Depuis les années 80, le terme d’exclusion sociale connaît un succès sans cesse grandissant dans le discours commun, politique, médiatique, voire sociologique. Un très large consensus semble ainsi s’être formé autour de ce "concept" censé être le plus approprié pour désigner l’ensemble des manifestations les plus extrêmes de la question sociale. Or, les mots que nous employons ne sont jamais neutres. Ils déterminent notre perception, notre compréhension et notre rapport au réel. Que signifie dès lors cet usage immodéré de la notion d’exclusion ? Quelle compréhension de la question sociale tente-t-elle d’imposer et de légitimer ?


Un récent ouvrage intitulé L’exclusion, définir pour en finir s’attache à ces questions. Son objectif: "faire passer l’exclusion du stade d’évidence au statut de question, de catégorie à penser - de catégorie à dépasser" (1). Dans les lignes qui suivent, nous en retiendrons deux contributions : celles des sociologues Robert Castel et Saül Karsz. Toutes deux poursuivent en effet de façon assez complémentaire un objectif commun : décoder, déconstruire la notion d’exclusion afin de déterminer dans quelle mesure cette catégorie de la pensée sociale, devenue pour bon nombre d’entre nous un réflexe à la fois linguistique et théorique, imprègne la façon dont nous comprenons le fonctionnement et l’organisation de nos sociétés ainsi que la manière dont nous envisageons nos possibilités d’actions. En soumettant la notion d’exclusion à la critique, l’objectif poursuivi par ces deux auteurs ne consiste évidemment ni à nier ni à relativiser l’ampleur, la diversité et le caractère dramatique des disparités sociales existantes, mais vise au contraire à montrer en quoi l’emploi irréfléchi d’une telle notion – l’exclusion – nous contraint, bon gré mal gré, à adopter à l’égard des logiques de relégations sociales un jugement idéologiquement orienté qui, quant il ne contribue tout simplement pas à légitimer le statu quo, a des implications pour le moins problématiques.

Une notion dangereuse
Selon Castel, la notion d’exclusion ou d’exclu(s) est à la fois une notion "molle" et "dangereuse" (2). Notion "molle" d’abord, parce que très peu analytique. Sous l’étiquette "d’exclus" sont en effet rangées une multitude de trajectoires de vie individuelles et/ou collectives particulières: chômeurs de longue durée, jeunes des banlieues déshéritées, familles en situation de pauvreté, minimexés, enfants en décrochage scolaire durable… Or quels similitudes ces trajectoires ont-elles entre elles ? Qualifier l’ensemble de ces situations par le seul terme d’exclusion ne permet ni descriptions pointues ni compréhension en profondeur des logiques de relégation propres à chaque situation ou type de situation.

"Dangereuse" ensuite, parce que cette notion tend à figer des parcours en un ensemble de situations de faits, à les autonomiser en "situations-limites". L’exclusion est immobile. Elle désigne un état, ou plutôt des états de privation (3). Dans cette perspective, que Castel qualifie de "substantialiste", l’exclusion porte en elle-même ses propres causes, le risque étant par conséquent de renvoyer aux "exclus" la responsabilité de leur propre situation. Or, l’ensemble des situations qualifiées d’exclusion ne peuvent acquérir de sens et donc devenir compréhensibles que si elles sont resituées dans des processus ou des dynamiques sociales dont elles ne sont que l’aboutissement ultime. Comme l’écrit Castel, la condition faite à ceux qui sont "out" dépend toujours de la condition de ceux qui sont "in". Ce sont toujours les orientations prises aux foyers de décision - en matière de politique économique et sociale, de management des entreprises, de reconversions industrielles, de recherche de la compétitivité, etc.- qui se répercutent comme une onde de choc dans les différentes zones de la vie sociale (4).

Désaffiliation
Ce sont ces processus actifs de relégation, allant du centre à la périphérie du social, marquée par différents stades de vulnérabilité et de déstabilisation – pour l’essentiel dus à la dégradation du rapport salarial et à l’affaiblissement des protections s’y rattachant – qu’il s’agit d’identifier, décrire et analyser si l’on veut saisir l’exacte signification des situations "d’exclusion" et y remédier au mieux. C’est la raison pour laquelle l’auteur propose la notion de désaffiliation censée, selon lui, mieux rendre compte de l’aspect dynamique de la question sociale et, surtout, lui rendre toute sa portée politique : envisagées comme l’aboutissement de parcours régressifs dont les causes sont à rechercher en amont, les situations de désaffiliation remettent en question l’ensemble de notre organisation sociale. Il y a là, écrit encore Castel, une sorte d’effet boomerang par lequel les problèmes posés par les populations qui échouent aux bordures d’une formation sociale font retour vers son centre. (5)

Ainsi, la notion d’exclusion prise dans son acception courante présente un piège pour la réflexion et pour l’action. Piège pour la réflexion puisqu’un découpage du social en catégories aussi simplistes qu’inclus/exclus, "in" et "out" ne nous permet pas de saisir comment ceux qui se situent dans la première catégorie produisent les seconds. À cela, on pourrait ajouter que ce type de catégorisation joue une véritable fonction d’occultation. Un passionnant travail d’enquête publié il y a peu de temps et mené dix années durant par deux sociologues dans les usines Peugeot de Sochaux – Montbéliard (6) en est une bonne illustration. Alors qu’on comptait en France encore près de 6,5 millions d’ouvriers en 1990, c’est-à-dire l’un des groupes sociaux le plus important de la société française, les auteurs de l’enquête font remarquer que la question ouvrière fait l’objet depuis une quinzaine d’années d’un véritable refoulement collectif et politique, y compris à gauche, comme si évoquer le sujet était maintenant jugé totalement incongru. Or, quels sont les résultats de leurs enquêtes ? Une dégradation massive et catastrophique des conditions de travail causée par une "japonisation" radicale du management visant à briser toutes formes de résistances et d’actions collectives, par les exigences de production à flux tendu et de qualité absolue, par le blocage systématique de toutes formes de promotions professionnelles, par le recrutement quasi systématique de jeunes intérimaires payés au niveau du SMIC, par l’individualisation des contrats de travail, par les entreprises délibérées de dévalorisation de la symbolique du monde ouvrier…

Relégation
Ce "véritable drame", pour reprendre les auteurs, de la classe ouvrière reste pourtant étonnamment absent du débat publique. L’explication résiderait notamment dans le fait que, la crise s’approfondissant, de nouveaux découpages du monde social se sont imposés, un repositionnement de la question sociale s’est opérée (focalisant d’avantage l’attention publique sur les questions relatives à l’immigration, les banlieues, la très grande pauvreté…), qui ont progressivement recouvert la question ouvrière. La classe ouvrière, malgré les nouvelles formes violentes d’exploitation et de vulnérabilité qu’elle subit, s’est pour ainsi dire retrouvée du jour au lendemain rangée du côté des "in" (ceux qui ont un emploi et, dans la vulgate libérale, des "avantages acquis"). De ce fait, l’attention publique s’est durablement détournée d’elle au point de la rendre pour ainsi dire invisible.

Piège pour la réflexion, la notion d’exclusion risque également de l’être pour l’action. Pour une première raison évidente : la "lutte contre l’exclusion" appelle rapidement des mesures de type caritatif ou assistanciel qui n’ont d’autres effets que de contenir la misère en la rendant plus supportable. À l’opposé, les politiques et initiatives d’insertion se sont fortement développées pour faire activement face aux divers phénomènes dits "d’exclusion". Si Castel les juge indispensables, il souligne toutefois un danger en quelque sorte inhérent à leurs modalités d’action : visant des publics qui ont déjà basculé ou qui en sont proches, il faut veiller à ce que les mesures d’insertion – d’ordre technique – n’économisent un effort d’ordre préventif et plus global – d’ordre politique – sur l’amont, au risque de laisser les logiques socioéconomiques de précarisation (issues des exigences accrues de compétitivité, de rentabilité, de surqualification à l’embauche…) continuer à jouer à plein et que, pour les personnes "ciblées" – ceux-là même que J. Donzelot nomme les normaux inutiles –, l’insertion ne soit plus vécue à terme comme une étape par principe transitoire, mais comme un état permanent (7).

La bonne cible

C’est en ce sens également que la vigilance s’impose à l’égard de l’ensemble des dispositifs de lutte contre "l’exclusion" répondant aux principes dits de discriminations positives. Si le fait de donner plus à ceux qui ont moins semble relever du bon sens, les actions sociales ciblées déployées par les mesures de discriminations positives présentent les mêmes ambiguïtés fâcheuses et les mêmes dangers potentiels que la catégorie sociale d’exclusion dont elles s’inspirent par ailleurs.
Outre le risque bien réel, et vérifié, de stigmatisation, les mesures de discriminations positives s’appliquent toujours aux marges des systèmes, aux zones officiellement qualifiées "d’exclusion", sur lesquelles elles concentrent l’essentiel de leurs efforts. De la sorte, elles s’interdisent d’influer de quelque manière que ce soit sur le centre de ces mêmes systèmes dont les (dys)fonctionnements sont pourtant à l’origine des dérives qu’elles tentent constamment de corriger. Et pour peu que de telles techniques de rattrapage social se transforment en politiques systématiques de lutte contre l’exclusion, voire de justice sociale, il y a alors fort à parier qu’une telle "politique" s’engage pour longtemps dans un cercle vicieux la contraignant à se nourrir elle-même de ses propres contradictions.

"Dedans", "dehors" ou "hors-course"?
Selon Karz, cette fois, le succès de la catégorie d’exclusion sociale, contemporain de la révolution conservatrice et de l’emprise grandissante du libéralisme (8) peut s’expliquer notamment par son caractère à la fois polysémique, paradoxal et consensuel. Polysémique : les situations particulières pouvant être rangées sous la catégorie d’exclusion sociale sont innombrables. C’est une catégorie à la fois trop riche et trop pauvre, sans rigueur et sans finesse, une catégorie "fourre-tout". C’est ce qui explique en partie son succès théorique et pratique. Paradoxal : le terme d’exclusion sociale semble suggérer qu’il existe un en dehors, une extériorité du social, lieu indéterminé – et indéterminable – dans lequel auraient précisément basculé les exclus sociaux. Or, paradoxalement, pour être exclus, il faut être dedans. Un en dehors du social est à vrai dire difficilement pensable. Il ne peut à proprement parler y avoir d’exclusion sociale, mais il y a de l’exclusion dans le social, dans l’économique, dans la culture, dans la consommation… Les places ne manquent en définitive pour personnes, seule une certaine catégorie de places manquent, et en particulier les places dominantes. Dire que les exclus sociaux sont exclus dans le social, c’est reconnaître qu’une place leur est assignée et qu’ils y remplissent une fonction, ont leur utilité : ils seraient "hors course", comme on dit, en oubliant que si la course suppose des coureurs, elle comporte aussi des arbitres, des parieurs, des spéculateurs et des profiteurs, des spectateurs assis ou debout sur des gradins, eux-mêmes classés par catégories de confort et de prix, des vestiaires, la pelouse à entretenir, le ménage à faire, le crottin des chevaux à ramasser, etc. Ne pas ou ne plus être dans la course n’interdit nullement d’en faire partie, les perdants étant essentiels aux gagnants, ne serait-ce qu’en termes de comparaison et de référence ! En outre, croire les perdants "hors course", c’est concevoir celle-ci du point de vue des "battants", c’est-à-dire des dominants qui jouent à méconnaître les divisions et les conflits dont la dite course est le théâtre et où se trouvent les bases de leur domination (9).

Et les exclueurs ?
L’exclusion sociale, prise au pied de la lettre, est une catégorie mystificatrice : elle dédouane ou déresponsabilise pour ainsi dire le social de la question sociale, de ses incohérences, de ses conflits. Elle induit une conception d’un social pacifié, exempt de tous rapports de force, de concurrence, de domination, d’exploitation, de coercition, mais toutefois confronté au défi d’insérer dans son espace des populations qui, pour des raisons subjectives ou objectives, n’y auraient jamais eu accès. Dans ce registre, on parle d’exclus, mais sans exclueur : plus d’acteurs, seulement des victimes (10).
Consensuelle enfin : la problématique de l’exclusion repose sur un principe philosophico-éthique fédérateur : inclus et exclus, au-delà des différences matérielles, économiques, politiques ou encore familiales qui les séparent, partagent une humanité commune. Ce principe humaniste fait de la problématique de l’exclusion une problématique dont la dimension est essentiellement morale. L’exclusion sociale est intolérable parce qu’elle bafoue la dignité humaine. L’exclu est par principe celui qui se trouve empêché de participer à l’humaine condition. Cet idéal d’humanité, référent éthique de la question de l’exclusion, a pour vertu proprement idéologique de ramener au second plan les déterminants socio-politiques de l’exclusion : si les intérêts immédiats des uns (exclus) et des autres (inclus) divergent, tous sont toutefois supposés vouloir partager la même société, qui est la société intégrée des hommes. Il s’agit pour les premiers de pouvoir s’y insérer et pour les seconds de s’y maintenir ou d’assurer leurs situations (11). Ce référent humaniste, principe opérateur de la question de l’exclusion et de son caractère consensuel, reste finalement vide de sens : il n’explique pas grand chose de l’histoire individuelle et collective. On dit "humain" quand on ne peut pas, ou on ne veut pas, ou on n’a pas trop intérêt à dire ce qu’il s’agit d’analyser, ce qu’il s’agit de transformer ou de défendre. L’humain garantit que, la nuit, tous les chats sont gris (12).

Trompe-l’oeil
Ainsi, la catégorie de l’exclusion véhicule une conception globalisante de nos sociétés contemporaines dont les structures et régimes (notamment capitalistes), bien que perfectibles (il y a de l’exclusion) semblent indépassables. Elle s’inscrit dans le sillage du discours commun relatif à la fin des utopies socialistes et au caractère historiquement indépassable des démocraties libérales. Contrairement à la question sociale spécifique du capitalisme de la fin du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle, la configuration de la question sociale par la catégorie de l’exclusion ne s’inscrit plus dans le cadre du conflit entre capital et travail, entre exploiteurs et exploités, mais d’un "côte à côte" pacifique (si ce n’est quelques émeutes et fièvres sociales somme toute éphémères) entre "in" et "out" voulant in fine la même société tout simplement parce qu’aucune autre ne saurait exister. Et S. Karsz de résumer comme suit la reformulation de la question sociale que la catégorie d’exclusion s’emploie à imposer : ramené à sa plus simple expression, cela donnerait : société capitaliste (du passé) = lutte des classes = projet révolutionnaire pour les uns, projet conservateur pour les autres; société (capitaliste) contemporaine = exclusion pour certains = insertion pour tout le monde, avec contrat d’insertion pour les défaillants (13).


Frédéric Ligot

  1. L’exclusion, définir pour en finir. Sous la direction de Saül Karsz, avec Michel Autès, Robert Castel, Richard Roche, Monique Sassier. Dunod, Paris, 2000.
  2. On retrouvera dans l’analyse de Robert Castel un condensé des analyses qu’il a déjà développées sur le sujet dans son ouvrage sur Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Éditions Fayard, 1995.
  3. Idem,p. 15.
  4. Idem, p. 21.
  5. Idem.
  6. Stéphane Beaud et Michel Pialoux. Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines de Sochaux Montbéliard, Fayard. 1999.
  7. Les métamorphoses de la question sociale, p.432.
  8. L’exclusion, définir pour en finir, p.103
  9. Idem, p.124
  10. Alexandre C., Entre assistanat et solidarités, Cahiers de l’Atelier, janvier-février 1996. Cité par l’auteur.
  11. "Si ce n’est pas la même société qu’ils veulent, ce ne sont plus des inclus ou des exclus mais, par exemple, des classes sociales", p.137.
  12. L’exclusion, définir pour en finir, p. 139.
  13. Idem, p. 145.

 

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