marche climatSécheresses, inondations, incendies… les catastrophes climatiques s’enchainent. Depuis peu, les prises de conscience semblent s’accélérer, mais les objectifs climatiques et leur mise en œuvre seront-ils à la hauteur des défis ? La marche du 23 octobre prochain organisée par la Coalition Climat revendiquera des mesures concrètes sociales et environnementales pour que tout le monde puisse se loger, se déplacer, se nourrir dignement tout en respectant les limites de la planète.

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Quelle a été l’évolution des objectifs climatiques depuis 30 ans ?
La prise de conscience au niveau international du danger qu’amène le réchauffement de l’atmosphère démarre au cours des années 1970-1980. En 1992, le sommet de la Terre organisé à Rio permet la signature de trois grandes conventions internationales ratifiées par une centaine de pays : la Convention des Nations unies sur la biodiversité, la Convention sur le changement climatique et la Convention sur la désertification. La Convention-cadre sur le changement climatique doit alors être mise en œuvre par une série d’accords plus concrets. C’est à partir de là que débute la négociation du protocole de Kyoto qui sera signé cinq ans plus tard, en 1997 et qui engage les pays à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (GES). Celui-ci n’est alors juridiquement contraignant que pour les pays riches 1, les autres pays, devant quant à eux prendre des mesures volontaires 2. Le protocole de Kyoto qui n’a jamais été ratifié par les États-Unis, ne s’attaque dès lors qu’à une faible partie des émissions. Il va mettre huit ans à entrer en application. Établi à durée déterminée, il ne sera juridiquement valable que pendant sept ans, de 2005 à 2012.
En 2007, lors de la COP 13 à Bali, les négociations sont lancées pour l’obtention d’un accord qui devait aboutir à la COP 15 à Copenhague et dont l’objectif est de prolonger le protocole de Kyoto non plus dans une logique de contrat à durée déterminée, mais dans celle d’un accord-cadre qui tient dans la durée et qui est mis à jour régulièrement.
Ces négociations aboutissent à un échec lors de la COP 15. Après Copenhague (2009) et Cancún (2010), la méthode de travail change. À Durban, en Afrique du Sud, les pays décident de prolonger le protocole de Kyoto jusqu’en 2020 et lancent un processus de négociation qui doit aboutir à ce qui deviendra en 2015 l’Accord de Paris. Dans cet accord, les États s’accordent sur l’objectif de maintenir la hausse des températures à un niveau bien en deçà de +2°C, de préférence à +1,5°C par rapport aux niveaux préindustriels. Ils demandent au GIEC de rédiger un rapport de comparaison entre une augmentation de 1,5°C et 2°C de réchauffement climatique. Le GIEC publie ses résultats en 2018 : la différence entre les deux trajectoires est énorme, ce qui est encore confirmé par son 6e rapport dont les chapitres sortent les uns après les autres depuis un an. L’objectif climatique de +1,5°C de réchauffement s’impose alors informellement, mais de manière non juridiquement ancrée. Le défi est énorme d’autant que la planète a déjà gagné en moyenne plus de 1,1°C depuis l’ère préindustrielle.
Après Paris, les COP suivantes sont dédiées à la négociation sur les chapitres de mise en œuvre de l’Accord de Paris (cf. le Règlement de Paris). Aujourd’hui, les négociations sont terminées, à l’exception du point consacré à l’utilisation des mécanismes de marché d’achat et de vente d’émissions au niveau international. Celui-ci constituera un des objets de négociations lors de la prochaine COP. En dehors de ce point, les dernières COP ont changé d’ordre du jour. On y négocie beaucoup moins les articles des grands accords mondiaux contraignants. Elles sont quelque peu devenues des Sommets d’état des lieux et de nouveaux engagements où les États se stimulent à prendre des engagements supplémentaires (ex. accord sur le méthane à la COP 26) en marge de l’Accord de Paris. Pour la société civile, cela reste toutefois un moment important pour mettre la pression sur les États.

Quel bilan tirer de ces évolutions ?
Le premier rapport du GIEC en 1990 prédisait déjà tout ce qui est contenu dans le dernier rapport, mais de manière plus vague. J’ai coutume de dire qu’on a perdu une génération pour avancer sur les enjeux liés au climat. Entre 1992 et 2015, 23 années se sont écoulées sans qu’il n’y ait eu de réels progrès. Et même l’Accord de Paris n’a pas entrainé de sursaut immédiat. Ce n’est que sur les dernières années que l’on constate une accélération de la prise de conscience – dans les opinions publiques, dans les médias, et chez les responsables politiques – que la crise climatique n’est pas une crise parmi d’autres ; qu’elle est la mère de toutes les crises et qu’il va falloir trouver des solutions urgemment, car l’humanité est en danger.
L’Accord de Paris est une avancée énorme dans la lutte contre le réchauffement climatique, mais celle-ci est en même temps totalement insuffisante. D’un côté, on a enfin un accord mondial qui ancre les principes essentiels (être le plus proche possible de +1,5°C) ; donne des responsabilités aux États et crée le cadre pour la suite. D’un autre côté, il ne fixe pas l’objectif de réduction d’émission de gaz à effet de serre par pays. C’est là-dessus que les négociations ont achoppé à Copenhague en 2009. Le pari fait par les présidences péruvienne (COP 14) et française (COP 15) avait été de mettre le principal nœud de côté pour avoir un accord sur le reste. L’Accord de Paris se base sur les CDN (Contributions déterminées au niveau national). Or, la somme des intentions de réductions de GES transmises par les États-parties aux Nations unies avant la COP 21, conduisait à un réchauffement de +3,7°C. Il y a donc une incohérence majeure entre d’une part la satisfaction des États à parvenir à sceller un accord international après autant d’années et les résultats concrets auquel il mène.

Que penser du rôle des marchés du carbone dans la lutte contre le réchauffement ?
Il existe deux marchés du carbone. Le premier est un système européen d’échange de quotas d’émissions. Les pays signataires se fixent un plafond d’émissions et émettent des quotas d’émissions. Les droits d’émissions sont ensuite attribués aux entreprises et peuvent être échangés sur le marché. Ce système permet aux grosses industries de s’échanger des droits d’émissions entre elles. La grande faille du système européen est d’avoir distribué gratuitement des droits d’émissions aux grandes entreprises dans l’optique de les garder sur leur territoire. À l’instar d’autres entreprises polluantes, le cas d’Arcelor Mittal est emblématique. L’entreprise a réalisé de gros profits grâce à ce système en revendant les droits d’émissions excédentaires obtenus de la part de plusieurs pays (dont la Belgique) en échange de leur garantie de ne pas délocaliser (ce qu’ils ont fini par faire). Ce système a été revu, notamment pour éviter ces biais. L’industrie européenne a finalement réduit relativement bien ses émissions du fait de ce mécanisme de marché, mais aussi, il faut le reconnaitre, en raison des délocalisations.
Le second mécanisme est l’héritage du « mécanisme pour un développement propre » du Protocole de Kyoto. Il est encore en négociation et devrait permettre à différents acteurs publics et privés d’échanger des droits d’émission au niveau international. Cela pose de sérieuses questions, non seulement parce qu’il est très difficile d’objectiver les « émissions évitées » qu’on échange contre des droits de polluer.
Le mécanisme de marché pourrait éventuellement fonctionner si celui-ci était vraiment bien régulé et surtout si les ambitions des États étaient suffisantes et permettaient d’aller vers le zéro carbone le plus vite possible. Mais aujourd’hui, on est en train de négocier l’échange de droits d’émission alors que les objectifs qui sont fixés ne sont pas du tout suffisants, cela n’a pas de sens.

 

Le concept de neutralité carbone n’est-il pas contre-productif pour réduire les GES ?
L’objectif de la neutralité carbone est qu’au plus tard en 2050 et si possible avant, on n’émette pas plus de GES que ce que l’on absorbe. On sait qu’il va être extrêmement difficile d’atteindre zéro carbone, car certaines industries (notamment la sidérurgie, la construction...) resteront émettrices de gaz à effet de serre en dépit de ce qu’elles mettent en place en termes d’efficacité énergétique. La question est de savoir alors de quelle manière absorber le carbone. Il y a deux grandes approches : l’une s’appuie sur des projets de reboisement (ou de non-déforestation) et l’autre consiste à recourir à la technologie pour absorber le carbone à la sortie des usines et le stocker dans le sol. Or les technologies mises au point actuellement ne sont pas assez mures. Il est encore difficile de savoir quelle est la quantité de carbone qu’elles vont pouvoir capturer et surtout quels sont leurs risques potentiels et leur évolution future. Parier sur elles est donc dangereux pour l’instant. Quoi qu’il arrive, la priorité est bien de réduire nos émissions au maximum en réduisant notre demande d’énergie, en améliorant notre efficacité énergétique et en développant les énergies renouvelables. Le surplus concernera le mécanisme de compensation par la plantation d’arbres. Les réductions d’émissions doivent représenter 95 % de l’effort. Si on veut respecter l’objectif de +1.5°C, il va falloir absorber plus de carbone qu’on en émet dans la deuxième moitié du siècle.

Quelles sont les revendications de la marche pour le climat de ce 23 octobre ?
L’articulation des enjeux sociaux et climatiques est un des grands défis actuels. La dimension sociale reste le parent pauvre des décisions prises jusqu’à présent dans la lutte contre le réchauffement climatique. Le concept de transition juste se trouve dans le pacte européen du Green Deal de la Commission européenne, mais le fonds pour la transition juste est totalement insuffisant pour faire face à l’enjeu. Il y a quatre ans, on manifestait pour qu’il y ait plus d’ambitions pour le climat et pour mettre la pression sur la communauté internationale afin qu’elle se fixe des objectifs qui soient en phase avec l’Accord de Paris. D’une certaine manière, on a gagné sur ce point puisque l’ambition du Green Deal est alignée sur ce qu’on réclamait en 2018. Aujourd’hui, on manifeste pour qu’on prenne des mesures concrètes qui allient la justice sociale et la justice climatique.
Les deux axes principaux mis en avant sont l’énergie et l’alimentation. Des solutions collectives et structurelles à la crise que nous traversons doivent être apportées rapidement. La transition écologique ne peut se faire sur le dos des plus précaires et la meilleure solution pour résoudre le problème de précarité énergétique c’est bien de faire la transition écologique. Les chèques énergies sont des pansements sur des plaies béantes. Aujourd’hui, c’est l’isolation des logements des personnes les plus précaires qu’il faut mettre en œuvre le plus rapidement possible. D’autres chantiers doivent également être accélérés tels que le développement des transports en commun, l’appui à l’agriculture paysanne, etc.

Pour ce faire, vous défendez un Green New Deal belge...
Derrière le concept de Green New Deal, il y a l’idée qu’on va au-devant de la plus grande transformation depuis la révolution industrielle. Cela nécessite des efforts massifs et majeurs de l’ordre de ceux que Franklin Roosevelt a mis en place avec le New deal dans les années 1930 et qui passent par des investissements gigantesques dans les infrastructures, la mise en place de mécanismes sociaux (notamment de protection sociale) pour les accompagner et un renforcement de la régulation du marché. C’est autour de cela que le mémorandum 3 de la Coalition Climat 4 a été construit : il faut des objectifs ambitieux aux niveaux européen et international, des mesures concrètes dans l’énergie, l’industrie, les bâtiments, le transport, l’alimentation, la consommation… et une réforme fiscale pour financer tout cela, mais aussi des améliorations dans le fonctionnement de la démocratie et de la prise de décision.

Où en est-on en Belgique ?
Depuis les dernières élections, on constate que les ambitions pour le climat sont plus élevées. Un exemple. Dans le cadre du grand emprunt européen NextGenerationEU, de reprise post-confinement, l’UE a imposé que les plans de relance des États membres consacrent au moins 37 % de leur budget au climat. Dans le cas de la Belgique, on est au-delà de 50 %. On est donc plutôt dans les bons élèves. Malheureusement, on a pris beaucoup de retard. La prise de conscience a été trop tardive. Les émissions n’ont pas baissé (hormis l’année du Covid) depuis 2014. On va seulement commencer à voir les conséquences positives des décisions qui sont prises à divers niveaux. Il reste qu’en Belgique, le moins-disant peut faire du chantage sur les autres et freiner leurs ambitions. La pression doit donc être mise sur la Flandre pour qu’elle soit plus ambitieuse sur les questions climatiques, mais aussi sur les autres niveaux de pouvoir pour qu’ils n’attendent pas la Flandre et qu’on ait au moins un accord sur la répartition des efforts. On est donc un moins mauvais élève aujourd’hui, mais on ne sera pas dans le top de la classe tant qu’on n’aura pas résolu nos problèmes relatifs aux modes de décision.


1. La déclaration de Rio ancre le principe de responsabilité commune, mais différentielle selon lequel tous les pays de la planète sont coresponsables de lutter contre le dérèglement climatique. Les responsabilités restent toutefois différenciées. Les pays riches doivent faire plus d’efforts que les pays pauvres d’une part et financer d’autre part les pays du Sud dans la lutte contre le dérèglement climatique.
2. On est dans un contexte où la quasi-totalité des émissions sont le fait des pays historiquement industrialisés. La Chine commence à peine à émerger.3. Le mémorandum de la Coalition Climat a été publié en 2021. Il propose une série de mesures sociales et environnementales concrètes. Voir https://www.klimaatcoalitie.be/sites/default/files/documents/M%C3%89MORANDUM%20POUR%20UN%20GREEN%20NEW%20DEAL%20BELGE_0.pdf
4. Mise sur pied au milieu des années 2000 de façon un peu informelle par un regroupement d’organisations qui décident d’agir ensemble, elle sera créée formellement comme ASBL en juin 2008, à l’occasion de la réunion d’une série de grandes familles. $On y trouve les grandes ONG environnementales, les ONG nord-sud, les trois syndicats, des mouvements citoyens articulés sur la question climatique et des organisations de jeunesse. L’objectif est de mobiliser ensemble dans le but qu’il y ait un accord international le plus rapidement possible pour le climat via des campagnes de sensibilisation. Aujourd’hui, la coalition compte 90 organisations qui ont comme lecture commune qu’il faut résoudre les injustices sociales en même temps que la crise climatique.

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT