Adopter un mode de vie plus slow est une aspiration de plus en plus revendiquée, dans une société où la quantité prime toujours sur la qualité. Comment l’appliquer dans le domaine du travail, ralentir dans un contexte où la pression et les rythmes ne font que s’intensifier? Vaste et crucial chantier... qu’il urge de mettre en œuvre.

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 Déguster plutôt que bâfrer, progresser à travers les paysages et s’imprégner des lieux plutôt que de les survoler à 700 km/h, qualité plutôt que quantité. Dans la lignée du slow food, mouvement né dans les années 1980 en réponse à la restauration rapide, sont arrivés le slow tourisme, la slow fashion, etc. Bien plus qu’une vogue, ces mouvements, en remettant en cause la vitesse et le rythme de nos activités, de notre consommation, proposent d’en questionner le sens et de leur donner davantage de profondeur. Cette philosophie de vie n’est en fait pas vraiment neuve. «Festina lente» disaient les Latins; «Hâtez-vous lentement. Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage», préconisait Boileau au 17e siècle; sans oublier l’adage célèbre «Chi va piano va sano e va lontano». Dans sa remise en question du rythme de nos activités, la philosophie slow évite une dimension fondamentale, qui conditionne majoritairement nos existences: le travail. Alors que la question du rythme s’y pose de façon cruciale.

Du travail, mais pas trop !

Pour nous tous et toutes, le travail est central. Il garantit notre revenu, fonde notre statut dans la société et donne du sens à nos vies. S’il vient à manquer (à la suite d’un licenciement, restructuration, chômage, retraite...), c’est le drame: d’actifs et actives, nous devenons «parias» voire, pour celles et ceux qui font commerce de détruire la cohésion sociale, «parasites». Nous savons également que «point trop n’en faut», que le travail peut aussi user ou rendre malade, et qu’il tend toujours à s’intensifier. La pression croissante du travail est mortifère, le travail s’accélère, s’insinue partout et colonise nos vies privées. Scinder vie privée et vie professionnelle, travailler à un rythme raisonnable, prendre un moment de recul voire tout simplement prendre de vraies vacances, se former ou accorder du temps à la formation des plus jeunes, se reposer, prendre du temps pour soi, s’apparentent à du luxe. Un comble à l’heure où le nombre de malades du travail, qu’il s’agisse de troubles musculosquelettiques, de pathologies mentales, d’accidents ou de mal-être, explose.

Rouler plus vite...

Le temps de travail, sur le temps long, diminue même si ces dernières décennies, l’ingénierie sociale a redoublé pour l’augmenter en catimini, notamment par la flexibilisation du recours aux heures supplémentaires, les flexi-jobs, les formes de travail atypiques, les prestations pour l’économie de plateforme, etc. En revanche, son rythme ne fait que s’accélérer. Au lieu de rouler à 50 km/h, on fonce désormais à 150. On roule donc peut-être trois fois moins longtemps, mais on fait autant de kilomètres. Les pneus et la mécanique sont tout aussi usés; même plus encore, car ils sont sollicités à haut régime. On consomme et pollue davantage et un accident à cette vitesse est autrement plus grave.

On se félicite de nos hauts niveaux de productivité (qui mesure la quantité de «valeur ajoutée» par heure de travail), de nouvelles technologies qui nous font produire toujours plus en moins de temps, et en même temps on se désole du nombre de malades du travail, en ignorant souvent le lien de cause à effet évident entre les deux. La vitesse génère de la souffrance au travail, quantité de décrochages, voire des refus de continuer ou de s’engager. L’overdose vide le travail de son sens.

... et rouler plus loin

Poursuivons la métaphore automobile pour analyser la pression continue exercée sur le rythme de travail. Comme il est désormais possible de parcourir 150 kilomètres en une heure, contre 50 auparavant, on vous demandera d’en faire... 150! C’est l’effet rebond de la vitesse: plutôt que de libérer du temps gagné, l’exigence sera de rendre ce temps gagné productif, et donc d’en faire d’autant plus. On ne roule pas moins longtemps, mais plus loin. Autre effet sournois: impossible ensuite de prétendre revenir à du 50 km/h, une revendication qui serait taxée de paresse ou de ringardise. Votre employeur– en bon concessionnaire hightech–vous équipe avec les dernières technologies ? Son but n’est sans doute pas tant de vous soulager que d’attendre de vous que vous en fassiez encore plus. Un membre de l’équipe s’en va ? Sous prétexte qu’il est difficile de trouver un·e remplaçant·e, celles et ceux qui restent augmenteront un peu leur charge de travail; en contrepartie on leur fournira un nouvel équipement. Tant que ça tient... Cette évolution est néfaste et fondamentalement discriminatoire pour celles et ceux qui, naturellement, ne peuvent pas tenir la vitesse ou qui ne sont plus capables de suivre le rythme des plus performant·es. Quelle place y aura-t-il encore pour les personnes malades, en situation d’invalidité, pour les travailleur·ses plus âgé·es, si le rythme est déjà trop rapide pour un collègue valide et en pleine forme ? Finir sa carrière en arrêt maladie concerne à présent une large proportion de travailleur·ses. Cela constitue un autre signal d’alarme.

Réduction du temps de travail?

Réduire la quantité de travail de chacun et chacune pour le partager entre toutes et tous est une évidence : qu’il soit émancipateur ou corvée (le travail est les deux à la fois), chacun·e doit en prendre sa part. Réduire le temps de travail peut néanmoins avoir un effet pervers 1 . Paradoxalement, cela peut intensifier le travail: par exemple, si on vous demande de faire en quatre jours, ce que vous faisiez auparavant en cinq... C’est d’ailleurs cette augmentation de la productivité qui est souvent mise en avant pour convaincre l’employeur.

Autre effet secondaire indésirable : s’imposer un deuxième travail pendant les jours de liberté gagnés, une activité complémentaire qui devient vite indispensable pour maintenir un niveau de vie normal. Pourquoi ne pas profiter du cinquième jour pour faire quelques livraisons et quelques courses pour la plateforme X ou Y? Les profiteurs des parcelles de temps libre, comme les plateformes de travail à la demande ou de petits boulots, sont déjà là pour vous attirer dans leurs filets. In fine, on aura tout perdu : intensification du travail pour la même durée.

Ralentir, une action sociale

L’importance de la vitesse d’exécution porte en elle sa vulnérabilité : que se passe-t-il si les travailleur·ses décident de ralentir le rythme ? La grève perlée – qui consiste à exercer ses fonctions au ralenti, et donc à diminuer la productivité –est une modalité de grève ancienne et pourtant peu utilisée ou alors à la marge. Certes, elle demande beaucoup de discipline et d’organisation (il est bien plus difficile de s’assurer que chacun·e travaille deux fois moins vite que d’installer un piquet) et elle charrie un parfum de déloyauté et d’anarchie (ralentir le rythme, c’est toujours travailler, et donc la rémunération est due). Par ailleurs, c’est une action sociale potentiellement sans fin et davantage réprimée, certains la considérant comme une faute qui ne rentrerait pas dans le droit de grève et serait donc sanctionnable.

C’est pourtant l’une des manières les plus efficaces de reprendre le contrôle sur l’employeur; d’autant plus si la revendication est justement de diminuer les cadences, puisque l’action des travailleur·ses consiste à imposer le rythme qui leur semble juste.

Les employeurs de leur côté ont aussi trouvé des parades, dont ils usent avec moins de vergogne que les travailleur·ses: le retour du paiement à la tâche ou à la mission, par exemple, une façon de pousser le travailleur, la travailleuse, à s’auto-exploiter. Plus vous travaillez vite, plus vous êtes payé ; si vous lambinez, vous êtes vous-même responsable de votre moindre revenu. Une variante est le «management aux objectifs»: peu importe le temps de travail, l’exigence est de réaliser telle liste de tâches dans un tel délai. Et si votre collègue arrive à travailler plus vite, vos objectifs seront ajustés à la hausse, puisque c’est possible : le travail devient une course dans laquelle les collègues rivalisent de vitesse. Et tant pis pour la queue du peloton. C’est le ressort principal de l’ubérisation, mais les mêmes mécanismes ne se cantonnent pas aux services à la demande et se propagent dans d’autres secteurs, même les plus traditionnels.

 

"Le travail devient une course dans laquelle les collègues rivalisent de vitesse. Et tant pis pour la queue du peloton."

 

Ralentir les déplacements

Ralentir la cadence de travail va logiquement de pair avec le ralentissement des transports. C’est la course à la vitesse qui permet aussi de mettre en concurrence les travailleur·ses de tous les continents, y compris pour les services et pour les productions périssables. Si le supermarché nous vend des haricots d’Éthiopie ou si le nouveau programme de l’entreprise est installé par un prestataire venu de l’étranger, c’est parce qu’il est devenu possible de parcourir 5.000 kilomètres en une nuit, de couper une rose à Nairobi un jour et de la faire parvenir sur un marché de Herve le lendemain matin.

L’accélération des transports va nécessairement de pair avec une pollution insoutenable, la mondialisation de la précarité et des inégalités, ainsi que la maltraitance et l’exploitation des travailleur·ses. Qui va décharger mon colis et à quelle cadence pour qu’il arrive de Chine à mon domicile en quelques jours à peine? La mondialisation et le progrès technologique, qui auraient pu être au service de l’intérêt collectif et soulager le travail de chacun et chacune, a surtout été mis en œuvre pour enrichir quelques-un·es et mieux asservir les autres. Sans compter l’effrayante fragilisation de nos sociétés qui ne savent plus se fournir en masques ou en paracétamol lorsqu’il y a un accident dans le canal du Suez ou un ralentissement des échanges intercontinentaux.

Le temps de déplacement vers le boulot n’est pas payé; au mieux on vous octroie une carte essence. Quand perdre deux heures sur les autoroutes et dans les bouchons est votre lot quotidien, cela ressemble bien à du vol d’une partie de votre vie.

Une nécessité environnementale

Comment ralentir le rythme, maintenant que la machine est lancée et que le moindre grain de sable entraine des conséquences dramatiques surtout pour les plus précaires ?

Sans doute faut-il ajuster les mots d’ordre syndicaux. Demander un juste partage des gains de productivité s’entend: puisque les gains sont là, ils doivent revenir tout autant (et même plus!) aux travailleurs qu’aux employeurs. Mais c’est encore lier le progrès social à l’augmentation de la productivité. C’est encore le même disque productiviste qui est maintenant bien rayé.

Certains misent sur la nécessité environnementale. Ralentir, autant qu’un impératif social, devient un impératif existentiel pour la survie de l’humanité. Le rythme actuel n’est tout simplement plus soutenable, ni pour les femmes et les hommes, ni pour la planète. Ralentir se fera donc nécessairement, soit de manière ordonnée, soit de manière chaotique. Dans ce dernier cas, il est difficile d’envisager comment éviter la casse sociale.

Décroissance dissonante

Il est opportun de formuler dès aujourd’hui en revendication syndicale ce qui adviendra de toute façon tôt ou tard. Pour que la transition ne soit pas brutale et inégalitaire, il faut envisager des compensations constructives. Il est encore temps de le faire. À titre d’exemple, la vitesse limite imposée de 80 km/h sur les routes françaises a fâché les travailleur·ses dont le temps de déplacement s’est allongé. Mais si on impose à l’employeur de payer le déplacement, cette mesure a une tout autre portée et renforce l’incitation à développer des alternatives de transport durables et efficaces.

Ralentir est une forme de décroissance. Une décroissance qui n’a pas toujours bonne presse. L’image du retour de l’éclairage à la bougie a réussi à en faire un repoussoir; belle victoire de celles et ceux qui ne veulent pas de ralentissement de leurs profits. Pourtant, la gastronomie implique aussi de moins manger et moins vite. Qui dira que passer de la «grosse bouffe » à la gastronomie, c’est sacrifier nos ampoules pour la bougie ? Travailler chill pour goûter au plaisir de la vie... et pour longtemps. Un programme plus alléchant que de mener une course dont la ligne d’arrivée ne fait que s’éloigner.#

 

Martin Willems. Responsable national ACV-CSC United Freelancers.

 

 

1Lire à ce sujet M. BUCCI, «La Loi Jobs Deal, un cadeau empoisonné?», Démocratie n° 4, avril 2023.

© Max Bender Unsplash

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