Bangladesch 3 0342 c Lieve Blancquaert WSMIl y a de fortes chances que les vêtements que vous portez aient été confectionnés dans des conditions de travail précaires au Bangladesh, que votre smartphone contienne des minerais extraits par des enfants en RD-Congo et que les fèves du chocolat que vous mangez aient été récoltées par des personnes réduites en esclavage en Afrique de l’Ouest. Nous sommes de plus en plus au courant de ces violations massives des droits humains. Nous tentons alors d’adapter nos comportements. Or, faire retomber cette responsabilité sur les seules épaules des consommateur·rices est-il efficace ?

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Il est interpellant de voir qu’en 2021 est encore vendu chez nous, sans restrictions, un nombre considérable de produits qui font l’objet de violations des droits humains à travers le monde. Si le poids des citoyennes et citoyens est primordial afin de pousser les décideurs politiques à agir, les avancées législatives concrètes sont la clé de voûte pour un changement systémique et durable.
Au cours des quatre dernières décennies, plusieurs réglementations de nature volontaire visant les entreprises ont été développées par les Nations Unies et l’OCDE. En 2011, les Principes directeurs des Nations Unies « Entreprises et Droits humains » ont été adoptés, popularisant le concept de « devoir de vigilance ». Ce dernier demande aux entreprises d’identifier les impacts négatifs potentiels de leurs activités sur les droits humains et l’environnement et cela tout au long de leur chaîne de valeur, qui peut inclure de nombreuses filiales, sous-traitants ainsi que des maillons faisant travailler des unités productives dans l’informalité. Les entreprises doivent également prendre les mesures nécessaires pour prévenir et limiter les impacts négatifs. Enfin, les entreprises qui ne s’y plieraient pas pourraient être tenues pour responsables (qu’il y ait un dommage avéré ou pas) et les victimes devraient avoir accès à des réparations.

L’approche volontaire ne fonctionne pas

Afin de mettre en œuvre ces Principes directeurs, la Belgique a adopté en 2017 son « plan d’action national sur les entreprises et les droits humains ». Malheureusement, l’accent a été mis uniquement sur les actions d’information et de sensibilisation. Le respect des droits humains dans les chaînes de valeur y est présenté comme une option plutôt qu’une condition de base pour entreprendre.
L’ensemble de cet arsenal international et national a eu le mérite de créer un environnement favorable afin que les entreprises aient conscience qu’elles doivent faire des efforts. Mais compter sur la bonne volonté des entreprises n’est pas suffisant, comme l’a montré une étude de la Commission européenne qui a révélé qu’actuellement seuls 37 % des entreprises du continent pratiquent une forme de vigilance raisonnable, et malheureusement souvent incomplète 1. Pendant ce temps, les entreprises qui ne se soucient pas d’éventuelles violations commises au sein de leurs chaînes de valeur se contentent de poursuivre leurs activités, en toute impunité. Il est urgent d’harmoniser les règles pour toutes les entreprises.

Combien ça coûte ?

Il existe beaucoup de réticences à obliger les entreprises à mener ce devoir de vigilance. La question du coût que pourraient engendrer ces opérations pour les acteurs économiques est le premier motif de préoccupation. Toutefois, selon les récentes recherches menées par la Commission européenne, le coût estimé n’est que de 0,14 % du chiffre d’affaires annuel pour les PME, et de 0,009 % pour les multinationales 2. Certain·es citoyen·nes expriment également des craintes que les produits deviennent soudainement plus chers. C’est également faux. En effet, outre le coût dérisoire du devoir de vigilance, le prix d’un produit est davantage déterminé par la marge bénéficiaire d’une entreprise que par le coût du travail d’un·e ouvrier·ère situé plus en amont dans la chaîne. Le coût du travail d’un·e ouvrier·ère de l’habillement, par exemple, ne représente en moyenne que 0,5 % à 5 % du prix de vente du produit 3.

Enacdré : Des uniformes officiels belges produits dans des conditions indignes en Roumanie

En juillet 2020, un article paru dans le magazine Knack dénonçait les conditions de fabrication d’uniformes belges de l’armée et de la police fabriqués par des travailleur·ses roumain·es sous-payé·es et forcé·es de travailler en été sous des températures suffocantes. Ces vêtements sont produits en Roumanie par deux usines détenues par les sociétés belges Sioen et Seyntex. L’article confirmait les recherches antérieures menées par le réseau international Clean Clothes Campaign  sur les conditions de travail dans les usines de confection en Europe de l’Est. Les travailleur·ses interviewé·es témoignaient des dettes qu’il·elles étaient forcé·es de contracter pour répondre à leurs besoins de base, de la pression au travail et des fortes chaleurs qu’ils subissent en été dans leurs usines. Sanna Abdessalem, coordinatrice d’achACT, s’est exprimée à ce sujet : « L’article paru dans Knack montre une fois de plus qu’il y a une faille majeure dans le système : malgré les promesses répétées, il n’y a pas d’amélioration structurelle des conditions de travail dans les filières de production d’entreprises occidentales  –  y compris des belges. Il est temps pour les autorités belges de créer un cadre juridique contraignant. Le gouvernement s’est trop longtemps concentré sur les initiatives volontaires, mais elles ne sont clairement pas suffisantes ». WSM avait également réagi sur les antennes de la RTBF. Ce cas démontre que la Belgique est aussi concernée par cette problématique. En effet, il n’y a pas que de grandes multinationales étrangères qui peuvent contribuer à des violations des droits humains. Des plus petites entreprises, actives dans des secteurs à risque comme le textile, l’alimentation, les ressources naturelles peuvent également être épinglées. 

1. https://www.knack.be/nieuws/belgie/sociale-dumping-hoe-de-belgische-politie-en-legeruniformen-in-roemenie-worden-gemaakt/article-longread-1617833.html?cookie_check=1621342898 2. https://cleanclothes.org/ 3. https://www.rtbf.be/auvio/detail_dossier-de-la-redaction?id=2656244&fbclid=IwAR17kx4F2xztPTUrQfjVpAvuFIfAr2FlAyqknR_eYyWfjWb4KSIr6wOP4cE

L’Europe prend les devants

Les Nations Unies débattent depuis plus de six ans sur l’opportunité de créer un cadre normatif. Mais pour l’instant, les négociations piétinent. Face à ces atermoiements, l’Union européenne semble vouloir prendre le taureau par les cornes. En 2020, la Commission européenne a annoncé travailler sur une législation similaire visant l’ensemble de ses entreprises. Cette promesse du Commissaire européen à la Justice, Didier Reynders, a été très bien accueillie, non seulement par la société civile, mais aussi par certaines entreprises. Ces dernières semblent en effet vouloir mettre un terme aux violations des droits humains et à une concurrence déloyale. Le Parlement européen s’est également manifesté récemment en publiant un rapport d’initiative qui demande à la Commission de mettre un frein aux violations de l’environnement et des droits humains dans les chaînes de valeur des entreprises en légiférant. Ce rapport a été approuvé à une majorité écrasante : 504 membres du Parlement ont donné leur feu vert.

Si Didier Reynders tient sa promesse, une première proposition sera débattue au sein de l’Union européenne à partir du mois de juin 2021. Toutefois, les discussions entre le Parlement, le Conseil et la Commission peuvent prendre de longs mois voire des années. Or, c’est maintenant qu’il faut mettre un terme aux violations des droits humains dans le monde.

Une loi nationale bientôt sur les rails

Aujourd’hui, la Belgique n’a toujours pas de législation visant à obliger les entreprises à respecter les droits humains dans le cadre de leurs activités. Pourtant, nos voisins sont (heureusement) beaucoup plus avancés que nous. En France, la « loi sur le devoir de vigilance » a été adoptée en 2017, les Pays-Bas et l’Allemagne ont également récemment formulé une proposition de loi.
Mais nous pouvons inverser la tendance. Une proposition de loi belge sera en effet bientôt débattue au Parlement. Réclamée par la société civile, cette loi est aussi soutenue par certaines entreprises. En février passé, soixante d’entre elles ont remis une lettre officielle la demandant aux ministres fédéraux Pierre-Yves Dermagne et Meryame Kitir. Et le 22 avril 2021, le Parlement fédéral a voté en faveur de la prise en considération d’une proposition de loi instaurant un devoir de vigilance et un devoir de responsabilité à charge des entreprises tout au long de leurs chaînes de valeur. Déposée par le PS, elle a été cosignée par Vooruit, Ecolo-Groen et le CD&V. En coulisses, il se murmure que le MR y serait fortement opposé, préférant plutôt attendre que la proposition européenne de Didier Reynders soit ficelée.

Cette proposition de loi pourrait avoir un impact positif sur la vie de millions de personnes.

Cette proposition de loi qui vise à imposer à toutes les entreprises établies ou ayant une activité en Belgique d’identifier et de prévenir les risques de violation des droits humains, du travail et pour l’environnement tout au long de leur chaîne de valeur et au sein de leurs filiales, ainsi qu’à réparer tout dommage causé, est donc un premier pas dans la bonne direction. Sa prise en considération par le Parlement fédéral deux jours avant l’anniversaire de l’effondrement de l’usine textile du Rana Plaza au Bangladesh est très symbolique.
WSM, ainsi que la coalition d’organisations regroupant entre autres la CSC et le CNCD-11.11.11, s’est réjouie que cette proposition de loi reprenne certaines propositions de son mémorandum publié en octobre 2020 4. Le texte vise en effet un large spectre d’entreprises, prévoit la responsabilité juridique des entreprises en cas d’absence ou d’insuffisance de précautions prises pour éviter un dommage ou y remédier, ainsi qu’un accès à la justice pour les personnes affectées.

Même si cette proposition de loi peut encore être renforcée, c’est une réelle avancée. Elle pourrait avoir un impact positif sur la vie de millions de personnes, à condition toutefois que le processus parlementaire débouche sur un résultat ambitieux. WSM et ses partenaires associatifs appellent dès lors l’ensemble des partis politiques et des parlementaires fédéraux à soutenir cette loi qui s’inscrit pleinement dans le cadre des initiatives en cours aux niveaux européen et onusien. 

Rana plaza, plus jamais ça

Le 24 avril dernier, nous avons célébré pour la huitième fois le triste anniversaire de l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh dans lequel plus de 1.000 travailleur·ses du textile, en majorité des femmes, ont trouvé la mort. Depuis, très peu de choses ont changé. C’est pourquoi la société civile, dont WSM et la CSC, se mobilise à nouveau pour mettre fin à l’impunité des entreprises. Les souffrances des populations et des travailleur·ses n’ont que trop duré. La Belgique peut œuvrer positivement en imposant à ses entreprises, petites et grandes, le respect des droits humains. 

Santiago Fischer, chargé de plaidoyer à WSM

Crédit photo : Lieve Blancquaert - WSM

1. Commission européenne, « Consultation on the renewed sustainable finance strategy », https://ec.europa.eu/info/consultations/finance-2020-sustainable-finance-strategy_en
2. Commission européenne, « Study on due diligence requirements through the supply chain », Janvier 2020, https://op.europa.eu/en/publication-detail//publication/8ba0a8fd-4c83-11ea-b8b7-01aa75ed71a1/language-en
3. « Les impacts de la crise du Covid-19 dans le secteur de la confection de vêtements, une conséquence de l’absence de salaire vital », analyse d’AchACT ASBL, 2020.
4. https://www.wsm.be/actu/nous-voulons-une-loi-nationale-sur-le-devoir-de-vigilance-des-entreprises.html