Les multiples chamboulements qui transforment notre monde pourraient être une formidable occasion pour envisager une civilisation du temps libéré. Il y a 30 ans, le philosophe franco-autrichien André Gorz dressait le constat amer d’une société incapable de penser un temps de vie libéré du travail, posant la question d’une nouvelle civilisation qui, parce qu’elle ouvre sur un temps libéré, modifiera radicalement nos manières de vivre.

 

Télécharger l'article en PDF

Au temps des confinements et du COVID, nombreux furent les commentaires prédisant que nos comportements différeraient drastiquement à l’avenir. Le sociologue Bruno Latour, récemment décédé, considérait d’ailleurs la pandémie comme une occasion unique pour repenser notre rapport à l’environnement, au travail, à la consommation. Trois ans plus tard, il est encore difficile d’évaluer les conséquences directes ou indirectes du COVID. Le télétravail ou la quête de sens quotidien qui seraient associés à la pandémie ont instillé le doute sur la valeur travail et surtout sur la discipline du travail et du temps de travail. Le phénomène de la Grande Démission aux États-Unis ou le nouveau rapport des jeunes au travail 1 semblent confirmer cette tendance. Sacrifier sa vie pour la gagner, sacrifier sa vie privée pour sa carrière ne semble plus être une option pour de nombreux jeunes et moins jeunes qui cherchent à s’accomplir dans et hors du travail. Pour les générations post-1945, les incertitudes de la vie étaient en partie assurées par un système de protection sociale et une partie de l’éthique du travail reposait sur une vie active récompensée par des régimes de retraite relativement généreux. Or, les incertitudes, voire l’insécurité, semblent constituer une part essentielle de l’horizon des nouvelles générations. L’accès au logement, l’occupation d’un emploi stable, l’obtention d’une retraite ou les inquiétudes relatives au climat contribuent potentiellement à modifier nos comportements et surtout à repenser notre rapport au travail. À ces avenirs incertains et instables, s’ajoute l’arrivée de l’intelligence artificielle, un bouleversement technologique potentiellement aussi important que la machine à vapeur, la maitrise de l’électricité ou l’informatique.

En reprenant l’argumentaire du philosophe André Gorz (1923-2007), ces multiples chamboulements pourraient constituer une formidable occasion pour envisager une civilisation du temps libéré. Avant de l’envisager, il convient de rapidement comprendre comment notre rapport au temps de travail s’est construit dans l’histoire. Le sacerdoce du travail n’est pas un constituant de la condition humaine, il est avant tout une construction sociale.

Une brève histoire du temps de travail

Au milieu des années 1960, de jeunes anthropologues et ethnologues ont proposé une relecture des sociétés dites primitives qui, contrairement à ce qui avait été longtemps imaginé, n’auraient pas été écrasées par la quête de nourriture. Loin d’être dans une situation de survie permanente, ces sociétés de chasseurscueilleurs profitaient d’une abondance d’aliments et surtout de temps. Porté par la figure emblématique de l’anthropologue Marshall Sahlins, ces chercheurs considéraient qu’en réalité les membres de ces sociétés vivaient en bonne santé et ne «travaillaient» que quatre heures par jour. Ces réflexions autour des peuples premiers servent depuis lors à penser le fonctionnement de nos sociétés contemporaines dans leur rapport au travail à l’instar des récents travaux de l’anthropologue James Suzman2. La valeur travail s’est finalement construite très tardivement à l’échelle de l’histoire humaine. Les penseurs de l’Antiquité voyaient dans le travail ou plutôt dans les activités de subsistance (le concept de travail tel que nous le connaissons n’existait pas encore) un frein à la liberté. Être artisan ou commerçant arrimait l’être humain aux contingences matérielles l’empêchant d’être un citoyen libre. Loin d’être émancipateur, le travail était considéré comme un asservissement. Pour Hannah Arendt, la justification première de l’esclavage antique n’était pas l’augmentation des revenus, mais un instrument permettant à une élite sociale de supprimer le travail de ses conditions de vie 3 . Outre qu’il pollue l’esprit, le travail dévore le temps nécessaire à ses ami·es, à la Cité, à penser la vie meilleure.

Le millénaire médiéval est loin d’être une période dépourvue de transformations. Le développement de l’urbanisation à partir de l’an mille et l’émergence des villes drapières ont concouru à l’émergence d’un temps laïc, d’un temps de travail. Les cloches des beffrois rythmaient les horaires de travail pendant que la notion de travail commençait progressivement à se sacraliser. Le temps qui n’appartenait qu’à Dieu entamait sa progressive sécularisation.

Le basculement s’opère avec la Renaissance et la Réforme protestante où le temps sur terre ne peut plus être gaspillé, mais, au contraire, doit être mis à profit. La paresse devient la mère de tous les vices et le refus du travail n’est rien d’autre qu’un péché moral. La devise de Benjamin Franklin, Time is Money, incarne cette révolution culturelle sacralisant le temps de travail et jetant la suspicion morale sur l’oisiveté ou tout ce qui s’y apparente.

Aldous Huxley, Charlie Chaplin, Georges Bernanos ou encore Georges Orwell ont tous exprimé à leur manière et à la même époque cette angoisse d’une humanité déshumanisée par la machine et la chaine d’assemblage.

Avec la révolution industrielle, la standardisation du temps de travail se généralise pendant que les journées de travail s’allongent. L’historien britannique Edward Thompson a finement démontré l’articulation entre travail industriel, capitalisme et discipline autour du temps 4 . L’élément central dans le travail n’est plus la tâche, mais le temps. Plus encore, la discipline de l’usine et du temps de travail s’est très rapidement exportée en dehors des ateliers pour investir tous les pans de la vie sociale, dont l’éducation. Un siècle plus tard, le travail à la chaine et l’organisation scientifique du travail se lient pour diviser toujours plus le travail, le compartimenter à l’aune du chronomètre, de la pointeuse et de la chaine mobile. La fascination que ces modes et moyens de production génèrent rivalise avec l’effroi qu’ils suscitent. La déshumanisation du travail n’impliquerait-elle pas l’apparition d’une civilisation de robots, d’une humanité décérébrée? Aldous Huxley, Charlie Chaplin, Georges Bernanos ou encore Georges Orwell ont tous exprimé à leur manière et à la même époque cette angoisse d’une humanité déshumanisée par la machine et la chaine d’assemblage.

Réduction du temps de travail

Paradoxalement, ce nouvel univers du travail a donné naissance à une utopie d’un monde libéré pour tout ou partie du travail. Dès 1931, l’économiste John Maynard Keynes estimait possible de limiter le temps de travail à une quinzaine d’heures par semaine. Dans À nous la liberté sorti en 1931, le cinéaste français René Clair imaginait un monde où le travail serait effectué principalement par des machines. Libres, les ouvriers, les ouvrières, se prélassaient le long des berges ou festoyaient lors de goguettes improvisées. Un an plus tard, le mathématicien et philosophe Bertrand Russell considérait la diminution du temps de travail comme la voie la plus directe vers le bonheur et la prospérité, le loisir étant vecteur de civilisation.

À côté de ces réflexions intellectuelles et artistiques, les combats ont été nombreux pour obtenir une réduction du temps de travail. Tout d’abord en interdisant le travail des enfants malgré les oppositions d’hommes politiques catholiques et libéraux qui voyaient dans la réduction ou l’interdiction du travail des enfants une potentielle recrudescence de la délinquance, du vagabondage et de l’immoralité induite par l’oisiveté. Comme l’écrivait Nietzsche, le travail au 19e siècle était devenu la meilleure des polices, disciplinant les corps et les esprits. Cet aphorisme nous semble toujours bien présent au 21e siècle.

Il est fréquent de résumer les luttes sociales à la question des salaires ou au chômage, et ce, dès le 19e siècle. Pourtant, la structuration du mouvement ouvrier doit tout autant au combat pour la réduction du temps de travail et plus particulièrement de la journée des huit heures. On l’oublie, mais la fête du 1er mai trouve son origine dans les revendications des ouvrier·ères américain·es pour l’obtention de la journée de huit heures en 1884. Ces luttes pour la réduction du temps de travail hebdomadaire, annuel ou sur la carrière ont continué une grande partie du 20e siècle avant de connaitre un brutal coup d’arrêt à partir des années 1970. La question n’était plus de réduire le temps de travail, mais de résorber le chômage. Cependant, le projet n’est peut-être qu’enterré et il attend un contexte favorable à sa germination. Pandémie, réchauffement climatique, télétravail et intelligence artificielle sont potentiellement les éléments de ce substrat nécessaire à l’éclosion d’une civilisation du temps libéré.

Bâtir la civilisation du temps libéré

Dans le courant des années 1990, les réflexions sur la «fin du travail» ont commencé à foisonner en lien avec l’informatisation et la robotisation de la production de biens et de services 5. Jeremy Rifkin voyait d’ailleurs dans ces évolutions technologiques une potentielle cause à de multiples insurrections comparables au luddisme des années 1810 en Grande-Bretagne 6. La prémonition d’une fin du travail n’est pas neuve. Elle accompagne l’histoire du travail depuis la révolution industrielle et réapparait à chaque bouleversement technologique, des premières fileuses mécaniques à l’intelligence artificielle en passant par la ligne d’assemblage ou l’informatique. C’est aussi pourquoi des espérances d’un temps libéré ont pu voir le jour chez Bertrand Russell, René Clair, John Keynes et bien entendu André Gorz.

Les luttes pour la réduction du temps de travail hebdomadaire, annuel ou sur la carrière ont continué une grande partie du 20e siècle avant de connaitre un brutal coup d’arrêt à partir des années 1970. La question n’était plus de réduire le temps de travail, mais de résorber le chômage.

 Dans un article paru dans Le Monde diplomatique en 1993, le philosophe franco-autrichien dresse le constat amer d’une société qui refuse de débattre de la possibilité de construire un nouveau rapport au temps 7 . Pour André Gorz, alors que la productivité n’a cessé d’augmenter dans le courant du 20e siècle, nous n’avons pas été capables de penser un temps de vie libéré du travail, des contraintes liées à la production et à la marchandisation de nos activités sociales. Pire, non seulement ce débat ne s’est pas produit, mais il a été systématiquement refusé. Entre la condamnation morale de l’oisiveté et l’importance attribuée au travail dans le PIB, le créneau est bien étroit pour envisager une réduction significative du temps de travail. La mise en place de l’État social actif et la conditionnalité des allocations de chômage contribuent à faire obstacle au débat sur la place du travail et surtout du temps de travail dans nos vies. La sacro-sainte valeur travail pollue la confrontation d’idées à tel point que l’évocation d’alternatives suscite sarcasmes et quolibets. Les réactions à la proposition de Paul Magnette de limiter au maximum le travail de nuit sont illustratives de la prégnance du triptyque travail-consommation-croissance et de l’impossibilité de débattre sereinement d’une autre organisation du temps. 

La pensée d’André Gorz ne se limite pas à l’unique réduction du temps de travail, mais s’articule autour de réflexions désormais omniprésentes à l’instar de l’écologie, du revenu universel, de la marchandisation des activités sociales et bien entendu d’un temps de vie pensé pour lui-même et non pas comme d’une excroissance du temps de travail. Un des grands objectifs de ce projet était de permettre une définition de soi en dehors du travail, de créer de véritables sociabilités en dehors des relations de travail et de construire des projets de vie qui ne s’articulent plus uniquement autour d’une carrière, de choix effectués non pas pour développer son employabilité, mais pour la réalisation de véritables aspirations personnelles déconnectées d’un rapport marchand ou salarial. Pour le dire de manière prosaïque, l’idée serait que lorsque nous croisons quelqu’un pour la première fois, nous ne lui demanderions plus « qu’est-ce que tu fais dans la vie (quel métier) ? », mais plutôt «qu’est-ce que tu aimes faire dans la vie ? »

Pour André Gorz, cette refonte du temps vise à développer des activités et des interactions sociales non marchandes et de favoriser les loisirs, la pluriactivité. Le danger étant bien entendu que ce temps de loisir soit absorbé par le marché et que se crée une multitude de prestataires de services rétribués créant une société de serviteurs et de servantes. En somme, les confinements ont mis en lumière cette dualité d’une réduction du temps de travail. Le bricolage, le jardinage, la marche ou la cuisine à la maison ont connu un succès foudroyant alors que simultanément Amazon, Netflix et Uber se félicitaient des politiques de confinement qui dopaient l’achat et la consommation en ligne 8.

In fine, cette réduction du temps de travail devrait, selon André Gorz, conduire à réduire l’importance du marché dans nos interactions sociales, à les démonétiser et à imaginer un rythme de vie plus en concordance avec notre environnement physique et social. Il ne s’agissait pas ici d’un appel à la sobriété ou à la décroissance, mais à repenser nos modes de vie où le temps de travail ne serait plus la matrice de notre vie quotidienne. Plutôt que d’y voir une menace ou une incertitude supplémentaire, et si l’intelligence artificielle était l’instrument pour une insubordination au Travail, l’occasion de repenser nos rythmes de vie et de travail? Sans jouer les Cassandre, il est évident que l’histoire des conséquences technologiques semble donner raison à Charlie Chaplin sur René Clair. La machine pourrait-elle devenir notre seigneur et notre maitre pour reprendre l’expression d’une ouvrière des usines Foxconn à Shenzen? La vigilance s’impose face à ces prouesses technologiques. Néanmoins, elles ouvrent aussi des opportunités pour repenser notre temps de travail et plutôt qu’une intensification de la productivité, nous pourrions nous appuyer sur l’intelligence artificielle pour bâtir la civilisation du temps libéré qu’André Gorz appelait de ses vœux. Et si nous demandions à ChatGPT ce qu’il ou/et elle en «pense»?#

 

Nicolas Verschueren. Historien, Université libre de Bruxelles.

1. A. RODIER et J. THOMAS, «Travail : la révolution jeune», Le Monde,25 janvier 2022.

2. J. SUZMAN, Work, A History of How We Spend Our Time, Bloomsbury, 2020.

3. H. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1994, p.128.

4. Pour une analyse historique de l’émergence de cette discipline, voir le travail pionnier d’Edward Thompson, «Time, Work-Discipline, and Industrial Capitalism», Past and Present, 1967, n° 38, pp.56-97.

5. R. CASTEL, «La fin du travail, un mythe démobilisateur», Le Monde diplomatique, septembre 1998, pp.24-25.

6. J. RIFKIN, The End of Work: The Decline of the Global Labor Force and the Dawn of the PostMarket Era, Putnam, 1995.

7. A. GORZ, « Bâtir la civilisation du temps libéré», Le Monde diplomatique, mars 1993, p.13. Ce texte a également été publié aux éditions Les liens qui libèrent.

8. 8. Pour une analyse de l’impact du COVID sur le travail voir Daniel Susskind, A World Without Work. Technology, Automation, and How We Should Respond, Allen Lane, Penguin Book, 2020.

 

© Charlie Chaplin, Modern Times (1936) / Wikimedia Commons