Lorsque les grands médias internationaux parlent de Bruxelles, c’est en référence à son rôle, réel ou supposé, de capitale de l’Europe. Quand la presse belge l’évoque, c’est souvent comme enjeu majeur de disputes intestines, voire comme pomme de discorde institutionnelle ! Et aux yeux de nombre de Wallons ou de Flamands, l’image du Bruxellois moyen est celle d’un bourgeois francophone, bien nanti et hautain ! En s’intéressant plutôt aux conditions d’existence des 1 048 491 habitants de cette ville-région, on constatera une tout autre réalité.

Deux phénomènes concomitants sont nettement apparus à Bruxelles, depuis les années 1995–2000 : une reprise significative et régulière de la croissance du nombre d’habitants en même temps que l’appauvrissement de plus en plus marqué de ceux-ci. Cette tendance de fond est très différente dans les deux provinces voisines, le Brabant wallon et le Brabant flamand, où le niveau des revenus augmente ou se maintient. La structure d’âge de la population bruxelloise est plus jeune que dans les deux autres Régions du pays et cette tendance au rajeunissement se poursuit.
D’autre part, la moitié des ménages bruxellois sont des ménages… d’une personne ! C’est dire si l’isolement social est durement vécu dans la capitale. La population statistiquement invisible — estimée à environ 80 000 personnes, soit 8 % de ses habitants — caractérise aussi Bruxelles. Un écart notable s’est en effet créé entre les statistiques officielles et la réalité du terrain. Des catégories de personnes ne sont pas prises en compte. Ainsi, les candidats réfugiés ne sont pas inscrits dans les registres de la population, mais dans un registre d’attente séparé. Les clandestins sans papiers ne sont évidemment enregistrés nulle part. Le personnel diplomatique et les étrangers attachés aux institutions internationales ne sont pas non plus recensés. Enfin, n’oublions pas les sans-abri que l’on estime à 2 000 personnes.
Cette population, bien visible mais non comptabilisée, pose de graves questions de santé publique. Un exemple parmi d’autres : aux 16 288 naissances enregistrées en 2004, il fallait ajouter 6 autres pourcents de naissance, concernant des mères sans-papiers ou en cours de régularisation, vivant dans l’insécurité matérielle et psychologique.
Autre phénomène mieux connu : la croissance du nombre d’habitants non belges dans la Région de Bruxelles-Capitale. En 1961, ceux-ci s’élevaient à moins de 7 %. En 2006, ils atteignaient près de 27 % ! Et cette statistique ne manifeste pas vraiment la situation profondément multiculturelle de Bruxelles, car différentes réformes législatives récentes ont facilité l’acquisition de la nationalité belge. Aujourd’hui, 46,5 % des Bruxellois sont de nationalité ou d’origine étrangère. Des ressortissants de près de 150 nationalités sont inscrits à l’état civil de communes telles que St-Josse ou St-Gilles.

Pauvre dans une ville riche

C’est le grand paradoxe de la capitale belge : elle est la deuxième ou troisième région la plus riche de l’Union européenne. Elle attire les entreprises et les investissements. Elle produit beaucoup de richesses. Mais sa population ne profite pas des emplois créés sur son territoire : plus de la moitié des emplois (52,7 %) étaient occupés, fin 2007, par des navetteurs domiciliés en dehors de la Région.
Bruxelles a le taux de chômage le plus élevé du pays. Et même s’il connaît une légère décrue depuis un an, il tourne autour de 20 % de sa population en âge de travailler. Parmi eux, très nombreuses sont les personnes sans emploi, issues de l’immigration, qui cumulent toutes les difficultés d’insertion : faiblesse de la formation, peu d’accès à l’information, manque de connaissance du néerlandais, discriminations à l’embauche, etc. Explication fondamentale de cette situation déséquilibrée : c’est à Bruxelles qu’il y a le plus de « sans diplôme », alors que le niveau de qualification requis par les postes de travail y est le plus haut, en raison notamment de la présence de sièges de grandes entreprises. Il n’est donc pas étonnant que l’appauvrissement des Bruxellois représente une tendance lourde et durable. Rappelons qu’est considérée pauvre par les institutions européennes, toute personne qui dispose d’un revenu inférieur à 60 % du revenu médian national, équivalant en Belgique à 822 Ä/mois pour un isolé et à 1 726 Ä pour un ménage avec deux enfants. Selon le Baromètre social (voir graphique), quelque 30 % des Bruxellois sont dans ce cas-là, alors que les Wallons sont 18 % et les Flamands 11 %. Travailler ne constitue plus une garantie contre la pauvreté. 4 % des gens sous contrat de travail, ceux notamment qui passent constamment de l’intérim au chômage et vice versa, en font l’amère expérience. Autre chiffre inquiétant : le nombre de titulaires de l’intervention majorée pour l’assurance soins de santé. Ils sont plus de 14 % de Bruxellois à en bénéficier, soit comme titulaires, soit comme personnes à charge. Enfin, un habitant de la capitale sur huit est en retard de paiement pour des besoins de base (énergie, loyer ou prêt hypothécaire et soins de santé).

La pauvreté ronge la santé

On sait que les inégalités sociales, les conditions de vie précaires ont une influence considérable sur la santé. Ainsi, les écarts d’espérance de vie, en bonne santé et sans incapacité, se marquent notamment en fonction du niveau d’instruction. À âge égal, le risque de ne pas se sentir en bonne santé est 2,5 fois plus élevé pour les Bruxellois ayant au maximum un diplôme de l’enseignement primaire que pour les diplômés du supérieur. Autre illustration inquiétante dans le domaine de la santé infantile : les risques de décès des enfants dans un ménage sans revenu du travail sont multipliés par 2 ou 3, selon la cause, par rapport aux ménages à deux revenus. Cette relation étroite entre la santé et le statut social n’est pas spécifique à la Région bruxelloise. Ce qui différencie surtout cette dernière du reste du pays, selon des enquêtes de santé de 1997 à 2004, c’est qu’un Bruxellois sur cinq déclarait avoir dû reporter des soins de santé pour des raisons financières, alors que seulement 1 Flamand sur 20 était dans cette situation, la moyenne nationale étant d’une personne sur dix. L’Observatoire de la Santé et du Social de la Région de Bruxelles-Capitale s’intéresse depuis longtemps aux liens entre la santé et l’habitat bruxellois, sur la base de certains constats, en particulier les suivants :
– l’asthme est en augmentation et atteint environ 15 % des enfants bruxellois ;
– l’intoxication au plomb concerne 11 % des enfants qui vivent dans les communes de la première couronne, où le bâti est généralement beaucoup plus vétuste qu’ailleurs ;
– les accidents domestiques causent plus de 200 décès par an à Bruxelles. 35 % de ces décès sont dus à des chutes, liées à l’inadaptation du logement ou à des intoxications par le CO.
Comme l’impact de la qualité du logement sur la santé fait consensus, l’Observatoire a proposé aux médecins généralistes plusieurs recherches–actions sur ce thème, dans les communes de Schaerbeek et d’Evere. Au terme de ces recherches, des contacts ont été pris avec les autorités communales intéressées afin qu’elles nomment des « référents santé – logement », auxquels médecins et autres intervenants pourraient s’adresser. De plus, les médecins généralistes ont été davantage sensibilisés à la question des « polluants intérieurs » des logements. Ils ont également observé que l’état du logement est un des reflets de la santé mentale de ses occupants. Ces études, réalisées avec le concours d’acteurs de terrain, permettent d’élaborer ou d’affiner des politiques publiques de santé et du logement à la fois préventives et curatives.

Réseau associatif

On le voit bien : les autorités publiques de la Région de Bruxelles–Capitale sont confrontées à des défis socio-économiques majeurs. On pourrait même s’étonner que tous ces facteurs de précarisation ne compromettent pas davantage la qualité du vivre ensemble, particulièrement dans les quartiers dits sensibles du centre et de la première couronne de la capitale.
Certes, certains antagonismes d’origine sociale ou ethnique troublent parfois la quiétude de ses habitants. Mais la ville ne connaît pas d’émeutes violentes et de longue durée comme, par exemple, dans les banlieues françaises. La densité du tissu associatif bruxellois, sa capacité d’adaptation et sa créativité y sont pour beaucoup. Cette nébuleuse, constituée de centaines de petites et moyennes associations, souvent subsidiées (insuffisamment !) par les pouvoirs publics, révèle et identifie les demandes sociales et invente ensuite des solutions innovantes. Ainsi, l’asbl Samarcande, service d’aide aux jeunes en milieu ouvert à Etterbeek, vient de terminer une passionnante étude avec l’ULB sur la manière dont les jeunes de 15–20 ans de trois communes bruxelloises s’approprient géographiquement la ville. Cette recherche a montré que les parcours généralement empruntés par les uns et les autres sont très contrastés. Les jeunes Anderlechtois, qui éprouvent un véritable stress physique à se trouver hors de leur sphère habituelle, évoluent de fait sur un territoire très restreint, le long de l’axe du métro Érasme–Heysel. Par contre, les jeunes de Woluwe développent une mobilité en réseau qui s’étend sur toute la Région. Bref, plus les personnes sont précarisées, plus elles sont confinées dans leurs quartiers. La directrice de Samarcande souligne « qu’il n’y a pas une jeunesse, mais des groupes de jeunes enfermés dans des préjugés. Les équipes éducatives, les associations de terrain ont la responsabilité de contribuer à briser ces barrières psychologiques, accompagner ces jeunes, les inciter à sortir de leurs cercles pour découvrir autre chose, rencontrer l’autre ».
La dynamique associative retisse des liens entre les gens et construit ou renforce la cohésion sociale. En même temps, elle contribue à la croissance économique. Le secteur non-marchand est devenu un acteur économique incontournable. En 2002, il représentait 22,1 % de l’emploi total bruxellois. Et c’est le secteur non-marchand qui crée actuellement le plus d’emplois. Il est donc un atout à ne pas négliger face aux défis sociaux et économiques que doit affronter la capitale.
(*) Vivre Ensemble

« Baromètre social : rapport sur l’état de la pauvreté », Observatoire de la Santé et du Social Bruxelles, Commission communautaire commune, éditions 2005 et 2006.
« Les évolutions démographiques et socio-économiques de la Région de Bruxelles-Capitale depuis 1990 », Paul Zimmer, Courrier hebdomadaire du CRISP, 2007.
« Recherche-action santé-logement. L’apport des médecins généralistes, entre septembre 2002 et juin 2004 », à l’initiative de l’Observatoire de la Santé et du Social de la Région de Bruxelles-Capitale.
« Samarcande », projet social soutenu par l’Action Vivre Ensemble en 2008.
Voir aussi : « Les jeunes d’Anderlecht, reclus dans leur cité », R. Gutierrez, Le Soir des 24 et 25 mai 2008.

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