Violence, agressivité, délinquance... Nos sociétés se vivent de plus en plus sur le mode victimaire de l’insécurité. Le criminologue Dan Kaminski (UCL) réfute pourtant ce vocabulaire de l’insécurité. Un vocabulaire à usage politique, dit-il, lié à la délinquance alors même que la notion d’insécurité ne contient pas explicitement un tel lien. Au mot « insécurité », M. Kaminski préfère celui d’incertitude, plus apte, écrit-il dans les lignes qui suivent, à rouvrir la conflictualité sociale.

 L’insécurité est un concept d’une telle inconsistance qu’il est sociologiquement inutile — voire dangereux — si, comme on le fait bien souvent, on le laisse seul. Ce concept est à la fois un sésame pour dire une plainte sociale et un sésame pour l’étouffer. Si l’insécurité peut toutefois « faire consensus », c’est parce qu’elle nomme des malaises diffus qui affectent de nombreuses sphères de la société, comme si ces malaises n’avaient qu’une seule forme et qu’une seule expression. L’insécurité sert donc aussi, politiquement, à étouffer la diversité des malaises grâce à la réduction que le concept permet par son imprécision. Il existe en effet une menace, celle d’une insécurité qui n’a pas besoin de qualificatif pour qu’on la comprenne, celle que ferait naître la délinquance, plus particulièrement sur l’espace public. Les autres insécurités ont besoin de qualification : sociale, de l’emploi, du salaire, de l’avenir, etc. L’insécurité, la vraie, celle qui se contente de ce nom, c’est celle qui menace notre intégrité physique…
Selon le dictionnaire historique de la langue française, le mot sécurité apparaît en français dès le XIIe siècle, mais il n’est pas utilisé avant le XVIIIe. Pourtant, les facteurs d’insécurité au Moyen-Âge étaient légion : guerres, famines, épidémies, brigandages... Le mot désigne l’état d’esprit confiant d’une personne qui se croit à l’abri du danger. Au XVIIIe siècle, il s’applique à toute situation exempte de dangers, qui détermine la confiance. « Insécurité » apparaît pour la première fois en 1794. Voilà qui donne à penser que cette notion renvoie à un problème issu de la Révolution française ! Restons donc bien à cette période marquée elle-même par la (recon)naissance des droits de l’homme. Parmi ces droits listés par la déclaration de 1789, aucun n’évoque la sécurité. La convention européenne des droits de l’homme (qui date du milieu du XXe siècle) ne reconnaît pas plus un droit à la sécurité. Alors même que des revendications ou discours politiques en font le premier droit (sans sécurité, pas d’exercice possible des autres droits). Dans la période prémoderne, le monde des hommes était celui d’un territoire et de relations sociales d’interconnaissance. La confiance — même mal placée — relevait de cette interconnaissance sociale limitée. L’ennemi est de l’autre côté de la colline. De ce côté-ci, nous sommes amis. La modernité, avec laquelle apparaît l’usage du mot sécurité, se caractérise par trois grandes tendances relevées notamment par Claude Macquet et Zygmunt Bauman.
– La dissociation du temps et de l’espace. Les gens deviennent mobiles et croisent des étrangers. Le régime de la confiance doit changer. Cette dissociation a des effets paradoxaux : la libération de l’individu à l’égard de sa communauté, mais aussi l’universalisation de la figure de l’étranger.
– La dissociation des sphères politique, domestique, religieuse et économique. Cette dissociation est d’ordre politique. L’État moderne est redéfini en instance de lien entre ces sphères d’action séparées, ainsi qu’entre les individus, par exemple en s’attribuant le monopole de la violence et en instaurant des mécanismes de solidarité (citoyenneté nationale, sécurité sociale).
– L’indifférence éthique. La modernité, subissant ces deux premiers effets, se caractérise par l’émergence de la bureaucratie (champ politique collectif) et de l’entreprise capitaliste (champ économique et privé), toutes deux fondées sur la raison et le processus de rationalisation. Des tâches complexes exigent la division du travail ; chacun contribue à une tâche dont il ne connaît pas nécessairement le plan d’ensemble.
Ainsi, en ce qui concerne la bureaucratie, on peut avancer que le guidage des institutions reposait sur la loi, considérée comme prescrivant toutes les normes hiérarchiques de son application. Cette conception verticale de la loi, bien que contestée, contenait sa part de confort pour les agents chargés de l’appliquer ou de la respecter. En ce qui concerne l’entreprise (et sa rationalité instrumentale), les moyens doivent être utilisés pour la maximalisation des fins que sont le profit et la rentabilité. Les limites morales ne jouent guère. On aboutit donc à une neutralisation morale et un flottement de la responsabilité. Dans un tel monde, « être moral » ou « bien faire son travail » c’est apprendre, mémoriser et respecter les règles verticales. Quant au flottement de la responsabilité, il tient au fait que les commandes reçues apparaissent comme impersonnelles. La responsabilité paraît si diluée, si flottante que les organisations ne semblent plus dirigées par personne. Les individus agissent d’une manière « éthiquement indifférente » : il s’agit d’être correct, de faire son travail, ce que faisait Eichmann en organisant les convois pour Auschwitz.

Post-modernité ?

La montée en puissance de la sécurité doit être replacée dans un contexte contemporain souvent qualifié de société du risque. Depuis approximativement 1960, trois modifications fondamentales ont à cet égard affecté le monde occidental.
1) La double dissociation exposée ci-dessus s’est accrue. D’une part, les échanges mondiaux sont plus rapides et il devient difficile de contrôler le flux des personnes (migrations), des biens (prohibés) et de l’argent (sale). D’autre part, les sphères politique, domestique, religieuse et économique se sont tellement éloignées l’une de l’autre que la mobilité s’y inscrit également : la mobilité devient politique, économique, domestique et religieuse (on change de parti, de conjoint, de métier, de pensée, d’affiliation… plusieurs fois dans sa vie). Il ne s’agit pas de prétendre que ce régime de labilité est facile à vivre ; il s’agit de constater que c’est devenu la norme. Si l’on est sûr d’une chose aujourd’hui, c’est que notre trajectoire individuelle va prendre des inflexions inattendues qu’elle ne prenait pas il y a à peine cinquante ans, sauf chez quelques aventuriers. Selon le sociologue Zigmunt Bauman, « nous sommes sûrs non plus des règles du jeu, mais d’une chose très différente, c’est que les règles du jeu vont changer à plusieurs reprises avant que le jeu prenne fin ». Être prévoyant devient impossible. Et la manière de s’en sortir aujourd’hui semble plus que jamais de surfer (sur la vague) et même d’éviter l’engagement. Être prêt à bouger lorsque l’opportunité frappe à la porte, et être prêt à s’en aller lorsqu’elle cesse de frapper... Alors que la vie de l’homme moderne pouvait être métaphorisée par l’idée de pèlerinage dans le temps — dont l’itinéraire est fixé d’avance ainsi que la destination, avec la conscience que chaque étape a son importance et qu’il n’est pas question de faire marche arrière —, aujourd’hui, l’image serait plutôt celle du tourisme dans le temps : on ne peut ni ne veut plus décider de la ou des places que l’on occupera et de l’ordre dans lequel on va procéder. La destination finale n’est pas sûre. Par contre, il faut surtout rester en mouvement. Quand on sait cela, il n’y a pas de quoi établir des racines ou s’engager dans des relations trop fortes. C’est le tourisme ou l’immobilisation : soit nous sommes des SDF de luxe, soit nous sommes paradoxalement immobilisés comme les « vrais » SDF (personne n’est moins mobile que ceux que l’on dit sans fixité).
2) Par ailleurs, l’État ne semble plus en mesure d’assurer « facilement » le lien attendu de lui : la citoyenneté nationale est mise à mal par des rattachements infranationaux (communautaires, régionaux, locaux) et par des éclatements supranationaux. L’autorité de l’État ne peut qu’en être affaiblie. Dans le même temps, l’appareil d’État destiné à assurer la sécurité des citoyens et exerçant le monopole de la violence — le système pénal — s’engage petit à petit à répondre à des demandes croissantes. On passe ainsi progressivement d’un peuple de citoyens à un peuple de victimes, d’insécures, d’inactifs activés. Comme si, dans une atmosphère d’incertitude quant à l’avenir, la reconnaissance de l’individu s’opérait de façon plus efficace et légitime sur le mode victimaire et joggeur que sur le mode politique ou social (le rattachement collectif et l’affiliation sociale étant battus en brèche). L’État devient le gestionnaire de l’exclusion.
3) La conjonction des deux premiers changements — disparition de la continuité progressiste, et déstabilisation du rôle de l’État — invite ce dernier à mettre tous ses œufs dans le même panier, celui de la précaution. Aujourd’hui, le projet politique s’y est totalement encastré, et c’est aux individus que l’idéologie managériale demande de prendre des risques. Quand un problème ne peut pas être traité, il n’a plus qu’à être conçu comme un risque. Ou alors, on le renvoie à la responsabilité et à l’autonomie du « porteur » du problème. Face à la perception de l’autre comme obstacle (compétition et retraite dans la vie privée), face à la fragmentation et à la discontinuité de la vie, face à la disparition de la force moderne des règles verticales qui s’imposent confortablement, nous nous retrouvons seuls, autonomes et responsables, avec des dilemmes « moraux ». C’est la fin de l’indifférence éthique. Oserais-je cette boutade : le programme de mai 68 est réalisé… et nous avons peur parce qu’il se réalise en se retournant, dans un contexte de réduction drastique des opportunités de progrès social.

L’insécurité comme solution

L’« insécurité » est un véritable problème. Il importe cependant de cerner, avec Luc Van Campenhoudt, l’utilité de mal le poser. Le formatage de nos vies par les notions de risque et de précaution est tel qu’il serait aberrant de prétendre qu’aucune nécessité n’existe d’assurer la surveillance et le contrôle. Au contraire, il y a lieu de se rendre compte que surveillance et contrôle sont accrus, tant par les forces étatiques de la police publique que par des mécanismes privés de surveillance. Mais il faut aussi constater que les investissements de ces mécanismes visent la criminalité effectivement contrôlable, ou protègent les services qui ont les moyens de se protéger (institutions bancaires) ou encore les transactions virtuelles enregistrables (cartes de crédit par exemple). Les ressources publiques et privées de sécurité ne s’adaptent pas aux « besoins » des usagers particuliers, dans l’espace public comme dans l’univers privé : comme usagers, comme habitants, nous sommes certes de plus en plus contrôlés, mais sans doute guère mieux protégés. Réside ici un élément structurel qui n’exige aucunement un investissement supplémentaire dans la sécurité (prévention spécialisée, nouveaux métiers précaires de la sécurité substitués aux fonctions multiservices des contrôleurs, des guichetiers et des poinçonneurs qui ont disparu du paysage public...), mais au contraire des politiques sociales et des politiques d’emploi non orientées par le seul souci de sécurité, c’est-à-dire déspécifiées.
Mais les fonctions que remplit le discours politique sur l’insécurité permettent cependant d’être pessimiste à l’égard des chances de voir se substituer des politiques sociales et d’emploi déspécifiées aux politiques dites de sécurité. Trois fonctions sont identifiées par Michalis Lianos.
– Une fonction évasive : pendant que l’on gère les risques et que l’on s’occupe de notre sécurité, on occulte que nos vies ne continuent pas toutes de la même manière, que les inégalités devant les risques ou devant d’autres aspects de la vie sociale perdurent ou s’aggravent. La gestion des risques estompe la visibilité des divisions, des inégalités, qui contribuent pourtant à la production des risques.
– Une fonction individualisatrice : les disparités sociales structurelles sont rejetées du discours, qui écarte les explications structurelles des événements. Lianos considère qu’appartient à l’idéologie du risque « la prédilection institutionnelle pour l’erreur humaine dans les incidents techniques et pour le jeune délinquant dans les incidents sociaux ». Cette prédilection est celle de la responsabilisation individuelle.
– Une fonction hiérarchisante : gouverner consiste aujourd’hui à sélectionner et à hiérarchiser les dangers. Les élections présidentielles françaises du printemps 2002 constituent à cet égard une sinistre illustration du classement de l’insécurité au hit-parade d’une gouvernance par le risque.
Bref, l’insécurité a valeur de métonymie à usage idéologique masquant les inégalités sociales, les discriminations ethniques, les symptômes diversifiés de la souffrance, du stress au travail et de la dépression, l’effet de dérégulations multiples qui caractérisent notre époque (notamment au travail et dans la sexualité).
Cela n’empêche certes pas de faire de ces questions l’objet d’un débat télévisé ou d’un dossier spécial dans un magazine, mais la construction de ces facteurs d’insécurité n’atteint pas le stade de la chose publique, c’est-à-dire du conflit. La délinquance — et l’insécurité qu’elle produirait — n’atteint pas non plus ce stade, mais c’est parce qu’aujourd’hui la chose politique est ramollie dans le consensus. L’insécurité est en quelque sorte l’indexation à la délinquance d’une problématique identitaire généralisée que je préfère nommer « incertitude ».
À mille lieues de la théorie du complot sécuritaire, l’incertitude doit être entendue et reconstruite dans ses multiples facettes afin qu’éclatent les affinités électorales autant qu’électives que le processus métonymique d’insécurisation lui force à entretenir avec la seule délinquance, et qu’émergent des projets politiques moins anxiogènes en ce qui concerne la délinquance et moins anxiolytiques pour le reste.
Le pouvoir préfère la plainte à la revendication. Il préfère la peur à la colère. Je pense que le monde d’aujourd’hui est rempli de revendications et de colères. Mais qu’il est encore impossible de les formuler clairement, dans la pleine conflictualité que cette formulation suppose. Elles sont encore à l’état larvaire de plainte et de peur, et tout est fait pour qu’elles restent en cet état ou pour qu’elles soient interprétées dans ce registre.

De l’insécurité à l’incertitude

À la plainte sociale et à la solution politique que convoque le vocabulaire de l’insécurité, je préfère le vocabulaire de l’incertitude. L’incertitude a deux versants : l’un anthropologique, lié à notre condition d’être parlant ; l’autre est historique (c’est-à-dire contemporain).
1) L’éthique, à laquelle j’associe la politique, est la manière dont nous mettons un terme, par le langage, à la souffrance du gouffre infranchissable entre les mots et les choses, entre vous et moi, et du malentendu. Le réel du monde, de l’autre et de nous-mêmes nous est inaccessible. On peut en devenir fou, en mourir. Ou bien on fait le pari de se servir de ce point de notre commune humanité : le langage. Si l’action, l’intervention a quelque chose à faire avec l’éthique/la politique, c’est à tout le moins dans un énoncé fort : pas d’action sans parole (au contraire d’un énoncé shakespearien : words, words, words, rebattu dans l’idée que lorsqu’on parle, « ce ne sont que des mots »). Words, words, words, donc, mais pas n’importe lesquels.
2) Une nouvelle incertitude nous accable aujourd’hui, qui redouble la communauté étroite entre les intervenants sociaux et les patients, clients, usagers, jeunes, handicapés, auxquels l’intervention s’adresse. La vie contemporaine impose une prise de risque accrue, et fait même du changement non plus un aléa, mais une norme de la vie, norme que ne connaissaient pas nos grands-parents. De plus, cet impératif de changement permanent est individualisé, en ce sens que c’est l’individu lui-même qui doit produire et réélaborer en permanence sa biographie et son itinéraire. Ce diagnostic sociologique est plus terrible qu’on peut le croire parce qu’il n’affecte pas seulement les personnes en détresse ; il nous affecte tous, mais incontestablement en produisant des effets différents. Certains s’essoufflent, d’autres sont incapables de suivre la norme d’autonomie et de changement permanent. Nous ne sommes pas égaux devant l’exigence de mobilité, et une part importante de la souffrance contemporaine est supportée par ceux qui sont « coincés », qui « ne suivent pas le mouvement », ou se montrent « incapables de changer »... Quand je laisse entendre que nous sommes tous touchés par les effets de l’insécurité ainsi redéfinie comme incertitude, il ne s’agit pas de dire que nous souffrons tous de la même chose et que nous pouvons donc nous comprendre, dans un mouvement d’empathie universelle. Il s’agit de dire que la même et irréductible difficulté d’être nous affecte tous, jeunes, handicapés ou aidants, travailleurs sociaux, éducateurs ou autres, riches comme pauvres, et que c’est au départ de cette difficulté incompressible — que j’appelle incertitude —, et avec elle pour horizon indépassable, que nous nous devons de travailler à réduire les inégalités devant cette difficulté.
Nos choix ne peuvent plus compter, « comme avant », sur des codes universels et des règles préconstruites. Les choix restent des choix, et l’incertitude n’est pas une nuisance temporaire que l’on peut chasser en apprenant des règles, en suivant des avis d’experts, ou en copiant sur les autres. La condition permanente de la vie est dénudée. La vie est une vie de continuelle incertitude. Sans garantie... La véritable conscience politique exige de faire face à l’incertitude existentielle et circonstancielle, d’en prendre acte et de concevoir son action sur fond d’incertitude assumée. Le travail ne peut consister à s’immuniser contre le risque, mais il doit prendre le risque de l’incertitude.
Le consensus de l’insécurité et de la plainte sociale qu’il manifeste présente un biais sinistre : celui de la logique immunitaire. L’insécurité est reliée au risque et il faut se prémunir contre le risque. Qu’est-ce que la vie ? Une réduction des risques ou une prise de risques ? La vie politique est pour moi l’engagement dans une projection risquée ; la vie sociale aussi. C’est ce qui semble devenu impossible sous le règne du vocabulaire de l’insécurité. Words, words, words ? Je propose un changement de vocabulaire. L’insécurité est un risque non exploité et non exploitable, sauf par le pouvoir qui promet illusoirement son inversion, le « droit à la sécurité ». L’incertitude figure l’absence de garantie, mais elle est exploitable. L’incertitude renvoie au doute, au dilemme, à la pluralité d’options. On peut tirer profit de l’incertitude, on peut construire sur elle une action individuelle et collective. L’incertitude est concevable comme ressource : elle peut renverser la vapeur débilitante de l’insécurité, qui ne contient pas de doutes, qui n’ouvre pas d’options. L’insécurité paralyse : son discours est celui de la peur paralysante, de la plainte, de l’exclusion et du consensus. L’incertitude ouvre des possibles : son discours est celui de l’action sans garantie, du motif de colère et de rencontre, et du conflit. Être ensemble, ce n’est pas s’intoxiquer au consensus de la sécurité, mais se donner, dans l’incertitude, la capacité de construire les conflits d’aujourd’hui.