Playa ApollineEn octobre 2020, dans un communiqué intitulé Une montagne en haute mer, les zapatistes de l’EZLN 2 annoncent au monde entier qu’en tant que porteur·ses du virus de la résistance et de la rébellion, les zapatistes se rendront sur les cinq continents. L’Europe sera leur première destination, vers laquelle il·elles partiront en avril 2021. Le voyage a donc débuté depuis plusieurs mois maintenant. Démocratie vous propose de le découvrir en images et à travers le témoignage de deux femmes qui contribuent à l’organisation du voyage.

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Nous venons pour remercier l’autre d’exister. Le remercier pour les enseignements que sa rébellion et sa résistance nous ont offerts. Pour livrer la fleur promise. Embrasser l’autre et lui dire à l’oreille qu’iel n’est pas seule, seulx 1, seul. Lui murmurer que cela vaut la peine de résister, de lutter, de souffrir pour celles et ceux qui ne sont plus là, d’avoir la rage que le criminel soit impuni, de rêver d’un monde non pas parfait, mais meilleur : un monde sans peur. Et aussi, et surtout, nous allons chercher des complicités... pour la vie.
« La Traversée pour la Vie : Qu’allons-nous faire ? » Communiqué de Sub Galeano

Vingt-sept ans après leur émergence sur la scène publique, vingt ans après la Marche de la Couleur de la Terre qui les avait vu sillonner le territoire Mexicain avec les peuples frères du Conseil national indigène, et quinze ans après la Sixième Déclaration de la Jungle Lacandone, qui annonçait leur souhait d’aller à la rencontre de ceux et celles qui, en bas à gauche, luttaient, au Mexique et ailleurs dans le monde, l’EZLN annonce vouloir naviguer et cheminer pour « dire à la planète que, dans le monde que nous percevons dans notre cœur collectif, il y a de la place pour toutes, tous, touTes. Tout simplement parce que, selon eux, ce monde n’est possible que si toutes, tous, touTes luttons pour le mettre debout. » 3
En 1994, lors de leur soulèvement, les zapatistes appelaient à lutter pour le travail, la terre, le logement, l’alimentation, la santé, l’éducation, l’indépendance, la liberté, la démocratie, la justice et la paix. En 2021, dans la « Déclaration pour la vie », ils et elles mettent en garde contre les douleurs de la terre : « la violence contre les femmes, la persécution et le mépris de ceux qui sont différents dans leur identité sexuelle, affective, émotionnelle et sexuelle, l’anéantissement des enfants, le génocide contre les indigènes, le racisme, le militarisme, l’exploitation, la dépossession, la destruction de la nature ».

Cinq cents ans après la colonisation espagnole et la chute de Tenochitlan (Mexico), les zapatistes mettent à exécution ce que raconte la légende maya selon laquelle Ixchel, la déesse de l’amour et de la fertilité, a dit : « De l’Est sont venus la mort et l’esclavage. Demain, que la vie et la liberté voguent vers l’Est sur la parole de mes os et de mon sang. »
Après 50 jours passés en mer à bord de « La Montagne », l’Escadron 421 qui comprend quatre femmes, deux hommes et une personne transgenre, a débarqué à Vigo, en Galice le 22 juin dernier. Il ne s’agit là que de l’avant-garde maritime du Voyage pour la Vie, le reste de la délégation (composée en majorité de femmes) devant arriver par voie aérienne. Le Sub Galeano (anciennement Marcos) a fait savoir que ça n’avait pas été facile. « Pour arriver à ce calendrier, nous avons dû affronter des objections, des conseils, des découragements, des appels à la retenue et à la prudence, des sabotages purs et simples. À commencer par ceux de l’État mexicain. »

Mais les zapatistes sont préparé·es « à ce que les mauvais gouvernements, d’un côté comme de l’autre, empêchent ou rendent difficiles notre départ et notre arrivée ». Si la délégation maritime n’a pas été bloquée et n’a rencontré ni « Kraken, (ni) tempête ou baleine blanche égarée (qui aurait fait) naufrager l’embarcation », les zapatistes avaient néanmoins fabriqué quatre canoës, représentant l’histoire de la lutte zapatiste, peinte et gravée dans le bois : les anciens, les ancêtres mayas ; la période d’organisation dans la clandestinité ; la construction de l’autonomie et la nouvelle génération zapatiste. Sur le dernier, peint par des enfants, un autre monde : soleil, papillons et maïs y portent un passe-montagne et les villages autonomes cohabitent avec les animaux, les arbres et les eaux 4. En quittant leurs communautés, la délégation maritime a reçu le rôle de porter la graine de la résistance et de la rébellion par le monde : « Porter par-delà les mers l’expérience autonome, revendiquer une autre éducation, une autre santé, une autre justice, une autre agriculture, semer les graines de la résistance et construire un monde différent que celui imposé par le capitalisme : tels sont leurs mots d’ordre. »

Malheureusement, même si les bases d’appui zapatistes avaient anticipé certains problèmes et avaient organisé le voyage en prévoyant le pire, l’arrivée de la FAZ (Force aérienne zapatiste – nom donné à la délégation « aéroportée ») est plus compliquée : allers-retours longs et nombreux pour demander les passeports, humiliations lors de ces formalités, difficultés pour l’obtention des billets d’avion, sans compter les changements incessants dans les réglementations sanitaires qui rendent compliquée toute planification. À cela s’ajoutent les intimidations, menaces et assassinats de leaders communautaires des zones zapatistes 5. Ces violences sont celles auxquelles sont confronté·es les zapatistes depuis 27 ans (voir même 500 ans).

Un voyage maritime et féministe – témoignage de kairos pluriel 6 – Italie/France

Selon moi, naviguer est une façon de concevoir la vie et le temps. Les contraintes de la vie en bateau, les incertitudes inhérentes à la vie en mer, la lutte avec les évènements naturels et le lâcher-prise résonnaient avec mon expérience au Chiapas […] La commission navale dans laquelle je me suis investie était un endroit où il fallait rendre visible la présence des femmes et montrer qu’elles ont des choses à dire, d’autant plus qu’elles sont peu nombreuses dans le milieu marin. 
La commission navale a imaginé divers évènements maritimes qui pouvaient faire sens avec le voyage zapatiste. L’un d’eux consistait à faire converger des bateaux en Méditerranée, vers Palos de la Frontera, près de Huelva en Espagne. C’est là que dernièrement a été mise au grand jour une série de problématiques concernant des femmes venant d’Afrique du Nord, exploitées et soumises à des violences dans les grandes exploitations fruitières. Palos de la Frontera c’est également le port d’où sont parties les caravelles de Christophe Colomb. En s’y rendant, l’idée était donc de faire l’opération inverse et de réécrire l’histoire, en redonnant la parole à ceux et celles qu’on avait cru soumis·es et en retissant d’autres géographies.

Plus tard, à Notre Dame des Landes, une flottille composée de deux ou trois bateaux partira de Brest pour arriver à Couëron, où douze femmes en colère 7 avaient mené la lutte en 1975. De là, des femmes paysannes nous amèneront en tracteur à la ZAD, pour rejoindre la rencontre européenne. Nous pouvons nous réjouir de la mise en place de ce projet qui rassemble luttes locales pour la terre, combats féministes et luttes zapatistes.
Arriver à la ZAD, en tant que femmes ayant participé à cette expérience maritime, ça pourra sembler irréel, un peu comme rêver l’impossible. C’est ce que nous ont appris à faire les « compas » [compañeros-camarades]: réaliser ce qui n’est pas évident à faire en raison des contraintes de la lutte. Se rajouter ce défi, ce n’est pas parce que nous sommes folles, mais pour montrer la force de la lutte des femmes et de la lutte zapatiste. Nous montrons ainsi que nous pouvons faire bouger la montagne, comme iels ont fait bouger la Montagne avec le Stahlratte 8. À l’instar de cette délégation de sept personnes arrivées à Vigo au nom de milliers de compas zapatistes, ces dix personnes de la flottille représentent des milliers de personnes et toutes les autres femmes. 

Une organisation européenne

Cette arrivée à Vigo, première étape du Voyage, est le résultat de neuf mois de travail intense, des deux côtés de l’Atlantique. Aux quatre coins d’une Europe confinée, l’annonce de l’arrivée de la délégation zapatiste a suscité un grand émoi, parmi les collectifs zapatistes de longue date, notamment en France, en Espagne ou en Italie où existe depuis 1994 une forte solidarité avec les peuples zapatistes, mais aussi parmi des collectifs et groupes dont les réflexions et modes d’organisation n’ont pas été durablement marqués par la lutte zapatiste pour l’autonomie et les écrits poétiques du Sous-commandant Marcos et qui la découvre avec ce voyage. L’engouement a été partagé par des personnes issues de luttes diverses (féministes, queers, écologistes, anarchistes, autonomistes, syndicales, paysannes, décoloniales, antiracistes, pour les sans-papiers, etc.). Mais pour les zapatistes « le principal objectif, ce ne sont pas les rassemblements de masse, mais l’échange d’histoires, de connaissances, de sentiments, de points de vue, de défis, d’échecs et de succès. »

Parallèlement, un groupe préexistant à l’annonce de ce voyage s’est renforcé : les Femmes de la Sixième Déclaration. Las Mujerxs de la Sexta de la Otra Europa est un collectif de femmes constituées en réseau de résistance et de rébellion en réponse à la proposition des femmes zapatistes de construire un autre monde où aucune femme ne se sentira plus jamais menacée pour le simple fait d’être une femme. Le renforcement de ce groupe se fera d’autant plus que la délégation zapatiste sera principalement composée de femmes et que très vite surgit la volonté d’organiser une « rencontre européenne de femmes, personnes trans, inter et non-binaires de l’Autre Europe », rencontre qui aura lieu à la ZAD de Notre-Dame des Landes fin juillet. Cette intense organisation n’est cependant pas finie. L’arrivée de l’Escadron 421 n’est que le début de ce voyage et de cette expérience de rencontre intercontinentale entre personnes luttant en bas à gauche pour un monde fait de beaucoup de mondes et où toutes et tous y ont place.

L’accueil à Vigo. Témoignage d’Apolline – Suisse

Je suis arrivée le 9 juin, soit environ deux semaines avant l’arrivée de l’Escadron 421. J’étais dans les premières « internationales » à arriver sur place. J’ai pu ainsi m’imprégner du lieu. Cela m’a permis de participer aux assemblées de Vigo et de Galice, notamment leur première assemblée en présentiel. J’ai pu constater que les organisateur·rices n’étaient pas nombreux·ses mais qu’en dépit des effectifs limités, il·elles faisaient ce qu’il·elles pouvaient. […] Il·elles ont abattu un gros travail. Quand les internationaux·ales sont arrivé·es, il y a eu beaucoup de critiques sur l’organisation, mais aussi une volonté de la soutenir. Je trouve qu’il faut en tirer les leçons: s’il y a un territoire moins bien organisé qu’un autre ou organisé différemment, il faut le respecter dans sa différence. C’est une question de respect de la démocratie. Il faut être humble et s’adapter à ce que le territoire décide de faire, sans imposer une façon de fonctionner.

Par ailleurs, les critiques et les dissensions internes qui n’avaient pas eu le temps de se résoudre avant notre arrivée sont ressorties lors de la cérémonie d’accueil. Un discours très critique a en effet été prononcé à cette occasion par des femmes, montrant à l’Escadron tous les désaccords qui peuvent habiter la gauche en Europe. Je trouve positif que ces dissensions s’expriment, car ces critiques relatives aux violences sexistes et racistes existent partout et il faut les accepter, les écouter.
Ce que je retiens de plus beau de ces semaines à Vigo, qui ont été intenses et très instructives, c’est cette rencontre entre personnes de la lutte, que ce soit avec les Galiciens ou avec les internationaux. C’était parfois des personnes qu’on avait vues en réunions virtuelles pendant des mois et qu’on voyait enfin en vrai.

Car...

« Là-bas, près et loin de nos terres et de nos cieux, il y a quelqu’un. Une femme, un homme, un·e autre, un groupe, un collectif, une organisation, un mouvement, un peuple originel, un quartier, une rue, un village, une maison, une chambre. Dans le recoin le plus petit, le plus oublié, le plus lointain, il y a quelqu’un qui dit « NON ». Qui le dit tout bas, qu’on entend à peine, qui le crie, qui en vit et en meure. Et se rebelle et résiste. Quelqu’un. Il faut le chercher. Il faut le trouver. Il faut l’écouter. Il faut apprendre de lui.
Même si nous devons voler pour l’étreindre.
Car, après tout, voler, c’est seulement une autre façon de marcher. Et, bon, marcher est notre façon de lutter, de vivre.
Alors, dans la Traversée pour la Vie, qu’espérons-nous ? Nous espérons voir votre cœur à vous. Nous espérons qu’il ne soit pas trop tard. Nous espérons... tout. » 

1. En espagnol, les zapatistes utilisent le mot « otroa » pour désigner les personnes non binaires. Seulx est la traduction en français de soloa.
2. EZLN, Ejército Zapatista de Liberación Nacional : l’Armée zapatiste de Libération nationale.
Voir le site “Enlace Zapatista”, qui reprend tous les communiqués de l’EZLN : http://enlacezapatista.ezln.org.mx/2021/01/01/declaration-commune-dune-partie-de-leurope-den-bas-et-de-larmee-zapatiste-de-liberation-nationale/
3. Les parties de texte en couleur sont issues des derniers communiqués du Sub Galeano, à retrouver sur le site https://enlacezapatista.ezln.org.mx/

4. I. Mateos et J. Arnaud : Nouvelles Zapatistes, le départ pour l’Europe. https://www.revue-ballast.fr/nouvelles-zapatistes-le-depart-pour-leurope-portfolio-4/, consulté le 11/07/2021
5. Depuis l’annonce du voyage, les menaces et violences ont été nombreuses. La semaine dernière un leader de la communauté Las Abejas a été assassiné de sang-froid.
6. Derrière ce nom, il y a une vision. Kairos se réfère à une vision du temps. Chez les Grecs, Chronos c’est le temps qu’on peut mesurer, alors que Kairos c’est le temps qu’on ne peut jamais saisir. Pluriel, parce qu’il y a plusieurs temps, plusieurs façons de le concevoir, mais aussi pour faire référence à la pluralité de genres.
7. En 1975, pour soutenir leur mari en grève dans le secteur de la métallurgie, douze femmes d’une commune industrielle de la périphérie de Nantes, ont «séquestré» le patron de l’entreprise et dénoncé dans une lettre leurs conditions de vie précaires.
8. Stahlratte : nom du bateau affrété par les zapatistes avant de le rebaptiser la Montaña.

Zoé Maus, Permanente au Centre d’Information et d’Éducation Populaire (CIEP)

Crédit photo : Viajezapatista.eu