photo interview 10 12 Crdit fibonacci blueSelon Ico Maly, une analyse approfondie des idées et des pratiques des nouvelles formes d’extrême droite s’impose aujourd’hui. Pour ce spécialiste des nouveaux médias et de la politique, « on ne peut pas sous-estimer l’histoire des idées, notamment celles de la “nouvelle droite” française qui a émergé dans les années 1960, puis plus loin encore dans le temps, celle des penseurs des anti-lumières comme Edmund Burke ». Dans son dernier livre Nieuw rechts, il analyse ainsi ces courants d’idées en allant jusqu’aux pratiques digitales et dresse un tableau très fouillé des nouvelles tendances d’internationalisation de l’extrême droite. En accordant notamment une attention aux dynamiques spécifiquement flamandes.

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L’émergence de « nieuw rechts » est-elle un phénomène récent ?

L’émergence de « nieuw rechts » que nous connaissons aujourd’hui en Flandre, incarnée par des personnes comme Dries Van Langenhove ou des mouvements tels que Schild & Vrienden (S&V), est plus qu’une réaction de mécontentement à la situation actuelle de la part de certain·es citoyen·nes. Elle est l’aboutissement d’une tradition intellectuelle, d’un projet idéologique qui a débuté dans les années 1960 (notamment en réaction à mai 68) à partir de l’idée gramscienne 1 qu’il faut asseoir dans l’opinion publique les représentations culturelles avant d’obtenir le pouvoir politique. Cela a notamment conduit à la création, en France, de l’« école de pensée » GRECE (Groupement de Recherche et d’Études pour la Civilisation européenne) au sein de laquelle des groupes radicaux s’engagent à produire et diffuser des idées afin d’obtenir un effet à long terme sur la population. Il s’agit pour eux de mener une lutte « métapolitique » qu’ils définissent comme « le domaine des valeurs qui ne relèvent pas du politique, au sens traditionnel du terme, mais qui ont une incidence directe sur la constance ou l’absence de consensus social régi par le politique » 2.

Quels sont les acteurs clefs ?

Par des débats théoriques et la pratique politique, les idées comme celles d’Alain de Benoist, la figure centrale de GRECE, se sont consolidées ces dernières décennies. Il est important de souligner qu’au départ le projet de la « nouvelle droite » française et le projet anglo-saxon de nouvelle droite ou droite alternative, dite « alt-right », ne coïncident pas. La « nouvelle droite » française a toujours été critique du capitalisme (d’une sorte de nationalisme et de corporatisme, et d’un anti-consumérisme qui homogénéiserait les cultures) tandis que, l’« alt-right » souscrit principalement aux dogmes du marché. Malgré que cette dernière fasse partie de l’extrême droite américaine, elle se réfère néanmoins explicitement depuis une quinzaine d’années à la « nouvelle droite » française et à Alain de Benoist en y empruntant notamment des concepts comme le « différencialisme » ou l’« ethno-pluralisme ». L’idée prônée est la suivante : même s’il n’y a pas de hiérarchie entre cultures, celles-ci ne doivent pas se mélanger, mais au contraire rester séparées et cloisonnées. Le racisme biologique est ainsi transformé en racisme culturel, comme le montrent Étienne Balibar ou Pierre-André Taguieff. On parle aussi de néoracisme. L’« alt-right » rejette ainsi le conservatisme classique et milite pour le suprémacisme blanc, par ailleurs opposé au féminisme. Les idées d’Oswald Spengler, de Georges Sorel, de Carl Schmitt et de Julius Evola étaient déterminantes lors de la création de la « nouvelle droite » et restent des références centrales aujourd’hui ; l’antimodernisme, l’État organique ou l’antidémocratie comme forme de vie organique sont également des concepts clefs.

La stratégie des idéologues de la « nouvelle droite » consiste ainsi à ne plus rejeter certains concepts tels que l’antiracisme, le féminisme, etc., mais bien de les redéfinir. Ils disent, par exemple, « nous sommes antiracistes, c’est-à-dire que nous sommes contre le racisme biologique, mais que nous revendiquons un racisme culturel. La diversité est l’essence même de l’humanité, mais nous ne pouvons la conserver que si chacun reste dans son propre pays. La société doit rester homogène sans quoi elle sera confrontée à divers problèmes. » Le multiculturalisme, la mondialisation, la migration sont donc perçus comme la cause du déclin d’une nation.
La vraie force idéologique de la « nouvelle droite » au XXIe siècle dérive du fait qu’il s’agit d’un mouvement éclectique encastré digitalement et de plus en plus lié internationalement. Il s’agit d’une métapolitique, mais cette « nouvelle droite » est en même temps orientée vers l’action. Le réseau est polycentrique et transnational, il vise in fine un nouvel ordre mondial ; un ordre de communautés homogènes. La croissance de la « nouvelle droite » est profondément liée à l’arrivée du digital. La digitalisation rend possible des expérimentations à petite échelle. Si elles s’avèrent porteuses, elles sont ensuite généralisées. L’infrastructure digitale facilite une lutte métapolitique avec de nombreux impacts. C’est ainsi que la « nouvelle droite » devient un véritable mouvement aujourd’hui.

Quel est l’impact de ces nouvelles formes d’extrême droite ?

Ce mouvement est désormais européen et mondial. Il est doté d’un grand pouvoir de mobilisation et de ressources financières importantes. Par exemple, aux États-Unis : il y a d’abord eu un impact intellectuel, à partir de 2008 aussi en référence aux penseurs intellectuels français. Dans une seconde phase, il y a eu un mélange entre le travail intellectuel et la culture numérique populaire. On peut citer à titre d’exemple l’importance du mème, originellement humoristique, qui est détourné pour porter des messages plus radicaux. Il s’agit d’un système d’automatisation partielle de la communication politique, permettant de communiquer à une tout autre échelle.

Ce mouvement est désormais européen et mondial. Il est doté d’un grand pouvoir de mobilisation et de ressources financières importantes.

On assiste à un véritable mouvement identitaire. Il existe même un manuel sur la façon de s’organiser et un dictionnaire qui s’intitule « Comment parler en tant qu’activistes ». Ce mouvement propage des idées et un vocabulaire tel que le « génocide blanc », la « surpopulation » comme menace pour les êtres humains, la « dilution »… Ils utilisent de multiples canaux pour diffuser largement leur pensée : t-shirts, slogans, universités d’été, action sur le terrain de 20-30 personnes. Aujourd’hui, la digitalisation leur permet d’atteindre une plus large audience. Ce n’est donc plus un phénomène localisé.

À titre d’exemple, prenons la guerre des mèmes autour de Pepe the frog 3. Pepe devient alors un produit d’exportation. Il est sorti du contexte local et utilisé de manière adaptée et variée ailleurs qu’aux États-Unis. Tout cela n’est possible que parce qu’il existe une infrastructure mondiale. L’innovation intellectuelle idéologique s’est normalisée en 30/40 ans et vous pouvez le constater dans le débat social.

Dans quelle mesure le Vlaams Belang s’inscrit-il dans cette mouvance  de « nieuw rechts » ?

Le Vlaams Belang a changé. Il n’y a plus les grands-messes de Filip Dewinter. Tom Van Grieken, le président du Vlaams Belang, utilise ce nouveau discours de l’extrême droite. Il cite les mêmes sources que la mouvance identitaire avec sa vision ethnique de défense de l’Europe. C’est ça le renouvellement. Il reprend à son compte le discours qui met l’accent sur l’identité ethnoculturelle flamande : « Les nouveaux arrivants sont les bienvenus s’ils s’intègrent. Notre culture est blanche et ne peut pas être supplantée par une autre culture ». Cette dimension identitaire est désormais centrale au sein du Vlaams Belang. Tom Van Grieken vend une version plus radicale, mais essentiellement similaire de ce discours.

Que fait la société civile dans ce contexte ?

Un article d’opinion dans un journal officiel, cela ne fonctionne plus. Il faut assurer une présence et une lutte discursive constante. L’extrême droite y parvient en visant divers groupes et cibles par le biais de différents canaux. La grande force de la gauche est d’avoir des institutions et de mobiliser le pouvoir qu’elles ont. Au niveau politique, regardez l’espoir aux États-Unis, à gauche, suite aux propositions et nouveaux modes d’organisation autour de Bernie Sanders : un mouvement entièrement numérique s’y est construit depuis quatre ans. Il est notamment basé sur une banque de données téléphoniques commerciale. Il y a également des groupes d’action locale qui fonctionnent au niveau supralocal. Des modes d’action traditionnels et modernes sont utilisés conjointement. Comme la pratique numérique, la culture n’a pas besoin d’être à droite. Nous devons prendre ce qui se passe au sérieux et cela doit faire partie du travail. En Belgique, il y a l’exemple de « Hart boven Hard » et de sa parade. Il faut concevoir la réalité comme une constante lutte discursive. Si nous ne le faisons pas, d’autres le feront.

Quelles sont les perspectives ?

Tout d’abord, nous vivons dans un monde qui a 30 à 40 années de politiques néolibérales derrière lui. L’impact de ces politiques sur l’ensemble de notre société ne doit pas être sous-estimé. Deuxième élément important : l’incertitude et la rapidité des changements (par exemple, la pratique généralisée du télétravail en temps de pandémie) conduisent les gens à chercher quelque chose à quoi se raccrocher. Nous vivons dans un domaine médiatique complètement différent de celui d’il y a 20 ans. Nous vivons dans un système de médias hybrides. Les médias classiques ne sont qu’un pion dans un vaste domaine où chacun peut créer un contenu qui a un impact, et ce très rapidement. C’est un fait fondamental. L’éducation a également un rôle important. Nous sommes nombreux à circuler dans le monde numérique. Nous y créons nos identités. Mais 40 à 50 % de la population n’ont pas les outils nécessaires pour y faire face. Il faut fournir des panneaux de signalisation. C’est un non-sens qu’il n’y en ait pas. C’était autrefois le job des journalistes et des scientifiques. Maintenant, beaucoup de citoyen·nes ont les outils pour pouvoir le faire aussi. Vous pouvez en même temps parfaitement vivre dans votre bulle et croire ce qu’il s’y dit. Avec des sources à l’appui. In fine, la question à se poser est : quelle citoyenneté souhaitons-nous, pour aujourd’hui, mais également pour demain ? 

Propos recueillis par Thomas MIESSEN