pexels cottonbro 6896179Les innovations pédagogiques dans l’enseignement universitaire font l’objet d’un intérêt croissant, tant dans la littérature scientifique que chez les acteurs et actrices des politiques d’enseignement. De natures très diverses, elles sont au cœur des stratégies d’adaptation des universités aux problématiques sociétales émergentes, tout en étant considérées comme une source importante de motivation à apprendre (pour l’étudiant∙e) et à enseigner (pour l’enseignant∙e). En mobilisant le jeu et la simulation au sein de groupes d’étudiant·es, le théâtre théorique (TT) permet de réfléchir aux grands enjeux sociétaux tout en démontrant la valeur des travaux de recherche et des théories 1.

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Dans le théâtre théorique (TT), des enseignant∙es, accompagné∙es ponctuellement d’étudiant∙es, incarnent des théories dans le champ des sciences sociales par le biais de personnages aux langage, comportement et apparence construits à partir de ces théories 2 dans le cadre de performances théâtrales réalisées lors de séances de cours. L’objectif global du TT est d’amener les étudiant∙es à s’intéresser aux fondements des théories en sciences sociales et à leurs différences épistémologiques, mais également à réfléchir de façon critique à leurs forces et faiblesses explicatives pour interpréter et résoudre des problèmes contemporains. Le théâtre est alors un dispositif mis au service de l’apprentissage et relié aux enjeux qui se présenteront dans l’activité professionnelle future des étudiant∙es.

À partir de performances de format pouvant aller de quelques minutes à maximum 40 minutes, des théories et travaux scientifiques complémentaires et/ou contradictoires sont mis en scène. Chaque personnage, joué par un∙e enseignant∙e et/ou un·e étudiant·e reformule et explicite du point de vue de « sa » théorie la problématique qui fait l’objet de la performance et propose des pistes de solutions. Pour faire avancer l’action, les saynètes de TT activent la notion de « controverse coopérative ». Celle-ci est organisée par séquences itératives (afin d’éviter les consensus rapides) qui permettent d’expliciter les positions et d’en adopter plusieurs.

Dans le cadre de l’organisation du TT au sein d’un cours, le jeu et la comédie sont introduits progressivement par des performances de plus en plus longues, l’usage graduel des déguisements, des instructions concernant les situations-contextes de moins en moins détaillées (sollicitant donc de plus en plus la créativité des étudiant∙es dans la conduite scénique) et des interactions enseignant·e-étudiant∙es variables : l’enseignant·e joue seul·e, l’enseignant·e joue et les étudiant∙es réagissent ; il∙elles jouent devant leurs collègues et l’enseignant·e ; il∙elles jouent ensemble sans l’enseignant·e. L’expérience mobilise aussi largement les émotions, l’idée étant que les « affects » que libère la pratique théâtrale permettent d’accéder à un savoir, une connaissance extérieure. Par le rire, par la caricature d’une théorie ou des dialogues cocasses ; par le trac, par la présence devant les collègues, le rire de soi et de l’enseignant·e qui se place lui·elle-même dans une situation de vulnérabilité ; par l’empathie, par les exercices censés en créer pour une pensée ou un∙e auteur∙e, le TT permet de faire sien un concept, un raisonnement même s’il heurte le jugement premier.
Par rapport à d’autres dispositifs innovants déjà connus où le théâtre est mobilisé pour son intérêt pédagogique (comme le théâtre-forum 3 ou le jeu de rôle), le TT se distingue (au moins) par trois éléments :

  1. Il mobilise une équipe d’enseignant∙es dans un rôle d’acteur (« role teaching »), pas uniquement les étudiant∙es,
  2. Ce sont bien les théories portées par des personnages qui sont au centre du TT, non des personnages fictifs qui auraient des opinions inspirées par une théorie ;
  3. Enfin, le TT met en scène un dialogue entre théories dans le but d’interpréter (on pose la question du « quoi ») et de résoudre (on pose la question du « comment ? ») de grands défis sociétaux dans le but de transcrire des solutions dans la réalité. Il ne s’agit pas de résoudre des conflits inhérents au groupe des théories.

Pourquoi recourir au théâtre théorique ?

Le TT répond donc à deux défis de nature très différente : améliorer le degré d’appropriation de la matière et la présenter dans sa dimension pratique et épistémologique.
Dans les enseignements qui reposent sur un apprentissage théorique, certains acquis qui découlent de la lecture de textes fondamentaux dans une discipline (dont la formulation d’arguments à partir d’un courant de pensée, la prise en compte des nuances entre théories et la décentration) sont parfois faiblement atteints par les étudiant·es. L’utilité des théories n’apparaît pas spontanément, car celles-ci paraissent déconnectées du réel. Le TT invite à s’orienter davantage vers une logique de « boîte à outils » qu’il importe de partager en dehors de l’université et de mobiliser autour de problématiques concrètes. Des acteurs de la vie économique ou politique sont régulièrement mobilisés dans les performances de TT. C’est l’intérêt de la dimension de transdisciplinarité propre au TT : il intègre les savoirs expérientiels pour comprendre et résoudre des problèmes complexes auxquels la science seule ne sait répondre.

Par ailleurs, le TT présente l’intérêt d’accroître la dimension réflexive dans l’enseignement. En effet, le fait de confronter à un même problème plusieurs théories permet d’aborder le caractère non neutre et situé de leur émergence et les conditions d’applications. Intégrer une telle dimension ajoute une décentration supplémentaire pour l’étudiant∙e : en plus de prendre du recul par rapport à son opinion, il lui est demandé de prendre du recul par rapport aux théories et courants de pensée qui deviennent des « objets » dont les conditions de fabrication et d’usage comptent autant que leur contenu et fonctionnalité.

S’ajoute à ces éléments le renforcement de la dimension de conflit socio-cognitif comme dispositif d’apprentissage, qui décrit le produit de discussions menées entre pairs en partant de positions différentes ou contradictoires. Ce type de conflit surgit le plus souvent en situation d’apprentissage collectif et lors d’interactions directes.

L’expérience menée à la FOPES

Même si plusieurs raisons justifient d’avoir recours au TT, il n’en reste pas moins que ce dernier n’est pas praticable dans n’importe quel cadre. La pertinence à mener du TT est conditionnée à la présence de certains éléments pragmatiques : 1/ Présence de collègues disposé∙es à s’investir pour soutenir l’apprentissage des étudiant∙es ; 2/ Nombre d’étudiant∙es gérables au regard de l’impératif de participation ; 3/ Bonne interconnaissance et confiance des étudiant∙es entre elles∙eux ; 4/ Intérêt des étudiant∙es pour certains enjeux de société qui les touchent à travers leur engagement militant ou professionnel.

Une instance de formation d’adultes comme la FOPES s’avère un lieu particulièrement bien adapté pour mettre en place le TT et une expérience y a été menée en 2019-2020 dans le cadre du cours d’Histoire et Courants de Pensée en Économie. Le fait que le Master de la FOPES se donne partiellement en décentralisation et non sur un campus impliquant la présence de collègues a obligé l’enseignante à mobiliser davantage les étudiant∙es et la conseillère à la formation dans la réalisation des performances, allant de l’écriture à la réalisation et au jeu sur scène. Ainsi, au jeu théâtral de l’enseignante (mobilisé dès la première séance de cours) s’est ajouté celui des étudiant∙es qui l’ont adopté jusqu’à leur examen final. Ces performances ont ponctué l’ensemble des séances tout au long du semestre de cours suivant un degré de complexité progressif :

  1. S’approprier la pensée d’un∙e auteur∙e : l’enseignante propose des textes d’auteur∙e dont la vie, l’œuvre et les intérêts ont été présentés. Elle demande ensuite de se mettre à la place de l’auteur∙e et de répondre à un contradicteur fictif pertinent par rapport au texte et incarné par elle-même. Dans un deuxième temps, l’enseignante propose un texte complexe et demande de le présenter sous la forme de dialogue avec un personnage-théorie dans un contexte imaginé (procès, émission TV, interview, etc.).
  2. Argumenter à partir d’un point de vue construit et contribuer à la controverse collaborative : l’enseignante accompagne l’approfondissement d’un thème lié à un grand défi sociétal. La place de l’économie sociale et solidaire, l’alternative au productivisme et l’égalité des sexes dans l’activité économique étaient les thèmes retenus. La réalisation des performances se nourrit d’une lecture systématique de textes à travers une méthode qui active la pensée créative dans le monde rationnel de la pensée en économie. En lisant un texte « autrement », c’est-à-dire avec une possibilité de satisfaction immédiate en le « jouant », le texte prend un autre intérêt. La méthode de lecture demande d’identifier les arguments que l’on va pouvoir mobiliser dans une performance, d’imaginer l’intrigue qui les mettra en scène.
    Pour que ces objectifs d’apprentissage puissent être atteints grâce au TT, un troisième type d’exercices est proposé.
  3. Soutien à l’expression de la créativité par l’utilisation d’image sous plusieurs formes (portrait-robot, dessin d’un camée, questionnaire de Proust, etc.) afin de susciter la création de personnages ou de postures.

Bilan d'une expérience marquante

Du point de vue des objectifs d’apprentissage, l’expérience est réussie. Le TT semble bien améliorer l’appropriation d’arguments, soutenir l’implication individuelle dans la dynamique d’apprentissage collective et la convivialité et faire progresser la réflexivité, conformément à ce qui avait motivé le choix de faire du TT. Même si certains sous-groupes n’ont pas véritablement créé de personnages-théories, mais ont fait parler l’auteur∙e d’un texte, le procédé théâtral a facilité la décentration par l’entrée dans le point de vue des auteur·es (« ce n’est pas moi qui parle, c’est mon auteur∙e »). On a ainsi pu observer très peu de recours aux avis personnels des étudiant∙es dans les discussions. Dans le cours de l’expérience, on a aussi pu noter que les étudiant∙es ont spontanément mis en scène non seulement les théories, mais aussi leurs problèmes d’apprentissage : reformulations réciproques des tirades, expression de difficultés de compréhension, questionnements en lien avec leur vécu, liens faits avec d’autres cours, comme pour démontrer que le processus d’apprentissage et de création qui le soutient est autant digne d’intérêt que le produit fini (la performance ou le travail rendu).

D’un point de vue transversal sur l’ensemble du processus de formation au-delà de ce seul cours, le TT a eu des effets positifs de manière générale sur la dynamique de la classe. Le groupe a développé dès les premiers mois de la première année une meilleure capacité réflexive et propositionnelle quant aux dispositifs pédagogiques. Le tout est soutenu par la familiarité qu’ils ont développée avec la possibilité de tenir une discussion contradictoire argumentée à la fois entre elle·eux et avec un∙e professeur∙e dans un cadre relationnel solide et basé sur la confiance.
L’expérience doit être répétée et faire l’objet d’une évaluation plus rigoureuse pour permettre de généraliser de telles observations. Elle doit sans doute aussi être remise dans son contexte particulier : une matière à fort contenu théorique qui se prête à une lecture « dans le texte » d’auteur∙es-clés, la présence d’une conseillère à la formation qui accompagne les dynamiques collectives, la présence d’étudiant∙es ayant une expérience de la pratique théâtrale (ce qui n’était pas le cas de l’enseignante ni de la conseillère) et, peut-être avant tout, une enseignante à la recherche d’une forme d’horizontalisation des rapports avec ses étudiant∙es qui avait très envie de (se) surprendre. 

1. Le théâtre théorique a été mis en place pour la première à l’Université d’East Anglia. Le déroulement d’un cours en TT est documenté ici : https://comedyintheclassroom.org/performances/sustainable-consumption/. Il a été expérimenté en 2019-2020 dans le cadre de l’année préparatoire au Master en politique économique et sociale de la Faculté Ouverte de Politique Economique et Sociale (FOPES) de l’UCLouvain où les deux auteures l’ont adapté au contexte particulier d’une formation universitaire pour adultes en reprise d’études.
2. Le déguisement (costumes, perruques et accessoires) fait partie intégrante du TT.
3. Le théâtre-forum ou théâtre de l’Opprimé est mis en place par Augusto Boal dans les années 1970 dans le but de faire émerger une conscience de l’oppression chez celles et ceux qui la vivent.

Florence Degavre, SSH/IACS/OPES/UCLouvain et Mathilde Collin SSH/OPES/UCLouvain

Références

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C. Buchs, C. Darnon, A. Quiamzade, G. Mugny et F. Butera, « Conflits et apprentissage. Régulation des conflits sociocognitifs et apprentissage », Revue française de pédagogie, n° 163, 2008, p. 105-125.
S.W. Cook, T.K. Yip, & S. Goldin-Meadow, « Gesturing makes memories that last », Journal of memory and language, 63(4), 2010, p. 465–475.
X. Dumay & V. Dupriez, L’efficacité dans l’enseignement : Promesses et zones d’ombres, Bruxelles : De Boeck, 2009.
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D. Lemaître, « L’innovation pédagogique en question : analyse des discours de praticiens », Revue internationale de pédagogie de l’enseignement supérieur, 2018, 34(1).
D. Poitevin, « L’innovation pédagogique – une première "approche" »,
in L’innovation en question, 24/01/2019.
A.M. Walder, « The Concept of Pedagogical Innovation in Higher Education », Education Journal. Vol.3, n° 3, 2014, pp. 195-202.
Une version longue de cet article est à paraître : M. De Clercq,
M. Frenay, P. Wouters, B. Raucent, Pédagogie active et enseignement supérieur : entre recueil de pratiques, expériences de terrain et analyse théorique, Peter Lang.

Crédit photo : PExels

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