La défense de la fiscalité n’est pas une tâche simple pour la gauche politique et syndicale. Les débats dans les assemblées sont souvent houleux. Régulièrement, il faut taper sur le clou. Et rappeler que la fiscalité est en quelque sorte le prix de la civilisation. Qu’elle est essentielle pour assurer le financement des fonctions collectives telles que l’enseignement, la santé, la sécurité. Qu’elle est primordiale aussi pour redistribuer les richesses, et ainsi permettre aux personnes à bas revenus de vivre dans des conditions décentes. Aussi, que la fiscalité a un rôle incitatif en pénalisant certains comportements nuisibles tels que la pollution par exemple, et en encourageant d’autres comme l’isolation des bâtiments.


Le combat pour la défense de la fiscalité est difficile, car, à droite, les discours sont souvent simplistes et, malheureusement, trouvent un écho auprès de l’électorat. Les mots utilisés ne sont pas neutres. On ne parle pas de « contributions », mais de « charges » ; ou encore de « poids » de la fiscalité. Le rôle de l’éducation permanente est primordial pour contrer les propositions qui fleurissent comme par enchantement avant chaque élection. Il faut diminuer les charges… Comme si cela n’avait pas d’impact sur le vivre ensemble et la cohésion. Le combat des progressistes est difficile, aussi parce que la fiscalité telle qu’elle existe n’est pas celle que nous voulons. Effectivement, elle est injuste. La contribution des un(e)s et des autres n’est pas équitable selon la source de revenus. Et lorsque nous regardons les évolutions, le constat est amer. La fiscalité est de moins en moins juste. C’est préoccupant. L’influence de l’Europe libérale n’y est certainement pas étrangère. Analysons les principales évolutions constatées à l’échelle du continent 1.
L’Union européenne est et reste une zone où en moyenne, la fiscalité 2 est élevée. À titre de comparaison, elle représente l’équivalent de 39,8 % du produit intérieur brut (PIB) dans l’Europe à 27 pour l’année 2007 3. Aux États-Unis, de même qu’au Japon, c’est beaucoup moins (près de 12 % en moins). Lorsqu’on regarde les dernières décennies, on observe une augmentation sensible de la fiscalité en Europe à partir des années 1970. Elle s’est poursuivie dans une moindre mesure dans les années 1980 et au début des années 1990. La contribution fiscale a atteint son sommet au changement de siècle. Après une décrue de quelques années, elle est repartie en légère hausse à partir de 2004. À l’intérieur de l’Union européenne, les disparités sont énormes. Sans surprise, la Belgique est dans le peloton de tête (44 %). Elle est précédée par la Suède (48,3 %) et le Danemark (48,7 %). Nos principaux voisins sont dans une fourchette relativement proche : France (43,3 %), Allemagne (39,5 %), Pays-Bas (38,9 %). Par contre, les politiques de redistribution sont nettement moins ambitieuses dans d’autres pays. C’est vrai au Royaume-Uni (36,3 %) et encore davantage en Irlande (31,2 %). La plupart des derniers pays à être entrés dans l’Union européenne ont aussi une fiscalité d’un niveau peu élevé. La Roumanie est le pays de l’Union qui enregistre le taux le plus faible : 29,4 %… Les écarts sont donc énormes au sein des pays de l’Europe des 27. Entre le Danemark et la Roumanie, les chiffres vont pratiquement du simple au double. L’ambition et la capacité de mettre en place des politiques fortes de réduction des inégalités à l’intérieur des différents pays sont donc sans aucune mesure. Avec la crise, la tendance dans la plupart des pays européens est à la hausse des prélèvements.

Paralysie

Au niveau européen, la plupart des décisions se prennent à la majorité qualifiée. Ce n’est malheureusement pas le cas en matière fiscale où l’unanimité reste d’application. Dans les faits, cette modalité dans la prise de décision est un obstacle majeur, très difficilement surmontable. Les résultats sont navrants. Les États jouent entre eux le jeu de la concurrence fiscale. Et ce sont les facteurs mobiles qui en profitent le plus, au détriment du financement des fonctions collectives. Principalement au niveau de l’impôt des sociétés, la tendance est inexorablement à la baisse des prélèvements fiscaux.
Au niveau de l’impôt des sociétés, le taux de prélèvement moyen ne cesse de diminuer d’année en année. Il s’élevait à 35,3 % pour l’Union des 27 en 1995. En 2009, il n’était plus que de 23,5 %. Soit une baisse de plus de dix pour cent en une décennie. Et la crise n’a pas stoppé cette tendance puisque cinq États membres ont décidé de nouvelles baisses de taux en 2009… Comment enrayer cette érosion continue ? Pourra-t-on l’arrêter tant que la règle de l’unanimité restera en vigueur ? En Belgique, le taux officiel d’imposition des sociétés est de 33,99 %. Si l’ambition de notre ministre des Finances est de rejoindre les pays les plus « concurrentiels », il reste de la marge puisque des pays comme la Bulgarie ou Chypre proposent des taux de 10 %. Bien sûr, nous avons les intérêts notionnels. Et chaque pays a ses dispositifs qui permettent de baisser les prélèvements dont doivent s’acquitter les sociétés. Entre le taux officiel et le taux réel d’imposition 4, les écarts sont importants. En matière de fiscalité des entreprises, les choix des États sont très largement non coopératifs. Et les grands gagnants sont… les actionnaires.
Cette évolution est préoccupante. Elle ne suscite certainement pas une attention suffisante. Et les revendications de la gauche européenne sont à peine audibles. Les ministres des Finances libéraux ont beau jeu d’affirmer que la baisse de l’impôt des sociétés permet in fine d’accroître les recettes fiscales. Facile quand dans le même temps, ils omettent de dire que si les recettes ne baissent pas, c’est avant tout parce que les profits des entreprises ont fortement augmenté. Et parce qu’aussi, une série de contribuables se sont « mis en société » pour profiter d’un régime fiscal plus favorable que celui en vigueur pour les personnes physiques.
Lorsqu’on regarde le taux de taxation du capital envisagé globalement, la fourchette est de nouveau très large entre les pays. Le taux est de 31,1 % en Belgique. Il est proche de la moyenne européenne 5. À titre de comparaison, la taxation du capital n’est que de 24,4 % en Allemagne. Et seulement 16,4 % aux Pays-Bas qui se caractérisent par une baisse continue de la contribution prélevée sur ce facteur.

Imposition des personnes

Pour les progressistes, les évolutions en matière d’imposition des personnes physiques sont tout autant insatisfaisantes. Arrêtons-nous tout d’abord sur le taux marginal d’imposition, c’est-à-dire celui qui doit être payé sur la plus haute tranche de revenu. A-t-il évolué ? Oui ! Et sans surprise… à la baisse. En moyenne, il était de 47,3 % pour l’Europe des 27 en 1995. Il est passé à 37,8 % en 2008. Dit avec des mots simples, les riches ont le privilège de payer beaucoup moins d’impôt qu’avant. Merci qui ?
La dispersion entre les pays européens est gigantesque. Dans les pays les plus solidaires (osons le mot), les taux ont baissé depuis dix ans, mais ils restent supérieurs au seuil des 50 %. C’est le cas de la Belgique, mais aussi des Pays-Bas, du Danemark, de la Suède. Les taux marginaux sont (ridiculement) faibles dans certains pays, particulièrement d’Europe centrale et orientale (PECO). En 2008, la République tchèque a baissé son taux marginal de 32 à 15 % ! La Roumanie est, elle, passée de 40 à 16 %. Ces réformes ont été introduites dans certains PECO en même temps qu’a été mis en place un système d’imposition à taux unique, qui élimine toute progressivité. Ce mécanisme ultralibéral est désigné par l’appellation de flat tax, que l’on pourrait traduire en français par taxe plate. Des réformes de ce type vont-elles faire des petits ? Il faudra être attentif aux propositions des partis de droite dans les différents pays européens dont certains ne manqueront sans doute pas d’utiliser l’argument trompeur et dangereux de la simplification.
Globalement, l’imposition du travail reste stationnaire en Europe. La moyenne de l’imposition sur le travail tourne autour de 36 % 6. C’est un niveau qui était déjà enregistré au milieu des années 1990. Avec un taux de 42,3 %, la Belgique est proche de la France (41,3 %) et de l’Allemagne (39 %). Les Pays-Bas (34,3 %) et le Luxembourg (31,2 %) sont plus bas. Les pays à tradition libérale enregistrent un chiffre encore plus faible. C’est le cas par exemple du Royaume-Uni et de l’Irlande (un peu plus de 25 % chacun).

Fiscalité verte

À l’heure des défis climatiques et des difficultés budgétaires pour la totalité des pays européens, les discussions autour des taxes vertes sont très à la mode. Mais dans les faits, c’est autre chose. À l’heure actuelle, elles représentent encore une part relativement modeste des recettes publiques. Et surtout, elles ne sont pas en progression dans les pays de la zone euro 7, mais plutôt en légère régression. Les taux de prélèvement sont extrêmement dispersés à l’intérieur de l’Europe. Certains pays comme le Danemark ont opté pour une politique extrêmement volontariste en la matière. Les taxes liées à l’environnement y représentent l’équivalent de 6 % du PIB. La Belgique est loin derrière (2,2 % du PIB contre 2,6 % pour la moyenne européenne). Elle est même en queue de peloton européen : 23e sur 27.
À l’heure actuelle, c’est plutôt la taxation de la consommation qui de manière générale s’accroît, légèrement, mais progressivement. Pour résorber partiellement leur déficit public, certains États ont choisi de recourir de manière privilégiée à cet instrument. D’autres ont opté pour des baisses d’impôt, plus ou moins ciblées. Pensons en Belgique à la baisse de la TVA dans la restauration. Pour certains, la baisse des impôts reste une véritable obsession. Même quand les caisses de l’État sont vides.

La crise : une opportunité ?

Et si plutôt que ce type de mesure, la crise, notamment des finances publiques, était utilisée comme une formidable opportunité pour aller à contre-courant des tendances enregistrées ces dernières années ? Évolutions qui sont le résultat de politiques libérales, profitant de mécanismes de coordination et d’harmonisation qui restent largement insuffisants à l’échelon européen.
La gauche doit se faire entendre et porter avec volontarisme différentes propositions. Parmi celles-ci, le secret bancaire doit être battu en brèche. C’est un combat européen et international, mais qui doit également être concrétisé au niveau belge. De manière générale, pour lutter contre la fraude fiscale, ce sont les moyens mis à disposition de l’administration et des autorités qui doivent être significativement renforcés 8.
Au niveau de l’imposition des personnes physiques, la surenchère à la baisse doit être enrayée. La priorité n’est peut-être pas d’offrir de nouvelles baisses d’impôt, même soi-disant au bénéfice des personnes à bas revenus (qui ne paient d’ailleurs déjà plus d’impôts…), mais plutôt de faire marche arrière et d’augmenter les taux marginaux d’imposition. Rappelons qu’aux États-Unis, pays qui n’est pourtant pas caractérisé par une tradition politique sociale-démocrate, les taux d’imposition sur les tranches supérieures de revenus étaient de plus de 80 % depuis les années 1930 et cela jusque dans les années 1970. Un argument était qu’une fiscalité de type quasi confiscatoire était légitime, parce qu’à partir d’un certain seuil, les revenus dépassent le seuil de la décence. Grâce à l’éducation permanente, les progressistes en Belgique et en Europe pourraient-ils progressivement construire un soutien populaire large à l’égard d’une revendication de ce type ? Le défi mérite d’être relevé.
Les revendications de la gauche doivent s’intensifier à l’égard du projet européen. En matière de fiscalité, il n’est plus tolérable de fonctionner avec la règle de l’unanimité. D’autres modes de décision doivent enfin permettre d’arrêter l’affaiblissement graduel de l’imposition sur les entreprises et le capital. In fine, n’est-ce pas l’égalité qui devrait être réinscrite de manière radicale au cœur du projet de la gauche politique et syndicale ? Une telle proposition se décline assurément de manière très concrète sur le terrain de la fiscalité.

* FEC-CSC



1 Voir le document publié par la Commission européenne « Taxation trends in the European Union », 2009, http://ec.europa.eu/taxation_customs/taxation.
2 Afin de permettre les comparaisons internationales, nous intégrons à la fois les contributions purement fiscales de même que les cotisations sociales.
3 Dernière année pour laquelle les données chiffrées sont complètes.
4 Désigné dans le jargon des économistes sous le vocable de « taux d’imposition implicite ».
5 34,2 % pour l’UE à 25.
6 Pour rappel, ce chiffre concerne à la fois les prélèvements purement fiscaux et aussi les cotisations sociales pour le financement de la sécurité sociale.
7 C’est l’inverse pour une série de pays d’Europe centrale et orientale qui, avant leur adhésion, prélevaient relativement peu de taxes « vertes ».
8 Une commission au Parlement belge s’est penchée en 2009 sur la fraude fiscale. Elle a élaboré une liste de recommandations précises. Voir notamment l’excellent dossier réalisé par les Équipes populaires « Grande fraude fiscale, adieu les scandaleusement riches ? », dans Contrastes, bimestriel n° 135, nov.-déc. 2009.