A7 00144Andre Kiekens revient sur une vie d’engagement pour les droits et contre l’injustice, dans sa propre société et dans le monde. « Chacun d’entre nous est capable de faire des choix, et c’est précisément cette possibilité qui nous donne la responsabilité de choisir réellement », explique le secrétaire général sortant de WSM. On est en droit de perdre patience.

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Les idéaux d’Andre Kiekens ont pris forme dans l’interaction entre ville et périphérie, entre éducation et indignation, entre local et international. « C’était dans le jardin de notre maison à Uccle. Sous le prunier. » Andre Kiekens se rappelle très bien où et quand il a réalisé dans quelle direction il voulait orienter sa vie. Il était le cinquième d’une famille de classe moyenne de sept enfants, avec un père très occupé par son travail et une mère qui semblait avoir toujours le temps pour sa progéniture. Ce n’était pas souvent que les Kiekens étaient tous les neuf à table : il y avait toujours quelqu’un occupé ailleurs par un mouvement de jeunesse, des études ou une autre activité urgente. Mais toujours dans le respect des valeurs chrétiennes et des normes éthiques. On n’en parlait pas, mais on les respectait.

À la fin de ses humanités, le jeune Andre réfléchit à sa vie et à son avenir. Sous le prunier. « Là, j’ai réalisé que j’étais un enfant du soleil : capable d’étudier, jamais en proie à des soucis d’argent, optimiste et avec une solide confiance en la vie. Et donc j’ai pensé : si je ne fais rien de tout ça pour ceux qui ont la vie dure, qui le fera ? » Par la suite, un choix en amenant un autre, il se décide : « Je veux consacrer ma vie à faire la différence. »

Ne pas rester spectateur

C’est un peu le refrain d’une longue conversation : on peut faire des choix, et c’est précisément cette possibilité qui vous donne la responsabilité de choisir réellement. « C’était un privilège », souligne Andre Kiekens, « de grandir dans les années 1970, où l’on croyait beaucoup au changement social. Je n’avais pas la conviction naïve que je changerais personnellement le monde, mais je voulais faire partie du groupe qui travaillerait à trouver une solution à l’injustice sociale. Quiconque est confronté à l’injustice et reste neutre à ce sujet fait partie du problème. » Pour cette raison, une demi-vie plus tard, il est toujours heureux d’avoir fait un choix clair dans sa jeunesse. Car « on n’est authentique que quand on a combattu du bon côté de l’histoire ».
Ne pas rester un simple spectateur, voilà qui pourrait résumer la philosophie de vie d’Andre Kiekens. Mais comment un enfant issu d’une famille bourgeoise de banlieue s’est-il engagé dans le problème de la pauvreté et de l’exclusion urbaines ? Ce n’est pas un coup de foudre qui l’a fait tomber de cheval, mais plutôt, comme souvent, un mélange de hasard, de sensibilité spontanée, de quelques professeurs et de jobs d’étudiant...

Il se souvient encore combien il a été touché par l’histoire de Domitila Barrios, une femme mineure des environs de la tristement célèbre mine d’étain Siglo XX en Bolivie, relatée par Moema Viezzer dans « Si on me donne la parole... ». Mais aussi par l’injustice de la colonisation, telle qu’elle est dénoncée dans Max Havelaar de Multatuli, ou dans le film Mission, qui souligne la mauvaise conduite des jésuites dans la compétition coloniale pour l’Amérique du Sud au XVIIIe siècle. Mais finalement, ce qui l’a façonné, c’est d’être confronté à la pauvreté, au désespoir et à la vulnérabilité dans le Bruxelles des années 1980.

Adolescent, il travaille comme bénévole à Télé Service (« Peindre un mur ou laver les vitres, que demander d’autre à un jeune bénévole qui ne sera là que quelques jours ? »), puis il choisit cet organisme pour y faire son service civil. Là, il côtoie de près le désespoir lié à la pauvreté et l’exclusion. Les boat people vietnamiens. Les enfants placés. Les crises suicidaires. Le sans-abrisme. Les personnes abusées. La pauvreté générationnelle. De véritables coups de massue, mais le jeune Kiekens a suffisamment confiance en la vie pour encaisser et traduire ses expériences en une vision encore plus claire et surtout plus politique.

Des droits, pas de la charité

Ce n’est pas un hasard si la première campagne qu’il a mise en place pour Welzijnszorg portait le slogan « Pas des miettes, mais des droits ». Andre Kiekens en est de plus en plus convaincu au fil du temps. Les opportunités des gens ne peuvent pas dépendre du hasard ou de la chance, ni de la solidarité individuelle ou de la volonté de partager. Il l’affirme : « Une société qui ne traduit pas la solidarité en structures et en institutions est une catastrophe pour les plus vulnérables de ses membres ».
C’est pourquoi il croit fermement en l’importance des mutuelles en Afrique ou des initiatives syndicales comme celle du Mouvement des travailleurs domestiques en Inde. Les droits sont essentiels, mais on ne peut les défendre que s’il existe des mouvements sociaux suffisamment puissants pour les faire respecter. Le récent changement de nom de Solidarité mondiale en WSM – We Social Movements – exprime également cette conviction. « Ces mouvements sociaux doivent disposer de suffisamment de pouvoir pour faire la leçon à la fois aux États et aux acteurs économiques. Autrement dit, ils doivent veiller à ce que la richesse créée soit redistribuée équitablement afin que les gens puissent grandir et s’épanouir. »

Une société qui ne traduit pas la solidarité en structures et en institutions est une catastrophe pour les plus vulnérables.

La force de la société civile réside dans la puissance qu’elle développe. Mais comment Andre Kiekens gère-t-il lui-même le pouvoir ? Après tout, il a été secrétaire général de WSM pendant près de deux décennies et avant cela, il a été cadre, en tant que directeur de campagne, puis directeur de Welzijnszorg, pendant quinze ans. Cela dépend, répond-il. « Dans ma propre organisation, j’essaie toujours d’impliquer tout le monde quand il faut construire une vision ou élaborer des actions. Ensuite, l’écoute est très importante. Mais quand je sors avec cette vision ou ces projets, je le fais avec beaucoup d’assurance, en utilisant tous les moyens, y compris le « pouvoir », qui réside dans le fait que le mouvement ouvrier chrétien nous soutient. » Tout le monde n’apprécie pas, de l’autre côté de la table – gouvernement, administration ou autres ONG – mais Andre Kiekens appelle cela « le pouvoir dans le bon sens du terme ».

Mère, pourquoi sommes-nous en vie ?

À la vieille question existentielle de Lode Zielens : « Mère, pourquoi sommes-nous en vie ? » Andre Kiekens répond après un bref silence en mettant l’accent sur le premier mot. « Nous sommes tous nés d’une mère, d’un utérus, d’un lien. Cela signifie également que l’être humain se nourrit avant tout de liens et aspire à être relié. Et quand il n’est pas possible de se relier, il y a aliénation et fragmentation. » Le rapprochement avec la religion est vite fait. « Je ne crois pas en un Dieu transcendant qui sauve nos vies », déclare Andre Kiekens. « Mais je suis religieux au sens où je crois en l’importance de ce qu’exprime le verbe « relier » : une connexion avec soi-même, avec sa famille et son entourage, avec son environnement, avec le monde et, pourquoi pas, avec l’univers. »
Une heure plus tard, Andre Kiekens illustre l’importance de cette connexion omniprésente en se référant au célèbre discours prononcé en 1854 par l’amérindien Seattle, le chef des tribus Suquamish et Duwanish. Dans la version dont Andre Kiekens se souvient, il est question du bruit insupportable et du béton des villes, mais le chef demande aussi aux colons blancs quelles histoires ils racontent à leurs enfants. Quels rêves transmettez-vous ? « J’espère sincèrement que nous ne répondrons pas à cette question avec le classique There Is No Alternative, en niant le rêve d’un monde meilleur. »

Pour Andre Kiekens, l’expression TINA illustre aussi le pouvoir déterminant du récit. « L’idéologie des années 1990 et 2000 était de nier les rêves des gens afin de les rendre impuissants dans la lutte pour plus de droits et d’opportunités. Tout le monde devait essayer de se sauver dans un monde auquel on ne pouvait rien changer. Nous nous devons d’offrir une alternative : Make Change Happen ! En mettant l’accent là-dessus, on ouvre déjà la voie au changement. C’est pour cela qu’il faut nourrir et transmettre à nos enfants le langage de la croyance au changement. Ensemble, nous pouvons améliorer les choses. Le changement est possible, à tous les niveaux. À tous les niveaux ! »

Grande foi, petits doutes

Je vois tellement de conviction et de foi dans le changement social en écoutant les histoires d’Andre Kiekens que je me demande s’il lui est arrivé de douter de ses choix de vie, de sa façon de travailler, des organisations et des partenaires pour lesquels il a œuvré. Ma question provoque un silence d’une quinzaine de secondes, plutôt rare dans cet entretien. Il fait alors ce qu’il fait plusieurs fois au cours de notre rencontre : il prend un mot et le pétrit jusqu’à ce qu’il corresponde à son expérience.
Au départ d’une question sur la place de l’amour dans la vie d’un militant, il en vient à évoquer l’importance des soins et de la solidarité structurelle. Pour répondre à la question de savoir comment il a évolué de la théologie de la libération des années 1980 à son intérêt actuel pour la méditation zen, il livre un plaidoyer pour la vision et contre la réification. Quand je lui demande ce qui l’inspire, maintenant qu’il prend sa retraite, il rétorque en soulignant la nécessité de construire un système différent, « avec plus d’audace et de créativité ».

Et de doutes, non, apparemment, il n’en a pas eu. « J’ai connu plus de déceptions que de doutes », affirme-t-il. Et ce désenchantement est très proche de ses convictions les plus profondes. La lenteur avec laquelle le mouvement ouvrier chrétien cherche un nouveau souffle pour sa mission propre et unique, ou la manière hésitante dont les différentes sections se sont ralliées à la mission de solidarité internationale de WSM.
« Et puis vient parfois la question de savoir si on ne se bat pas contre des moulins, quand on voit le virage à droite en politique et la montée du populisme partout dans le monde. Ce n’est pas encourageant, bien sûr. » Mais le combattant infatigable qu’il a en lui finit toujours par l’emporter sur la déception à court terme. Pour lui, la voie est la destination, et la valeur et la signification de la lutte sociale ne résident pas dans la victoire, mais dans la lutte elle-même.

La veilleuse

Donc, il n’a pas besoin d’une aube nouvelle pour tenir ? « Il s’agit fondamentalement et toujours d’un choix qu’on fait. C’est là que réside le sens, pas dans les réussites. » Bien sûr, admet-il, parfois vous avez besoin d’une percée, d’une petite lueur. Mais vous savez qu’au même moment ou plus tard, ailleurs ou ici, un nouveau cauchemar peut surgir.
« Quand nous avons réussi à conclure une convention pour des millions de travailleurs domestiques au sein de l’Organisation internationale du Travail, qui reconnaissait leurs droits et augmentait leurs chances d’avoir une vie meilleure, nous leur avons apporté la lumière. Mais ensuite, Trump a été élu aux États-Unis et c’était un cauchemar. Ce que nous devons faire, c’est alimenter la flamme. Parfois comme veilleuse, mais toujours présente pour qu’elle puisse s’allumer si les conditions le permettent. »

Andre Kiekens estime que « les circonstances » de 2021 sont assez favorables. Dans les années à venir, espère-t-il, un mouvement large et diversifié pourra se construire pour un changement de système qui dépasse le simple ajustement des mécanismes du marché. Pour arriver à des systèmes plus durables, plus inclusifs et plus sociaux, il faut une coalition de mouvements ouvriers – qui doivent mettre en jeu leurs propres forces, les mouvements écologiques et les mouvements antiracistes. Ce n’est que lorsque ces différentes forces se trouvent et se renforcent qu’une véritable alternative devient possible.

On en revient à la pratique éternelle d’un équilibre à trouver entre pragmatisme et idéalisme, entre la veilleuse en laquelle on croit et la nécessité d’une véritable révolution. Domitila Barrios de Chungara, la mineure bolivienne qui a tant inspiré Andre Kiekens dans sa jeunesse, conclut son histoire par un message sans équivoque : « Mon peuple ne se bat pas pour une petite victoire, pour une augmentation ici, un expédient là. Non. Mon peuple se prépare à chasser définitivement du pays le capitalisme et ses serviteurs internes et externes. » Domitila a également dû apprendre que tout cela, la lutte pour l’égalité de droits entre hommes et femmes, pour les droits humains fondamentaux et le respect de la Terre Mère, et pour la démocratie et l’État de droit, est une question d’essais, d’erreurs et de persévérance. Un combat qui se transmet de génération en génération. Jusqu’à pouvoir laisser « le seul héritage digne de ce nom : un pays libre et la justice sociale pour tous », comme elle l’écrivait en 2012. 

1. La version complète (NL) a été diffusée sur MO* Magazine : https://www.mo.be/interview/andre-kiekens-oog-oog-met-onrecht-neutraliteit-onaanvaardbaar

Goris Gie, ex-rédacteur en chef de MO* 

Traduction : Marie-Line Simon

Crédit photo : MO* magazine