ainsi que du cinéaste Théo Van Gogh en 2004), les Pays-Bas ont connu un durcissement de leurs politiques pénales et l’inflation carcérale la plus forte d’Europe 6, comparable à celle des États-Unis 7. Le taux de détention est ainsi passé de 31 en 1984 à 100 en 2003 (dans le même temps, celui de la Belgique passait de 72 à 88) 8, pour atteindre 113 en 2007 (95 pour la Belgique) 9.
Pour faire face à cette situation, les Pays-Bas ont, dans un premier temps, entrepris la construction de nouveaux établissements, mais surtout, au début des années 2000, ont abandonné la règle de l’encellulement individuel et ont simplement procédé à un réaménagement des cellules pour permettre l’accueil d’au moins deux personnes. En réponse à une demande d’explication du Comité européen pour la prévention de la torture et des traitements inhumains et dégradants 10, le gouvernement hollandais expliqua que les cellules individuelles avaient été équipées d’une chaise, d’un lit et d’au moins une armoire supplémentaires 11, soit donc, pour l’essentiel, des travaux de menuiserie peu onéreux. Les Pays-Bas se retrouvent ainsi avec une capacité carcérale sans commune mesure avec celle de la Belgique (8.358 places en 2007) : 23.209 places pour 18.746 détenus (densité carcérale de 80,8, soit effectivement 20% de places inoccupées), les institutions pénales pour adultes ayant une capacité de 14.839 places pour 14.602 détenus (densité carcérale de 98,4%) 12.

 Tilburg, degré zéro de la politique pénitentiaire


C’est peu dire que la situation est tendue dans les prisons en Belgique. Conséquence logique d’une surpopulation carcérale endémique qui affecte les droits des détenus et rend les conditions de travail du personnel particulièrement difficiles. En attendant la rénovation des prisons les plus vétustes et la construction de nouvelles (voir l’article de Philippe Mary), le gouvernement belge signait en 2009 avec les autorités néerlandaises un traité international permettant le transfert d’une partie de ses détenus à la prison de Tilburg, une ancienne caserne réaménagée en maison d’arrêt. Actuellement, 650 personnes condamnées en Belgique purgent leur peine aux Pays-Bas, ce qui en fait la plus grande prison pour détenus définitifs de Belgique... Même si les conditions de détention ne sont pas particulièrement mauvaises à Tilburg, surtout si on les compare à la situation actuelle dans certaines prisons en Belgique – du reste indigne d’un État de droit – , cette solution présentée comme « provisoire » par les autorités belges pose question en regard des droits des détenus. Dans un rapport 1 publié par l’Observatoire international des prisons (section belge), la Ligue des droits de l’Homme et la Ligua qui fait suite à une visite sur place, les trois ONGs dénoncent une série de problèmes relatifs à l’aide à la réinsertion, au maintien des liens familiaux et sociaux en raison de l’éloignement et du coût du transport pour accéder à la prison, à l’accès à un avocat... sans oublier que faute d’un encadrement suffisant les libérations conditionnelles sont rendues quasi impossibles, ce qui participe à l’augmentation de la surpopulation carcérale belge. « La prison n’a plus d’autres objectifs que de contenir, parquant les personnes incarcérées en attendant la fin de leur peine ou leur libération conditionnelle » dénoncent les auteurs du rapport. Pour la Ligue des droits de l’Homme, Tilburg constitue ainsi le «degré zéro de la politique pénitentiaire». La location par la Belgique de la prison de Tilburg est prévue jusqu’au 31 décembre 2012, mais avec la possibilité de la prolonger d’un an. Annemie Turtelboom, ministre actuelle de la Justice, vient d’annoncer sont intention de demander cette prolongation. Confirmant une autre crainte exprimée par les opposants à cette prison d’un nouveau genre: que cette situation, présentée comme provisoire par les autorités, s’éternise...

P. T.
1. Le rapport est disponible sur le site internet de la Ligue des droits de l’Homme à l’adresse suivante : .

De longues peines

Une autre différence notable entre la Belgique et les Pays-Bas mérite aussi d’être soulignée, si l’on se souvient que la principale cause de la surpopulation en Belgique est l’augmentation des longues peines privatives de liberté. Toujours en 2007, aux Pays-Bas, seuls 33,1% des condamnés l’étaient à une peine supérieure à 3 ans, alors qu’ils étaient 83,7% en Belgique 13. Cette différence pour le moins sensible se traduit logiquement par une longueur moyenne des peines de 4,1 mois aux Pays-Bas contre 7 mois en Belgique 14 et explique aussi que le flux de détenus est beaucoup plus important aux Pays-Bas (45.096 entrées par an, soit un taux de 272,1 pour 100.000 habitants) qu’en Belgique (16.230 entrées par an, soit un taux de 156,2) 15. Les modes d’alimentation du système pénitentiaire sont donc différents aux Pays-Bas qui figurent comme un cas unique en Europe : il s’agit du seul pays où augmentent de manière importante à la fois le nombre d’entrées (deuxième pays derrière la Finlande) et le taux de détention (premier pays devant la Grèce).
Ainsi, outre que situation hollandaise peut difficilement être considérée comme un « modèle » de politique pénitentiaire, la comparaison avec la Belgique est donc difficile, voire impossible à tenir. À la limite, la comparaison qui pourrait être faite est que, vu l’augmentation constante de la population pénitentiaire, les 2.500 à 2.700 nouvelles places vont plus ou moins rapidement être transformées en duo et la capacité pénitentiaire belge sera ainsi portée à 13.350 ou 13.750 places, ce qui la rapprocherait alors effectivement de celle des Pays-Bas. Mais, chez nous, avec de beaucoup plus longues peines…



1. Voir S. Snacken, « Facteurs de la criminalisation – Une approche européenne comparative », Crimprev Info, 2007, n°2 (disponible sur le site : ).
2. Communiqué de presse du 18 avril 2008, p. 10.
3. Fr. Dünkel, S. Snacken, « Les prisons en Europe », Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 17-18. Le taux le plus bas fut atteint en 1973 avec seulement 18 détenus pour 100.000 habitants (J. uit Beijerse, R. van Swanningen, « Non-custodial sanctions », in M. Boone, M. Moerings (Eds), Dutch prisons, La Haye, Bju Legal Pub., 2007, p.77).
4. Pour une analyse plus fouillée et nuancée, voir H. Franke, « Two centuries of imprisonment : socio-historical explanations », in M. Boone, M. Moerings (Eds), op.cit., pp. 5-50.
5. J. uit Beijerse, R. van Swanningen, op.cit.
6. M. Boone, M. Moerings, « Growing prison rates », in M. Boone, M. Moerings (Eds), op.cit., spéc. pp. 70-74.
7. Ibid., p. 51.
8. Fr. Dünkel, S. Snacken, op.cit.
9. M. Aebi, N. Delgrande, Council of Europe Annual Penal Statistics – SPACE I. Survey 2007, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2009, p. 21 (tableau 1).
10. Report to the authorities of the Kingdom of the Netherlands on the visits carried out to the Kingdom in Europe, Aruba, and the Netherlands Antilles by the European Committee for the Prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT) in June 2007, Strasbourg, Conseil de l’Europe, CPT/Inf (2008) 2, 2008, p. 20.
11. Response of the Authorities of the Kingdom of the Netherlands to the report of the European Committee for the Prevention of Torture and Inhuman or Degrading Treatment or Punishment (CPT) on its the visits to the Kingdom in Europe, Aruba, and the Netherlands Antilles, Strasbourg, Conseil de l’Europe, CPT/Inf (2009) 7, 2009, p. 13.
12. M. Aebi, N. Delgrande, op.cit, p. 21 (tableau 1). La comparaison Belgique – Pays-Bas ne peut en effet se faire termes à termes en raison des différences de calcul pour la prise en compte de certaines catégories comme les mineurs et les malades mentaux (voir ibid, p. 23).
13. M. Aebi, N. Delgrande, op.cit, p. 62 (tableau 9).
14. Ibid., p. 70 (tableau 13.1 ; chiffres 2006).
15. Ibid., p. 66 (tableau 12.1).