La montée de l’exclusion sociale et l’émergence d’interrogations croissantes sur le sens même du travail social ont, depuis de longues années, entraîné de profonds changements dans l’action des services sociaux, notamment mutualistes. D’une action médico-sociale davantage centrée, au départ, sur la prophylaxie de certaines maladies, nous en sommes arrivés à une action de réinsertion sociale nécessitant une articulation accrue entre l’individuel et le collectif. L’évolution est fondamentale.

 

Au sortir d’une société industrielle où le système de sécurité sociale et les solidarités se sont développés à partir de l’organisation du travail, les difficultés d’insertion professionnelle liées au marché de l’emploi influencent profondément la relation de l’individu à la société. L’absence ou la perte d’emploi contribue non seulement à un affaiblissement du sens de la vie, mais, cumulée à l’insuffisance des revenus de remplacement, elle entraîne également une vulnérabilité sociale et économique croissante des familles et un très net recul des progrès acquis dans l’accès à des besoins vitaux.
Le glissement progressif de la sécurité sociale vers l’assistance constitue une évolution marquante de ces dernières années. L’aide sociale qui visait au départ à dépanner devient un statut dont il est difficile, voire risqué de sortir. Par ailleurs, l’accroissement des ruptures familiales et relationnelles entraîne l’effritement, voire la rupture du lien social, et une augmentation considérable des situations de solitude et de dépression. Enfin, la multiplication des exigences de qualification, de rentabilité, de performance, la complexification administrative de nos institutions, l’évolution et le poids des normes culturelles sont autant de barrières à l’insertion.
L’institution mutuelliste n’échappe pas, plus que les autres, à ces bouleversements.
La perte de santé entraîne souvent à long terme la perte des réseaux socioprofessionnels. Malgré tous les efforts déployés pour augmenter la couverture sociale, l’accès aux soins devient une réelle gageure pour des publics plus vulnérables fragilisés par la crise. Le cloisonnement entre les différents champs technique, culturel, social ou médical, les différences de logique et d’approche entre ces champs, constituent souvent un obstacle à la transversalité des actions. Les évolutions technologiques entraînent, quant à elles, une standardisation croissante des produits offerts et une perte de contact avec les affiliés les plus démunis. Les professionnels se trouvent finalement confrontés à de multiples tensions entre assurance sociale et privatisation, entre dimension commerciale et dimension d’éducation permanente, entre logique bureaucratique et celle de l’humain, entre logique gestionnaire et budgétaire et prise en compte réelle des besoins des usagers. Le risque d’exclusion n’est plus l’apanage du quart-monde, il commence à apparaître comme un risque à solidariser. Nous assistons désormais à une exclusion sociale massive, mais finalement banalisée et acceptée comme inévitable. Exclusion elle-même hiérarchisée en statuts et ne permettant pas aux personnes de se raccrocher à une identité commune.

Être acteur
Comment ces personnes vivent-elles leur situation? C’est ce que les travailleurs sociaux de la mutualité chrétienne ont tenté d’apprendre en recueillant une cinquantaine de témoignages auprès d’invalides de mutuelle en situation de grande précarité ou d’exclusion. Une analyse sociologique réalisée par Abraham Franssen et Thomas Lemaigre a débouché sur la publication d’un livre très interpellant intitulé La Tête hors de l’eau(1). Ce travail montre bien que ce dont souffrent les personnes dans leurs rapports aux institutions et aux dispositifs d’aide sociale, c’est de ne pas être reconnus comme sujets et de se sentir broyés dans l’étau d’un processus de disqualification sociale pouvant aller jusqu’à la perte de toute identité. Comme le soulignent les auteurs, ce qui est atteint dans l’invalidation identitaire, "c’est la capacité à être sujet dans son rapport à soi-même, et acteur dans ses relations sociales avec les autres". Mais si les gens souffrent de ce sentiment de dévalorisation, ils ont aussi leurs atouts, leurs capacités, leurs désirs, leurs rêves. Ils nous interpellent sur nos fonctionnements, ils bousculent nos schémas bureaucratiques, ils mettent en évidence l’ambivalence de nos politiques sociales et nous obligent à nous remettre en question. " Vous vous noyez – dit l’un d’eux –, ils vous sortent la tête de l’eau, mais ils ne nous sortent pas de l’eau. " Leurs paroles nous expriment, avec force, une volonté d’être ou de redevenir des acteurs. Mais comment reconquérir cette place quand la société ne vous attribue plus qu’un statut d’assujetti, de bénéficiaire, d’invalide ou d’assisté?

Carcans
Les missions du service social s’inscrivent dans une politique globale visant l’association des différents acteurs dans une perspective de promotion de la santé. Actuellement, celle-ci est davantage perçue comme résultante de la présence de facteurs sociaux, économiques, physiques et psychiques positifs, et n’est donc pas garantie à tous de la même façon : les indicateurs montrent à souhait que les risques ne sont pas identiques suivant le groupe social auquel on appartient. Lutter pour la santé pour tous apparaît donc comme une mobilisation à la fois globale et spécifique : la promotion pour un mieux-être participe d’un combat pour la réduction des inégalités, et la correction de celles-ci participe d’une politique d’accès aux soins. D’où les deux composantes essentielles du travail social mutualiste :
- une fonction d’accompagnement social, individuel ou collectif, des personnes en situation de difficulté ou de crise, en référence à la problématique de la santé; au-delà de l’écoute, de l’information et de l’aide dans l’accès aux droits, il s’agit bien d’aider les gens à retrouver leur identité et à mobiliser toutes leurs énergies dans la construction d’un réel projet de vie ;
- une fonction de signal visant à interpeller l’institution mutuelliste sur les problèmes rencontrés et à favoriser la mise en place d’une politique sanitaire et sociale plus globale.
Sur le terrain, l’objectif d’autonomisation et de réinsertion que vise le travail social se heurte toutefois à une multitude d’obstacles et de contradictions. Quand on aborde, par exemple, la problématique des invalides de mutuelle, on est frappé de voir à quel point le manque de souplesse du système de protection sociale enferme les gens dans de réels carcans (invalides, chômeurs, handicapés…). Il faut donc arriver à casser cette logique, à simplifier et à articuler les législations pour rendre réellement accessible le parcours de la réinsertion, pour stimuler la reprise d’activité plutôt que de la décourager.
Mais la réalité du terrain, c’est aussi l’accroissement considérable des situations d’urgence et des demandes d’aide financière pour faire face à des frais de santé importants. Et, au-delà, à des situations de surendettement et de précarité aggravées par les problèmes de santé. Dans un système d’assurance comme le nôtre, les travailleurs sociaux s’inquiètent de devoir recourir de plus en plus à des formules d’assistance. Des questions de fond sont posées. Si de plus en plus de personnes passent au travers des mailles du filet, comment l’assistance peut-elle devenir un levier pour rentrer dans l’assurance? Que peut-on faire lorsque l’assurance elle-même génère l’assistance?

Détresse
Autre constat : dans une société où la performance devient la norme et où les populations diminuées physiquement ou mentalement trouvent difficilement leur place, la qualité de vie à domicile ou en institution devient un enjeu majeur. Dans la réalité, pourtant, les travailleurs sociaux sont de plus en plus confrontés à des situations de réelle souffrance liée à l’isolement, à la dépendance et à la non-reconnaissance. L’écoute de cette souffrance et la coordination des intervenants face à celle-ci doivent être reconnues comme des composantes essentielles du travail social.
Mais la souffrance n’est pas que celle de l’usager ou de son entourage. Elle est aussi celle des professionnels qui expriment un malaise croissant face aux ambiguïtés qu’ils doivent assumer, avec comme risque non négligeable, qu’elle peut, à certains moments, occulter la souffrance des usagers. À l’inverse, dans les plus jeunes générations, certains semblent parfois vouloir, dans un réflexe de protection personnelle, prendre une réelle distance par rapport aux détresses rencontrées. Nous en arrivons donc à reconsidérer ces deux pôles essentiels que sont l’usager et le travailleur social dans la relation d’aide. L’usager, quand on lui donne la parole, revendique une place d’acteur. Et quand il est mis en situation d’acteur, il nous oblige à nous repositionner dans nos pratiques de travail. Dans ce sens, des expériences de travail quelque peu novatrices se mettent en place dans certaines mutualités (lire article ci-contre).

Isabelle Lenain-Hack
Responsable du service social des Mutualités chrétiennes


(1) Franssen A., Lemaigre Th., La tête hors de l’eau. Les détresses sociales en Belgique, Éditions Vie ouvrière, Bruxelles, 1999.

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