Capture decran 2023 10 10 a 171255Riches en ressources minérales, les terres indigènes au Brésil attisent les convoitises, à l’exemple du Territoire Yanomami dans l’État amazonien du Roraima. Sous la présidence de Jair Bolsonaro, les orpailleurs clandestins y ont multiplié les incursions, les abus contre les communautés et les atteintes à l’environnement. Si le retour au pouvoir de Lula marque un répit pour les communautés indigènes, les évolutions politiques internes et la demande croissante en métaux dits «critiques», nécessaires à notre transition énergétique, risquent de relancer de plus belle la course prédatrice à la ressource dans leur territoire.

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«Que vous tous tourniez les yeux vers nous! Nous souffrons comme souffre la forêt! [...] La forêt se meurt [...]. Ils détruisent tous les arbres qui portent les fruits que nous mangeons! [...] Qui fait cela ? Ce sont les garimpeiros [...] Ils nous anéantissent tout comme ils dévastent la forêt [...] 1.» Cette supplique est celle d’un leader yanomami, un peuple indigène de quelque 35.000 âmes vivant aux confins de l’Amazonie, dont une majorité dans l’État brésilien du Roraima. Dans ce territoire lointain, pris en tenaille entre le Venezuela et le Guyana, se joue actuellement l’une des plus graves crises humanitaires qu’aient connues les peuples indigènes brésiliens depuis la démocratisation du pays, au point que l’un des premiers actes du gouvernement Lula, arrivé au pouvoir en janvier dernier, a été d’y décréter l’état d’urgence. Crise sanitaire d’abord, elle touche presque l’ensemble des villages (aldeias) yanomami. Du fait de leur isolement, de l’absence d’infrastructures sanitaires, du manque d’accès aux soins et aux médicaments, les maladies importées y font actuellement des ravages. Crise alimentaire et nutritionnelle ensuite, en raison de la raréfaction des ressources locales et de l’accès de plus en plus limité à celles-ci. Toutes deux y ont fait exploser la mortalité. Et menacent à terme la survie de ce peuple.

Mise récemment sous le feu des projecteurs, cette tragédie n’est cependant pas le fruit d’un malheureux concours de circonstances. Renvoyant aux heures les plus sombres de la conquête coloniale, elle était prévisible, prévue et même annoncée. Elle est l’expression ultime d’un conflit socioterritorial larvé déclenché voilà plusieurs décennies. Qualifiée de «génocide» par le président Lula, lui-même 2, cette brusque détérioration des conditions de vie dans les communautés yanomami constitue le point d’orgue de pressions toujours plus fortes exercées sur leur territoire par les activités minières illégales. En quête d’or et de pierres précieuses, les garimpeiros (orpailleurs-mineurs clandestins) y ont en effet multiplié les incursions ces dernières années, les atteintes à l’environnement, les abus contre les communautés et les attaques contre les aldeias indigènes, avec l’appui (et souvent pour le compte) de riches entrepreneurs et de représentants politiques locaux, de militaires, de forestiers et des propriétaires terriens alentour, voire de groupes criminels 3. Fers de lance de l’avancée du front pionnier dans la région, les garimpeiros ont également bénéficié de la complaisance, sinon de la complicité, du gouvernement d’extrême droite de Jair Bolsonaro, lequel n’a jamais caché sa proximité avec les tenants et bénéficiaires de cette économie prédatrice, dont les bases ont été jetées en Amazonie par le régime militaire 4.

Le Roraima : une nouvelle terre promise

Dans le Roraima, rares sont ceux qui n’ont pas de liens avec les mines. L’orpaillage a constitué ou constitue toujours pour de nombreuses familles pauvres l’une des principales–sinon la première et seule –sources de revenus. Cette activité minière a aussi servi de tremplin à l’ascension économique des nouveaux riches qui sillonnent aujourd’hui les rues de Boa Vista, sa capitale, à bord de rutilants pick-up. Dans ce jeune État amazonien qui s’est prononcé à une écrasante majorité en faveur de Bolsonaro aux élections présidentielles de 2018 et 2022, et qui élit obstinément aux principales fonctions politiques locales des représentants issus ou proches du secteur minier, il n’est pas de bon ton de critiquer ouvertement les agissements des mineurs illégaux. La figure du garimpeiro y est au contraire célébrée à l’image de la statue de sept mètres de haut qui trône, en son honneur, dans le centre de Boa Vista.

Grosse bourgade peuplée d’à peine 5.000 personnes dans les années 1950, la seule capitale brésilienne située au Nord de l’Équateur connait un véritable boom démographique à compter du milieu des années 1970. En cause surtout, la découverte d’or qui a créé dans la région un formidable appel d’air. Mineurs désargentés, paysan·nes déraciné·es, colons venus d’autres régions du pays, travailleur·ses agricoles et forestiers, aventurier·ères en quête de richesse, nombreux·ses sont celles et ceux qui convergèrent vers cette nouvelle terre promise.

Ces dynamiques migratoires sont alors vivement encouragées par le régime des généraux (1964-1985). Sécuriser la frontière Nord du pays encore mal définie et toujours sujette à contestation, et décourager toute intrusion externe dans la région ou toute revendication internationale la concernant, en accélérant son peuplement, en favorisant son exploitation et en l’intégrant économiquement au Brésil «utile», tels étaient les grands objectifs économiques et politicostratégiques des militaires. La construction de l’axe nord-sud de la transamazonienne qui traverse le Roraima de part en part n’avait pas d’autre but 5.

Si le projet des militaires accélère la colonisation de la région, c’est toutefois la découverte en 1985 d’un immense gisement d’or qui donnera une impulsion décisive à ce mouvement migratoire. En l’espace de quatre ans, entre 1987 et 1990, près de 40.000 garimpeiros arrivent dans l’État, portés par la fièvre du métal jaune, auxquels s’ajoutent des dizaines de milliers de migrant·es à la recherche de terres fertiles et bon marché. Conséquence de cet afflux massif, les pressions sur les communautés indigènes se sont intensifiées, tout comme les atteintes à leurs droits. Le tout sous le regard complice de policiers et de juges 6.

Démarcation des territoires indigènes

Au seuil des années 1990, la situation dans l’État était telle que le premier gouvernement brésilien démocratiquement élu lança, sous la pression d’une vigoureuse campagne internationale pour la défense des droits des peuples premiers, un vaste processus de délimitation des territoires indigènes et des zones naturelles. Cet effort sera ensuite poursuivi par les gouvernements Fernando Henrique Cardoso (1994- 2002) puis surtout par les deux premiers gouvernements Lula (2003-2010). Mais cette sanctuarisation des réserves et territoires indigènes n’a jamais été acceptée par la population du Roraima. Elle a suscité son incompréhension et nourri un profond ressentiment à l’égard de l’État fédéral, des environnementalistes et des indigénistes, accusés de priver la région des clés de son développement (terres fertiles et bon marché, importantes ressources minières et forestières, réserves en eau, potentiel hydroélectrique, etc.) au profit d’une petite minorité. Elle a renforcé l’hostilité vis-à-vis des peuples indigènes. Et elle a provoqué l’ire des militaires, terrifiés à l’idée de voir ces terres soustraites à leur autorité, soumises potentiellement aux incursions externes et susceptibles in fine d’être mises sous tutelle internationale 7. À la pointe de cette opposition conservatrice, les autorités de l’État ont bien tenté à plusieurs reprises, avec l’appui de divers alliés, de faire blocage aux processus de délimitation des territoires indigènes. Mais ces démarches n’ont jamais abouti. La destitution de Dilma Rousseff en 2016, et son remplacement par l’ultraconservateur Michel Temer, puis, surtout, l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, en janvier 2019, vont toutefois changer la donne.

Le gouvernement Bolsonaro : la reprise d’une politique prédatrice

Candidat des militaires et des grands lobbys agro-industriels, le président d’extrême droite mit en effet un terme au processus de démarcation des territoires indigènes, en gelant les procédures en cours. Il entreprit également un travail de sape méthodique des institu-tions publiques en charge de la protection de l’environnement et des zones indigènes, en rabotant leur budget, en «dégraissant» leur personnel et en nommant à leur tête des alliés. Et il priva la police environnementale de ses moyens d’action. Sous sa présidence, les autorisations d’exploitation en Amazonie accordées au secteur minier ont parallèlement explosé, y compris dans les zones considérées comme les mieux préservées 8.

Murement pensé, ce détricotage des mécanismes de protection, doublé d’une politique d’exploration tous azimuts, a, sans surprise, été plébiscité dans le Roraima. Vécues comme «libératoires», les actions du gouvernement Bolsonaro ont donné une nouvelle carte blanche aux activités minières illégales et encouragé les invasions de terres indigènes. Avec son cortège de conséquences tragiques pour les communautés qui y vivent. Dans son dernier rapport (2022), le Conseil indigéniste missionnaire (CIMI), constate ainsi une augmentation significative des cas d’«invasions accaparatrices, d’exploitation illégale et de dommage au patrimoine» durant six années consécutives avec un pic en 2021. Le Territoire Yanomami a particulièrement été touché par ces invasions. Un rapport d’une plateforme d’organisations indigènes régionales 9 indique ainsi que les garimpos (lieux d’orpaillage) illégaux y ont augmenté de 3.350% entre 2016 et 2020. Et que les surfaces de forêts, de berges et d’ile fluviales détruites par ces activités y ont presque triplé, entre octobre 2018 et décembre 2021. Jamais, depuis la démarcation du Territoire Yanomami, un tel niveau de destruction n’avait été constaté.

Dans le Roraima, rares sont ceux qui n’ont pas de liens avec les mines. L’orpaillage a constitué ou constitue toujours pour de nombreuses familles pauvres l’une des principales –sinon la première et seule –sources de revenus.

Comme le note encore la plateforme, ces intrusions en Territoire Yanomami ont instauré un climat, pratiquement jamais vu depuis le début de la démocratisation du pays, de violation systémique des droits des communautés qui y vivent: «Outre la déforestation et la destruction des bassins hydriques, l’extraction illégale d’or (et de cassitérite) sur le territoire des Yanomami a entrainé une explosion des cas de paludisme et d’autres maladies infectieuses, avec des conséquences graves pour la santé publique, pour la santé et l’économie des familles, de même qu’une recrudescence effrayante de la violence à l’encontre des populations indigènes 10.» Selon la CIMI, près de 20.000 garimpeiros y faisaient encore régner la terreur en 2022.

Retour de l’État de droit et nouvelles menaces

Devant l’inertie calculée du gouvernement, il a fallu attendre une décision de justice, en 2021, pour obliger l’État fédéral à intervenir pour empêcher les incursions de garimpeiros en territoires indigènes, prévenir leurs abus contre les communautés et expulser les mineurs récalcitrants. Mais ce n’est qu’avec la défaite de Bolsonaro aux élections présidentielles et le décret promulguant l’état d’urgence que l’État fédéral a réellement repris les choses en main, rompant avec la politique du laissez-faire du gouvernement d’extrême droite, pour réaffirmer son autorité en tant que garant des droits de ces communautés.

Le défi est de taille. Et dans le Roraima, où le lobby des garimpeiros est puissant et bien organisé, plus encore qu’ailleurs, les résistances y sont tenaces. À la fin de l’année 2022, plusieurs attaques contre des institutions publiques et représentants de l’État fédéral y ont ainsi été enregistrées en représailles à l’intervention de l’État. Nombreux (et puissants) sont par ailleurs les milieux pro-Bolsonaro présents dans toutes les sphères du pouvoir qui caressent l’espoir de prendre leur revanche, et de remettre sur le métier leurs pratiques prédatrices.

Aussi, dans le Roraima, le sort des territoires indigènes demeure-t-il suspendu à la trajectoire politico-institutionnelle du pays. Mais également à la conjoncture et aux grandes tendances internationales. Riches en métaux dits « critiques » nécessaires à la transition énergétique que la communauté internationale appelle de ses vœux, ces terres risquent tôt ou tard d’être le théâtre d’une nouvelle ruée à mesure que les prix de ces matières premières stratégiques – et donc les opportunités de profits qui en découlent – poursuivent leur courbe ascendante 11. Déjà, les réserves de niobium (l’une des terres rares, produites déjà à 90 % au Brésil) que recélerait le Roraima suscitent de nombreuses convoitises. Pour les peuples indigènes de la région, la «malédiction des terres rares » pourrait donc bien se substituer à la «malédiction de l’or ». Dans un tel contexte, aucun droit ni aucune protection ne peuvent être considérés comme définitivement acquis. Au moment où l’accord entre l’Union européenne et le Mercosur 12 est sur le point de se concrétiser, la situation des peuples et des territoires indigènes réclame plus que jamais une vigilance accrue. #

(*) Chargé d’étude au Centre tricontinental (CETRI)

1.Cité dans Hutukara Associação Yanomami et Associação Wanasseduume Ye’Kwana, 2022.

2. «Lula accuses Bolsonaro of genocide against Yanomami in Amazon», The Guardian, 22janvier 2023.

3. CIMI, Relatório: Violência Contra os Povos indigenas no Brasil–dados de 2021, 2022.

4. FILHO , « Bolsonaro recuperou projeto da ditatura militar contra os yanomami : mão de obra ou extinção», The Intercept–Brasil, 28janvier 2023.

5. R. LAPPER, Beef, Bible and Bullets. Brazil in the age of Bolsonaro, Manchester University Press, 2021.

6. Ibid.

7. Ibid.

8. L. DELCOURT, « Bolsonaro, président: ressorts et conséquences d’une révolte à rebours», Alternatives Sud, «Le Brésil de Bolsonaro: le grand bond en arrière», vol.27- 2, pp. 7-26.

9. Hutukara Associação Yanomami et Associação Wanasseduume Ye’Kwana (2022) ;Yanomani sob Ataque : Garimpo ilegal na Terra Indígena Yanomami e Propostas para Combatê-lo, Sistema de monitaramento do garimpo ilegal da TI yanomami (Dados de 2021).

10. Ibid.

11. Sur cette thématique, voir: Alternative Sud, «Transition “verte” et métaux “critiques”», CETRI, CNCD.11.11.11., Syllepse, juin 2023.

12. Z. MAUS, « Accord de libreéchange avec le MERCOSUR: le retour de l’hydre capitaliste mondial? », Démocratie, novembre 2019.

 

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