5G Yvan Radic WEBPendant une bonne partie du XXe siècle, le MOC était attentivement écouté pour son expertise sociale. Son implantation, via les organisations, dans tout le territoire et dans les entreprises ainsi que ses méthodes d’analyse et d’action collectives s’appuyant sur l’éducation permanente, en faisaient un acteur incontournable pour les décideurs publics. Le MOC participait comme « expert social » à la construction des décisions politiques et au débat public. Mais depuis un siècle, le rôle du Mouvement ouvrier chrétien dans les décisions politiques a bien évolué. Au point de devoir sans doute se réinventer aujourd’hui. Éclairage.

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Depuis la naissance du MOC, la société s’est notoirement complexifiée et technicisée. Dès lors, les acteurs intervenant dans le débat public et les décisions politiques ont évolué, ainsi que leurs poids respectifs. La pandémie a mis en lumière le rôle de conseil que réalisent régulièrement les experts et les expertes pour les décideurs et décideuses politiques. La responsabilité politique s’étend en effet sur un champ qui dépasse de loin les capacités d’expertise individuelle, d’où la nécessité de faire appel de plus en plus fréquemment aux expert·es techniques et scientifiques. Ceci se comprend avec la complexification de la société et l’approfondissement des connaissances.
Mais cette place des expert·es s’est aussi développée en fonction de l’impact croissant des questions concernant la technique elle-même dans les décisions politiques. Pensons au rôle des géants des technologies et à la manière de les réguler, aux développements des OGM ou de l’intelligence artificielle : les techniques façonnent de plus en plus notre quotidien tout en étant de moins en moins compréhensibles par leurs utilisateurs et utilisatrices.

Une science en marche

La pandémie a aussi, et surtout, rendu particulièrement visibles les débats entre expert·es. Là où certains pouvaient peut-être croire que la science apportait des réponses aux décideur·ses politiques, il est apparu qu’il y avait souvent controverse et débat. Le caractère neuf du virus a ainsi pu montrer la science « en construction », les connaissances avançant avec le temps. Ceci permet de souligner deux éléments.

Le premier élément est que la science est toujours – à un degré ou à un autre – « en train de se faire ». Si dans une discipline, une série de connaissances sont considérées comme acquises, la portée de celles-ci par rapport aux situations nouvelles est sans cesse à évaluer et contrôler. Les connaissances scientifiques ne sont en fait valables que « jusqu’à preuve du contraire ». Ce qui n’empêche évidemment pas certaines d’être établies bien fermement. De plus, là où la science est « en train de se faire », les expertises sont très pointues, mais en même temps fragmentées.
Le second élément à souligner, c’est que le temps de la science rigoureuse (par répétition des observations, vérification des méthodologies par les autres scientifiques, etc.) n’est pas le même que celui de la décision politique. Or, certains éléments surgissent – des virus, de nouvelles technologies, par exemple – face auxquels des règles collectives doivent être édictées, même en l’absence de certitudes sur leurs effets. Les décisions se prennent en fonction des connaissances du moment et des limites de celles-ci. Ces limites sont d’autant plus importantes dans les domaines sociaux et économiques que les expériences reproductibles y sont plus limitées. Les attitudes et comportements prévus ou attendus dépendent de contextes sociaux sans cesse évolutifs qui rendent toujours délicat le transfert de connaissances d’un contexte à un autre.

Nous avons donc un débat public où les expertises sont de plus en plus mobilisées, mais aussi de plus en plus fragmentées, sur des questions complexes incluant régulièrement des dimensions techniques. Les décisions doivent être prises dans des contextes d’incertitude où la connaissance n’est pas toujours stabilisée.

Quel rôle pour les mouvements sociaux ?

Quelle peut alors être la place des mouvements sociaux dans ces débats ?
Il y a d’abord une place traditionnelle d’experts sociaux qui identifient les effets des législations sociales et économiques sur les différentes catégories de travailleurs et travailleuses. Les syndicats et mutuelles sont également des experts techniques reconnus de ces mêmes législations.

Mais, au-delà de ces champs traditionnels d’intervention, il est tout aussi important de faire exister une vision alternative des problèmes et enjeux sociaux, économiques ou techniques. En effet, dans le cas contraire, le débat public – et donc l’influence sur la décision – est monopolisé par certain·es expert·es s’exprimant davantage à titre individuel mais bien souvent avec la même grille de lecture. Car ceux-ci ne sont pas neutres et leur manière de présenter les enjeux a des effets multiples.

Une pluralité de visions économiques

Dans les champs économiques, ce seront par exemple les économistes néolibéraux, ou classiques, qui prendront la parole pour commenter l’actualité économique. Les économistes hétérodoxes ou les expert·es économiques syndicaux·ales ne seront mobilisé·es qu’en cas de grève ou de conflit et souvent en débat avec le camp d’en face 1. Or il serait sain de reconnaitre que l’économie est une science humaine qui permet d’utiliser différentes clés de lectures qui dévoilent, chacune, des raisons d’agir, des contraintes et des intérêts différents.

Ainsi, dans les arguments régulièrement avancés pour éviter toute hausse des couts (salariaux, administratifs ou règlementaires) revient régulièrement « l’intérêt du consommateur ». Cet intérêt suppose qu’il cherche automatiquement à payer moins cher. Nous voyons ici le pouvoir prescripteur de l’approche économique qui nous dit : « si tu consommes, il est normal et bon que tu cherches à payer moins cher (et les entreprises ne cherchent qu’à satisfaire cela) ». Cependant, cette approche classique réduit l’individu à sa fonction de consommation et tente de faire oublier que nous sommes aussi des travailleur·ses et des citoyen·nes. De ces points de vue-là, les intérêts ne sont plus forcément alignés sur la recherche du produit le moins cher. Les effets de cette course vers le bas sur nos emplois, leur qualité, la santé des travailleur·ses, celle de l’environnement ou les droits des travailleur·ses dans d’autres pays deviennent tout aussi dignes d’intérêt.
Déployer un autre récit de l’économie où les actions collectives amènent des développements positifs (comme les barèmes salariaux qui limitent les salaires « à la tête du client »), où les actions de solidarité permettent des progrès sociaux et où les intérêts des uns et des autres sont dévoilés permet une autre compréhension tout en offrant d’autres modèles de comportement, plus propices au progrès social.

Précaution en zone d’incertitude

Si l’on s’éloigne encore davantage de champs traditionnellement occupés par les mouvements sociaux, il est possible de découvrir de nouveaux rôles.
Soulignons d’abord que, dans les différents champs techniques (OGM, pesticides, ondes électromagnétiques ou autres), les expert·es mobilisé·es ont très souvent un lien avec l’industrie en question. Cela s’explique sociologiquement assez facilement, car les opportunités de travailler dans le privé sur ces matières sont certainement plus nombreuses que dans des postes académiques. Il reste que le passage par le privé de ces expert·es leur a forgé un regard sur les technologies qui s’est construit en soulignant les aspects positifs de ces technologies, justifiant leur mise sur le marché, voire en négligeant les autres aspects.

Les mouvements sociaux, comme dans d’autres débats doivent être attentifs à ce que l’entièreté du débat scientifique soit entendue, pour éviter les fausses certitudes. Non pas pour bloquer toute décision, mais pour permettre de prendre celle-ci en mesurant l’incertitude dans laquelle elle se déploie. Car c’est cette incertitude qui est au centre du principe de précaution 2.
Celui-ci garde pleinement son actualité si l’on complète sa visée de protection de l’environnement avec celui de la santé humaine. Ce principe, largement cité depuis lors, implique bien qu’il ne faut pas attendre de prouver le caractère néfaste d’une technologie pour prendre des mesures visant à prévenir les dommages. Il suffit qu’il existe un risque (raisonnable) de dommages graves ou irréversibles. C’est pourquoi, sur des enjeux technologiques comportant des risques de portée globale (OGM, ondes électromagnétiques, énergie nucléaire, réchauffement climatique), il est important de bien mesurer les incertitudes auxquelles nous faisons face pour activer le principe de précaution si nécessaire. Assurer la pluralité des voix dans le débat public par la mobilisation des contre-expertises est donc une nécessité. Les mouvements sociaux peuvent s’en faire l’écho pour éviter qu’un débat scientifique ne soit confisqué par quelques expert·es autorisé·es.
Mais en même temps, il faut faire attention à ne pas être instrumentalisé et garder un regard critique sur les différentes expertises. Bien souvent, pour le mouvement social, il ne s’agira pas de déterminer qui, de l’un ou l’autre, a raison ou tort (c’est le rôle de la science – qui le fera à son rythme), mais de mesurer grâce à l’un et l’autre, les zones d’incertitudes qui entourent telle technique ou enjeux. Car, nous l’avons vu c’est cette absence de certitude sur l’innocuité qui justifie des mesures de précaution.

Une expertise sociale de l’accueil des technologies

Il y a cependant un autre rôle, tout aussi crucial que les mouvements sociaux peuvent et devraient tenir dans les débats concernant les techniques. Constatons que, lorsqu’une possibilité technique s’offre à nous, nous allons avoir une tendance à essayer de la mettre en pratique indépendamment d’une réflexion sur son utilité ou son caractère désirable. Cette tendance est manifeste dans la nécessité ressentie par les scientifiques eux-mêmes de poser des limites éthiques aux expérimentations qui apparaissent problématiques (sur le vivant notamment).
En deçà de ces domaines expérimentaux limites, si une technologie est disponible, elle est utilisée sans se poser beaucoup de questions. Elle est ensuite parfois abandonnée, parce qu’elle n’apporte rien de décisif ou qu’elle est remplacée par une autre plus efficace. Mais il arrive aussi qu’elle soit mal acceptée par la société 3. D’autres, comme l’apparition de l’intelligence artificielle aux commandes de véhicules, posent des questions éthiques et juridiques.

Ceci souligne que la technique est non seulement une affaire d’efficacité (où les expert·es techniques sont les connaisseur·ses), mais aussi un élément de notre société qui a un impact sur celle-ci et les individus qui la composent. Il s’agit alors de se replacer comme expert du social, au sens de la manière dont une société accueille une technologie et dont elle peut être transformée par celle-ci. Sur cet enjeu particulier, l’expertise des mouvements sociaux en matière de construction de savoir collectif peut être cruciale. Les dynamiques d’éducation permanente constituent un levier formidable pour comprendre les enjeux et prendre une position. Car il est légitime que les utilisateur·rices, bénéficiaires, voire victimes des technologies diffusées par les entreprises aient leur mot à dire. L’introduction des nouvelles technologies et ses effets sur l’emploi sont d’ailleurs un des domaines reconnus de la concertation sociale en entreprise. Le mouvement ouvrier peut aussi s’en saisir à l’échelle de la société. Les militants et militantes ont déjà commencé en interpellant sur la numérisation croissante des services ou l’introduction de la 5G.
Que voulons-nous comme technologies demain dans notre société ? Quels risques comportent-elles ? Quels sont les impacts sociaux (en termes d’inclusion, d’opportunité, de distribution de richesse, etc.) des technologies qui s’annoncent ? Quels sont leurs impacts en matière de développement durable ?

Ces questions sont appelées à prendre de plus en plus d’importance à l’avenir tant on découvre aujourd’hui l’impact social et environnemental des nouvelles technologies qui s’implantent. Pensons par exemple à la fracture numérique et à la consommation énergétique nécessaire à entrainer une intelligence artificielle : toutes deux sont liées aux nouveaux enjeux économiques des data.
Ces questions doivent pouvoir être abordées dans une société démocratique, le plus en amont possible de la diffusion technologique. Si possible avant d’en devenir les otages. Mais pensons aussi à la sortie programmée de certaines technologies comme les voitures diesel ou thermiques dont l’interdiction aura des répercussions sur les ménages les plus fragiles ainsi que sur le secteur des garages.

Dans ces deux débats, l’expertise académique peut être précieuse pour comprendre les tenants et aboutissants et entrer dans une démarche d’éducation permanente. Celle-ci doit permettre de prendre position sur ce qui est souhaitable ou non ou sur les mesures d’accompagnement qui doivent voir le jour avec les changements technologiques. Sur ce point, l’expertise citoyenne, syndicale, féministe et en termes de santé a tout son sens. Nous pouvons donc non seulement être des expert·es techniques du social, mais aussi des expert·es sociaux des techniques, pour équilibrer des débats trop souvent portés par des intérêts mercantiles qui oublient le bien commun. 

Benoît Dassy, Service d’études CSC Bruxelles

Crédit photo : Yvan Radic

1. Voir à ce propos: M. STRALE, « Répondre aux attaques syndicales : pistes de réflexion », Démocratie, 2020.
2. Ce principe, énoncé pour la première fois dans la déclaration de Rio sur l’environnement et le développement en 1992, prenait alors la forme suivante : « Pour protéger l’environnement, des mesures de précaution doivent être largement appliquées par les États selon leurs capacités. En cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard l’adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de l’environnement » (Principe n° 15 : https://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm) .
3. Pensons par exemple aux lunettes de réalité augmentée incluant une caméra proposée il y a une dizaine d’années par une célèbre firme américaine.