Les fusions annoncées en 1998 entre les groupes pétroliers BP et Amoco, Exxon et Mobil, Total et Petrofina indiquent un changement stratégique d'échelle dans la restructuration de l'industrie pétrolière.


Il ne s'agit plus seulement d'alliances stratégiques, de joint-ventures pour partager les risques de l'exploration-production, de cessions partielles de certaines activités du portefeuille pétrolier, de regroupements d'activités dans un secteur d'activité (raffinage, distribution). La baisse persistante des cours du brut, à un moment où les majors du secteur doivent mobiliser des capitaux, considérables dans l'exploration-production, a érodé les taux de profit. La restauration de la rentabilité des groupes pétroliers les pousse à changer de dimension et à accélérer la concentration déjà forte dans le secteur.

Trois processus se sont conjugués en 1998 pour entraîner des replis significatifs des profits de principaux majors de l'industrie pétrolière. Il y a d'abord la surabondance de l'offre mondiale de pétrole. Ainsi, au deuxième trimestre de 1998, l'offre mondiale d'hydrocarbures s'est élevée à 75,2 millions de barils par jour, face à une demande limitée à 72,45 millions de barils. Depuis le contre-choc pétrolier de 1986, la production pétrolière mondiale n'a cessé de croître à la suite de la montée en puissance des producteurs non-OPEP et à l'incapacité des producteurs de l'OPEP à s'entendre pour réduire leur offre. Circonstance aggravante, les stocks de pétrole n'ont jamais été aussi élevés (2,8 milliards de barils en juin 1998).

Ensuite le net ralentissement de la demande de produits pétroliers entraîné par la crise financière asiatique. L'Asie (y compris le Japon) représentait à elle seule en 1997 un quart de la demande mondiale de produits pétroliers. Or, fin 1997, la plupart des pétroliers avaient construit leurs budgets 1998 en se basant sur une croissance de la demande mondiale de 3%; courant 1998, il s'avérait qu'il fallait réajuster ces prévisions de croissance à 1,3%.

Enfin, corollaire de ces processus, la stagnation à des niveaux bas des prix du pétrole brut et leur effondrement au milieu de l'année 1998; les prix enregistrés sur le marché spot (c'est-à-dire celui où les producteurs disposant de brut en excès par rapport à leurs besoins en raffinage ou en pétrochimie vendent leurs excédents au coup par coup) tombent en dessous des 10 dollars le baril, se situant en moyenne annuelle à la mi-décembre 1998 à 11 dollars le baril. Résultat : une diminution importante des profits des compagnies pétrolières, même des majors : pour le premier semestre 1998, -15,2% pour Exxon; -21% pour Shell, -25% pour BP. Les bénéfices des compagnies les plus petites, incapables d'amortir les chocs sur différents métiers, ont été plus durement touchés : -48% pour Amoco. Une firme comme Mobil a engrangé 1,8 milliard de dollars de résultat au cours des neuf premiers mois de l'année 1998, contre 2,6 pour la même période de 1997. Son taux de profit (profits nets rapportés au capital investi) est passé de 14 à 11%.

Les compagnies pétrolières, dans ce contexte de chute des prix du brut et de montée en puissance des actionnaires (fonds de pensions, organismes de placement, assurances,...) qui exigent une rentabilité plus élevée, sont condamnées à diminuer encore leurs coûts d'exploitation en amont autour de 5 à 6 dollars le baril et à opérer en aval des économies d'échelle en fermant des raffineries ou en regroupant avec d'autres certains secteurs d'activité. Ainsi en 1998, Shell a regroupé ses opérations de raffinerie et de marketing dans le golfe du Mexique et l'Est des États-Unis avec celles de Texaco et du saoudien Aramco. Une série de compagnies pétrolières sont ainsi amenées à restructurer leur portefeuille d'activités par désengagements, regroupements de segments de marché.

L'horizon 2020

Le contexte de l'année 1998 a été propice pour relever la rentabilité en renforçant la concentration par les premières gigantesques fusions que l'on a connues. Ce regroupement par fusion de deux groupes pétroliers permet à court terme de restructurer un certain nombre d'activités en double, donc de construire des économies d'échelle, en opérant des coupes radicales dans le volume d'emplois, et à long terme de construire des positions de force pour répondre à l'augmentation de la demande mondiale de produits pétroliers à l'horizon 2020.

Les différentes projections relatives à la demande mondiale (Agence internationale de l'énergie, OCDE,...) établissent qu'en 2020 l'économie mondiale sera probablement toujours aussi dépendante du pétrole (qui représente actuellement 40% de la demande d'énergie). Les consommations vont se concentrer sur des usages où il n'existe que peu ou pas de substituts, comme les transports essentiellement et la pétrochimie. L'Asie du Sud et du Sud-Est devrait représenter plus du tiers des besoins mondiaux en 2020 et consommer alors l'équivalent de l'ensemble de la production actuelle des pays de l'OPEP. Pour répondre à cette croissance de la demande, la concurrence entre groupes pour "acheter" les droits et réunir les moyens d'exploiter les réserves pétrolières connues va être acharnée. Seules les compagnies pétrolières disposant d'une assise pétrolière large et de cash-flows importants et qui auront su maintenir leur avantage concurrentiel au niveau technologique, seront en position de force pour acquérir l'exploitation des meilleures réserves. Ces concentrations-fusions dans l'industrie pétrolière préparent un retour en force de superpuissances pétrolières privées dans l'amont pétrolier jusqu'ici contrôlé par les États producteurs.

Contrats de partage

À quelques exceptions près jusqu'à récemment (Venezuela, Arabie saoudite, Koweït), tous les États disposant de réserves à coûts modérés d'exploitation sont dans une double conjoncture :

- ils ne peuvent développer l'exploitation de leurs réserves sans des apports de capitaux extérieurs et sans les savoir-faire technologiques des majors occidentaux;

- ils sont contraints, vu leur endettement, par les institutions financières internationales, à engager des réformes de libéralisation et d'ouverture de leur secteur pétrolier.

Ainsi la France et la Russie sont en première ligne pour négocier avec l'Irak, en cas de levée des sanctions des Nations unies, des contrats pour l'exploration et l'exploitation des réserves estimées être les deuxièmes au niveau mondial. Américains et Français sont en concurrence pour répondre aux appels aux capitaux et au know-how lancés par les républiques de l'ex-URSS, avec l'enjeu stratégique des zones offshore dans la mer Caspienne qui pourrait représenter un contrepoids au Moyen-Orient. D'une part, les contrats de partage de production, formule contractuelle qui concilie le respect plus ou moins formel des textes législatifs des États de l'OPEP quant à leur souveraineté sur les ressources pétrolières et d'autre part un accès direct croissant au brut national pour les compagnies étrangères, connaissent une multiplication depuis 10 ans. Le Moyen-Orient (où sont concentrées plus des deux tiers des réserves aux coûts les plus bas d'exploitation – de 2,5 à 4 dollars le baril), l'Amérique latine (13% des réserves mondiales prouvées en pétrole et 5% en gaz) pourraient être deux régions où les États seraient contraints d'ouvrir leur amont pétrolier aux majors occidentaux. Sans oublier les réserves offshore des pays africains du golfe de Guinée, théâtre actuel de surenchères rarement égalées et de la concurrence acharnée des compagnies américaines et européennes. Pour rassembler les capitaux nécessaires à l'exploitation de ces "terrains de chasse", et défendre les barrières technologiques à l'entrée, les joint-ventures entre compagnies pétrolières ont peut-être atteint leurs limites. De nombreux observateurs pétroliers laissent entendre que les groupes pétroliers dont la capitalisation boursière est inférieure à 100 milliards de dollars sont contraints, dans le contexte actuel, au mariage,... ou à la marginalisation. La perspective de voir se reconstituer l'ancien oligopole pétrolier qui régna des années 1920 à 1960, un groupe restreint de quelques compagnies pétrolières géantes capables de peser lourdement sur certains États ou d'imposer leur loi, ne serait donc pas irréaliste...

Bruno Carton - GRESEA

Pour en savoir plus :

Le pétrole en Afrique, la violence faite aux peuples, Bruno Carton en collaboration avec Pascale Lamontagne, Éd. GRESEA, 226 p., 600 FB.

Pétrole et éthique, une conciliation possible, Marie-Hélène Aubert, Pierre Brana et Roland Blum, Assemblée nationale française, Rapport n°1859, Commission des Affaires étrangères.

Le pétrole : une matière... à spéculation

Autre transformation majeure du marché pétrolier du milieu des années 1980, le développement des marchés à terme qui accentue le caractère incontrôlable des fluctuations. À New York puis à Londres et à Rotterdam apparaissent des marchés à terme sur lesquels sont traités des actes d'achat et de vente de lots de pétrole brut à un, deux, trois, six mois, voire un an. Les prix prennent en compte l'ensemble des anticipations (guerres éventuelles, perspectives des approvisionnements,...). Sur ces marchés de "pétrole-papier", toutes sortes de capitaux (banques, fonds communs de placement) se donnent rendez-vous pour "travailler" la marchandise. Le volume des transactions y a grossi au point de représenter, en 1990, de trois à cinq fois les quantités réellement échangées sur les marchés physiques.

Le milieu de la décennie 1980 marque ainsi une modification fondamentale de la problématique de la politique pétrolière internationale : 15 ans après leur affirmation, s'évanouissent les revendications sur le "juste prix" des matières premières avec des mécanismes de soutien comme la Cnuced l'avait proposé, sur l'abolition des pratiques restrictives des multinationales dans les transferts de technologie. Ainsi que l'analysait P. Sindic dans Le Monde diplomatique en 1990, en moins de deux décennies, "l'Occident et ses sociétés pétrolières, par le biais de l'Agence internationale de l'Énergie et des marchés "spot" du type de celui de Rotterdam, ont réussi à changer la règle du jeu en transformant le pétrole en matière à spéculation et mouvements de prix incontrôlés exerçant une pression sur les prix défavorable aux pays producteurs".

Bruno Carton

Pétrole : un marché verrouillé ?

Peut-on parler de libre concurrence dans le secteur pétrolier ? En aval, au niveau du raffinage, de la commercialisation et de la distribution, "la pratique de prix plus ou moins identiques pour les carburants donne à penser que ceux-ci font l'objet d'une coordination entre grandes sociétés pétrolières", estiment les experts de la Commission européenne. Plusieurs pays européens ont d'ailleurs récemment lancé des actions contre des fournisseurs de pétrole : en Suède (entente illicite entre 90% des fournisseurs de pétrole) et en Italie (coordination des pratiques de prix dans le commerce de détail). De nombreuses enquêtes sont encore en cours (Danemark, Allemagne, France, Espagne). En amont, au niveau de la production, la Commission a mené des enquêtes sur les opérations de concentration Exxon/Mobil et BPAmoco/Arco. Ces enquêtes censées aboutir à des opérations antitrust ont toutefois, selon les experts, "montré la difficulté qu'il y a à prouver que les compagnies pétrolières bénéficient de positions dominantes individuelles ou collectives sur ces marchés".

C.D.

 

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