Les Chiliens et les Chiliennes ont rejeté à 62 % le projet de Constitution qui devait remplacer celle héritée de la dictature de Pinochet (1973-1990). Il s’agit de l’une des plus lourdes défaites de la gauche depuis le retour de la démocratie. Cette nouvelle Constitution devait consacrer les aspirations au changement issues du soulèvement social de 2019. Cette occasion manquée illustre aussi l’évolution des priorités d’une société polarisée qui aspire à retrouver un certain apaisement.
Si l’explosion sociale qui a secoué le Chili d’octobre 2019 à mars 2020 était hautement probable, sa magnitude a cependant eu quelque chose d’inédit. Bien plus que l’expression d’un simple malaise social, ce soulèvement avait pour ambition de forcer les autorités politiques à décadenasser la matrice socio-politique néolibérale1 d’une transition démocratique qui n’est jamais parvenue à véritablement solder l’héritage de 17 ans de dictature militaire2. Cette crise majeure qui a plongé le Chili dans une période de grande incertitude – renforcée par l’épidémie de coronavirus – aura finalement débouché sur la mise en place d’un processus constitutionnel en vue d’aboutir à la rédaction d’une nouvelle Constitution. La première étape fut l’élection les 15 et 16 mai 2021 des 155 membres de la Convention en charge de rédiger cette nouvelle Constitution.
La victoire d’un peuple
Le revers essuyé par la droite lors de cette élection est considérable. Regroupé·es sous l’appellation « Chile Vamos », les représentants et représentantes des secteurs les plus conservateurs de la société obtiennent 37 sièges (23 % des voix). Les élus et élues représentant la « Concertación », cette grande majorité centriste formée au retour de la démocratie au pouvoir de 1990 à 2010, n’obtiennent que 25 sièges (16,1 % des voix). La liste qui regroupait le Parti communiste et le « Frente amplio », (nouvelle gauche issue des mouvements des années 2010) obtient 28 élu·es constituant·es (18 % des voix). Mais la vraie surprise provient des 48 sièges (31 % des voix) obtenus pour des candidat·es indépendant·es, dont 27 sont inscrit·es sur la « Lista del Pueblo » (« Liste du peuple »). Avec 17 sièges réservés aux peuples autochtones, la Convention est répartie de manière égale entre les hommes et les femmes (78 et 77, respectivement). L’âge moyen des membres de la Convention est de 45 ans.
La nouvelle Constitution devant être adoptée à la majorité qualifiée des deux tiers, le score de la droite se situe donc très loin des 52 sièges espérés – et nécessaires – pour représenter une minorité de blocage. Le revers est d’autant plus douloureux que le projet politique cardinal des partis de droite depuis le retour de la démocratie en 1990 s’est structuré autour de la défense du modèle socio-économique néolibéral mis en place par la junte militaire dès le début des années 1980.
Un texte de rupture
Comme le reconnaissait le sociologue Manuel Antonio Garretón, la rédaction d’une nouvelle Constitution offrait donc une réelle possibilité de voir le Chili entrer dans une époque de transformation profonde – voire de rupture : « Les résultats de l’élection des membres de l’assemblée constituante [étaient] en fait la projection électorale du soulèvement social de 2019. Si on additionne les élus indépendants avec ceux se réclamant de la gauche, il [existait] une énorme possibilité que le cahier de revendications du soulèvement social se retrouve dans le texte constitutionnel : État plurinational, protecteur, parité de genre dans toutes les instances politiques, décentralisation, nouveaux modèles de développement économique » 3. Garretón voyait juste. Le texte issu d’un an de travail marque une rupture significative avec l’institutionnalité économique et politique des 40 dernières années. Le projet de Constitution énonce un large catalogue de droits sociaux complètement absents de la Constitution de 1980 : salaire décent, droit de grève et liberté syndicale, système de santé publique universel, éducation publique de qualité, accès à un logement digne. Le texte entérine aussi le droit à l’eau qui est dorénavant considérée comme un bien commun. Au niveau du système politique, le Chili passerait d’un régime hyper-présidentialiste à un régime présidentiel modéré avec un système législatif bicaméral asymétrique où l’actuel Sénat serait remplacé par une Chambre des régions. D’un point de vue économique, l’État retrouverait un rôle interventionniste chargé de diversifier la production et un système de sécurité sociale basé sur les principes universels serait créé. Le texte assure la reconnaissance, au sein de l’État chilien, de l’existence des populations indigènes (près de 13 % de la population, pour la plupart Mapuche) et attribue à l’État un caractère plurinational avec un système judiciaire indigène parallèle au système de justice nationale.
Une Assemblée constituante déconnectée du quotidien
Pourquoi un tel rejet alors que la nouvelle Constitution semblait avoir intégré les aspirations au changement exprimées par une partie importante de la population lors du soulèvement social de 2019 ? Comme le mentionne le journal , la réponse invite à explorer un faisceau de causes traversant une société complexe qui, dans sa majorité, a envoyé ce message clair : ni le texte ni la façon dont il a été élaboré ne l’ont convaincue4.
En effet, la teneur des débats menés au sein de l’Assemblée constituante a heurté de nombreux Chiliens et Chiliennes qui en ont conclu qu’elle n’était pas à la hauteur de l’enjeu historique. Plusieurs polémiques ont en effet émaillé les travaux, comme celle concernant le vice-président de l’Assemblée, grand défenseur d’un système de santé plus égalitaire qui finit par admettre avoir inventé un cancer pour donner du corps à ses revendications. Ou encore cette élue entrant déguisée dans l’hémicycle ou ce membre qui voulait voter virtuellement depuis sa douche. Ces controverses ont jeté discrédit et suspicion sur l’Assemblée.
La faible représentation de la droite a également donné aux secteurs les plus à gauche l’impression qu’ils pouvaient adopter des positions maximalistes sans recherche de compromis. « Cette Assemblée, marquée à gauche, s’est sentie portée par l’élan de la révolte sociale et s’est enfermée dans une bulle. Elle a écrit la Constitution qui lui plaisait, sans interprétation du Chili dans son ensemble », fait remarquer dans le journal Le Monde le politologue Danilo Herrera, de l’Université catholique du Chili 5.
Si le souhait d’une société meilleure n’a pas disparu des esprits, une partie non négligeable de la population aspire dans l’immédiat à retrouver une forme de tranquillité – ou du moins à « faire son possible » pour subvenir à ses besoins – alors qu’une crise économique touche durement le pays.
Entre la manifestation rassemblant un million de personnes dans les rues de Santiago le 18 octobre 2019 et le 4 septembre 2020, jour du référendum constitutionnel, les Chiliens et Chiliennes ont surtout tenté de redonner à leur quotidien une forme de normalité. Si le souhait d’une société meilleure n’a pas disparu des esprits, une partie non négligeable de la population aspire dans l’immédiat à retrouver une forme de tranquillité – ou du moins à « faire son possible » pour subvenir à ses besoins – alors qu’une crise économique touche durement le pays. Cette réalité n’a pas été prise en compte par les constituant·es qui ont mené leurs travaux de manière passablement déconnectée du quotidien des Chilien·nes, comme le relève le journaliste Patricio Fernández, lui-même membre de l’Assemblée constituante : « Il s’agit d’une Assemblée née au cœur d’un déchainement social, caractérisé par l’inexpérience, la colère et le ressentiment. Il y a eu de l’arrogance et des discours qui ne tenaient pas compte de ce qui était en train de se passer dans la société. » 6 L’actuel président issu de la gauche radicale, Gabriel Boric, au soir du référendum, a reconnu lui-même le caractère « maximaliste » et donc trop radical de certaines propositions.
Plus globalement, la manière employée pour promouvoir le texte s’est enfermée dans un narratif imprégné par ce que le sociologue Rodrigo Baño nomme les concepts hégémoniques postmodernes. Si l’antispécisme, la fluidité de genre ou l’écoféminisme sont des valeurs partagées par la jeunesse urbaine issue des classes moyennes, elles n’ont pas encore pénétré les secteurs populaires, davantage préoccupés par l’arrivée massive de migrant·es vénézuélien·nes ou haïtien·nes dans leurs quartiers et de ce que cela signifie en matière de concurrence sur le marché de la précarité laborale.
Un rejet de la plurinationalité de l’État
Parmi les propositions, ce sont celles concernant la reconnaissance du Chili comme État plurinational qui ont probablement suscité le plus de crispations voire de rejet. Cette reconnaissance offrait aux populations indigènes une série de droits collectifs exigés depuis longtemps : autodétermination, droits collectifs à la terre, aux territoires et aux ressources naturelles, multilinguisme, existence d’entités territoriales appelées autonomies territoriales indigènes, quota de sièges dans les assemblées parlementaires, mais aussi pluralisme juridique, c’est-à-dire la reconnaissance sur le même rang d’un système juridique indigène et d’un système national.
« La nouvelle Constitution chilienne [se devait] de résoudre l’exclusion politique du peuple mapuche », expliquait au journal El País, en septembre 2020, le constitutionnaliste mapuche Salvador Millaleo, qui est ensuite devenu un conseiller-clé sur ces questions dans le programme du président de gauche, Gabriel Boric 7.
À l’instar d’autres leaders mapuches, il espérait que l’Assemblée constituante serait un lieu de conversation institutionnelle pour régler le conflit historique entre les Mapuches et l’État chilien qui s’est intensifié depuis 1997. « S’il prétend vouloir éradiquer la violence, le système politique chilien doit ouvrir une voie vers une véritable solution, car celles qu’il a ouvertes jusqu’à présent, au lieu de résoudre le conflit, l’aggravent encore. »
Millaleo rejoignait l’influent philosophe Arturo Fontaine qui, dans le magazine Letras Libres, voyait favorablement l’idée d’un seul État composé de plusieurs nations : « Cela me semble plus naturel, reconnait-il. Même si ce n’est pas facile. Il y aura une façon aymara ou mapuche d’être Chilien et une façon d’être Chilien à Rapa Nui, ainsi qu’une grande majorité de créoles chiliens, culturellement métis. J’y vois des risques, mais c’est un défi. Je vois l’unité dans la diversité. Pas la désintégration. Et un patriotisme généreux nourri par cette diversité ».
À l’opposé, l’historienne Sofía Correa Sutil, professeur à l’Université du Chili, l’affirme sans détour : « Si le concept de nation chilienne est détruit, le Chili tel que nous connaissons depuis 1810 prendra fin. Le Chili a toujours été une nation plurielle qui a accueilli, surtout après son indépendance, une énorme diversité sociale, avec des personnes de différentes cultures, croyances, langues et origines ethniques. Des personnes provenant des endroits les plus divers et les plus éloignés de la planète ont rejoint la nation chilienne, se sont installées, se sont intégrées, ont formé des familles, ont exercé une grande variété d’activités économiques et ont enrichi et transformé la culture du pays. Les générations suivantes, pleinement intégrées à la nation, ont façonné son histoire, ont participé à la vie politique et ont fait partie de toutes ses institutions. »
Les voix les plus critiques ont parlé d’un projet de « Constitution indigène » dans un pays métissé alors que celles et ceux qui soutenaient le texte voulaient y voir un nouveau contrat entre l’État chilien et ses peuples autochtones. Le gouvernement de Boric fut même forcé d’annoncer que des clarifications au texte constitutionnel seraient nécessaires s’il était approuvé, comme celles concernant l’articulation entre système de justice indigène et national.
Des problèmes conjoncturels à régler
En 2020, les Chilien·nes avaient mis la santé et les pensions en tête de leurs préoccupations. Deux ans plus tard, selon l’enquête de l’institut de sondage Pulso Ciudadano , elles tombent en sept et dixième position. Les problèmes prioritaires sont désormais la criminalité et l’inflation. À cela s’ajoutent les tensions sociales au nord du pays liées à l’immigration clandestine. Le Chili du 4 septembre 2022 n’est donc plus tout à fait celui du 19 octobre 2020. La polarisation au sein de la société est vivace, ce qui provoque des cauchemars dans une partie de la gauche dont l’agenda de sortie de la dictature s’articulait autour d’un maintien de la paix sociale pour « ne pas revivre les affres du passé ».
Signe d’un changement de tonalité et d’une prise de conscience de l’échec de son propre camp, le président Boric a déjà remanié son gouvernement en faveur d’une gauche plus centriste et va probablement remettre sur pied une nouvelle Assemblée constituante dont la mission sera de rédiger un texte de consensus dans une atmosphère apaisée et constructive. Cette approche aura malheureusement manqué au processus constitutionnel mis en échec. #
(*) Attaché de presse de la CSC
1. Le concept de « matrice socio-politique » est utilisé par Manuel Antonio Garretón pour comprendre les transformations des sociétés latino-américaines en surmontant la dichotomie entre la structure et les acteurs. Voir : M. A. GARRETÓN, , M. CAVAROZZI, S.PETER, et al. Latin America in the Twenty-First Century : toward a new sociopolitical matrix, North-South Center Press, 2003.
2. F. Reman, « Chili : le crépuscule d’une transition démocratique inachevée », Démocratie, mars 2020.
3. M. A. Garretón , « Estas elecciones han sido la proyección institucional del estallido en Chile », https://www.youtube.com/watch?v=BqDB4vzUhHY
4. F. Genoux, « Le rejet du projet de Constitution au Chili interroge la gauche », Le Monde, consulté le 15 septembre 2022.
5. Cité par F. Genoux, op. cité.
6. P. FernÁndez, « Habitaron soberbias en la Convención y es importante que hagamos una autocrítica grande », La Tercera, consulté le 5 septembre 2022.
7. Cité par R. Montes, « El debate sobre el reconocimiento del "Estado plurinacional" divide a los chilenos », El País, 30 aout 2022.
© Vicio Villano