photo interviewPour les personnes sans-papiers et exilées, la crise sanitaire engendrée par le Covid-19 a renforcé les inégalités sociales. Elles se sont retrouvées encore plus isolées et précarisées qu’à l’ordinaire : sans travail pour subvenir à leurs besoins et sans aucune protection face à la pandémie et ses conséquences. Cette situation les a poussées à sortir dans la rue pour réclamer leurs droits. Chloé Allen (anthropologue) et Rabia (militant sans-papiers) racontent comment le confinement a été vécu par ces hommes et femmes abandonné·es à leur sort et quelles questions cela pose pour le futur.

 Télécharger l'article complet en PDF

 

 

 

 

Comment la crise du Covid a-t-elle été vécue par les personnes sans-papiers et exilées ?

C. A. : La crise a d’abord eu pour conséquences importantes la fermeture des frontières ainsi qu’un déploiement des dispositifs de contrôle policiers rendant l’espace public encore plus dangereux pour les personnes sans-papiers.
La majorité des personnes sans-papiers ou demandeuses d’asile présentes sur mes terrains de recherche en France, en Italie et en Belgique, ont témoigné d’un sentiment d’abandon de la part de l’État. Elles disent avoir été livrées à leur sort. Keita, par exemple, un demandeur d’asile en centre d’accueil, m’a expliqué son inquiétude pendant cette période. Confiné avec plus de 200 autres résident·es, il partageait une petite chambre avec six autres personnes. Les mesures sanitaires étaient impossibles à respecter. Pendant cette période, certaines personnes autour de lui sont tombées malades. Il m’a dit en s’indignant qu’il avait l’impression « d’être enfermé avec la mort ». Cela montrait à ses yeux la place que les sans-papiers ont dans cette société : « une vie qui ne vaut pas grand-chose ».
La crise sanitaire était aussi une crise économique et une crise des droits. Beaucoup ont témoigné avoir lutté contre la peur de la contamination, mais aussi celle de vivre sans aucun revenu et de perdre son logement. À défaut d’être reconnues par le gouvernement, les personnes sans-papiers ont dû survivre à la fois à la pandémie et aux répercussions que celle-ci a eues sur l’économie informelle, essentielle à leur survie. Le témoignage de Maria, travailleuse sans-papiers, est à ce propos très révélateur quand elle me dit : « que ce soit de la maladie ou par manque de moyens, nous sommes en train de mourir ».

R. : Pendant la crise du Covid, l’État n’a rien fait pour nous. Nous avons pu principalement compter sur l’aide des citoyen·nes. En fait, en dehors de la période Covid, les personnes sans-papiers ont pour la plupart une vie « presque » normale hormis le fait qu’elles n’ont aucune sécurité : elles ont parfois une famille, travaillent, payent un loyer et des factures à leurs noms, leurs enfants vont à l’école, etc. Certaines gagnent parfois seulement 20 euros par jour et avec ça elles essayent de s’en sortir. Mais pendant la période du confinement, les personnes sans-papiers ne gagnaient rien du tout. Les propriétaires de leurs logements ont commencé à les menacer d’expulsion. La question du logement est devenue une vraie bombe à retardement. Les inégalités se sont vraiment renforcées. Et malgré ces situations difficiles, personne ne parlait de nous. Lors des conseils de sécurité, tous les secteurs étaient pris en compte, sauf nous. Nous devions alors nous débrouiller, comme si nous n’existions pas. Ça m’a donné la rage. Il a fallu sortir pour donner de la visibilité à notre situation et pour que les médias parlent de nous. 

Dans quelles conditions le confinement s’est-il passé ?

C.A. : Sur le terrain, la situation est très inquiétante. Le manque de prise en compte des réalités de vie a eu un impact dévastateur à la fois sur les personnes en procédure et celles en attente de déposer leur demande d’asile. Les adaptations de fonctionnement de l’Office des Étrangers ont eu des répercussions importantes sur ces dernières pendant le confinement. Les formulaires désormais en ligne, disponibles uniquement en français ou en néerlandais, ont compliqué et allongé les procédures. Ces hommes et femmes devaient attendre parfois jusqu’à neuf semaines avant d’être contactés par l’Office des Étrangers et obtenir un rendez-vous leur donnant accès à une place en centre. À défaut de trouver une solution d’hébergement d’urgence, il·elles se retrouvaient en rue sans revenu, devant faire face à la pandémie et aux contrôles policiers. Un consortium d’associations1 a ensuite cité l’État belge et Fedasil à comparaître devant le tribunal du travail pour les quelques 700 demandeur·ses d’asile abandonné·es à leur sort.

R. : Les situations des sans-papiers sont variables. Certain·es vivent de manière assez isolée, d’autres survivent en squat et mangent des invendus. En période de confinement, il y avait moins de nourriture à récupérer. On a dû trouver des alternatives soit avec des amis, soit avec l’aide des associations. Les conditions de vie ont fort changé pour tous les sans-papiers.

Aujourd’hui, la colère monte de la part des oublié·es et des exclu·es de la citoyenneté.
Il·elles ressentent « le besoin vital d’être reconnu·es et le droit de vivre dignement »

Vous dites que se confiner pour eux passait par la nécessité de se déconfiner. Pouvez-vous expliquer ?

C.A. : Beaucoup de mes interlocuteur·rices de terrain ont témoigné de la nécessité de sortir de l’enfermement, par survie. Certain·es demandeur·ses d’asile longeaient les murs et choisissaient de se cacher dans des zones moins peuplées du centre d’accueil. D’autres, comme Keita, sortaient en journée pour se réfugier dans des bâtiments inoccupés et s’extraire ainsi des conditions sanitaires mortifères de leur centre.
Pour les personnes sans-papiers, privé·es de leur seul revenu, se protéger de la maladie en restant chez elles représentait un risque de manquer d’argent et de nourriture. Le manque de reconnaissance de la part de l’État de leurs réalités les poussait à sortir dans la rue, pour faire valoir leurs droits. « De toute façon, nous sommes déjà en train de mourir », disait Maria. Des manifestations de sans-papiers ont ainsi commencé dès le 20 avril 2020 avec pour slogan « Déconfinons les droits des sans-papiers ». Au-delà d’une demande de protection, il s’agissait aussi d’une revendication du droit d’exister, de vivre et d’obtenir une reconnaissance sociale.

R. : Pendant le Covid, la situation était tellement dure que les gens ont commencé à parler. Toutes ces personnes qui vivent habituellement en silence ont voulu témoigner de ce qui leur arrivait. Ça leur a donné le courage de sortir dans la rue pour revendiquer leurs droits. Ils se disaient « c’est maintenant ou jamais ».

Quelles sont les conséquences de la situation sanitaire ?

C.A. : Il y a une véritable augmentation des inégalités sociales, économiques et sanitaires. Les mesures prises par les États européens ont provoqué de longs retards dans les procédures de demandes d’asile et une augmentation importante du sans-abrisme pour les raisons que Rabia a expliquées. Les dispersions des demandeur·ses d’asile en dehors des centres d’accueil ont provoqué une traçabilité à deux vitesses lorsque les personnes sortaient du système. En parlant du contrôle et du tracing, Farid m’a partagé ce constat : « On nous contrôle pour nos passeports, pour nous renvoyer ou nous empêcher de venir. Mais par contre quand je perds ma place en centre, ils ne me cherchent plus ». Au-delà de la crise sanitaire s’est ajoutée celle du logement, de la reconnaissance et de la représentation qui a creusé le fossé d’injustices déjà présentes dans la société. Aujourd’hui, la colère monte de la part des oublié·es et des exclu·es de la citoyenneté. Il·elles ressentent « le besoin vital d’être reconnu·es et le droit de vivre dignement ».

A-t-on une idée du nombre de personnes sans-papiers qui ont souffert directement de la pandémie ?

C.A. : Il est difficile d’estimer le nombre de personnes affectées par le Covid-19 au sein de la population sans-papiers pour la même raison qu’il est difficile de savoir combien de personnes sans-papiers habitent sur le territoire belge. Ce nombre est aujourd’hui estimé à 125.000 selon le Ciré. En dehors de squats et des mouvements, ce sont des personnes qui sont parfois très isolées face à leurs réalités. Cependant, au vu de la précarité subie et la difficulté d’accès aux soins de santé, il est évident qu’ils et elles étaient particulièrement vulnérables aux contaminations.

Quel accès les personnes sans-papiers ont-elles à la santé ?

R. : C’est très variable. Certain·es sans-papiers ont une carte médicale renouvelable 2 de trois mois, mais ça dépend s’il·elles ont un logement fixe et stable. Moi par exemple, je n’ai jamais eu de carte médicale parce que je n’ai jamais eu de logement fixe, j’ai toujours dû changer de logement. De toute façon, si tu n’avais pas une carte avant le Covid, c’était foutu.

Comment assurer dès lors la protection de ces populations en période d’épidémie ?

R. : Selon les textes légaux, s’il y a une impossibilité du retour [en raison de la fermeture des frontières par exemple], il faut régulariser. C’est ce qu’on appelle des « circonstances exceptionnelles » (article 9 bis de la loi du 15 décembre 1980). L’impossibilité de rentrer chez soi devrait donner accès au droit de séjour. Si ce gouvernement respecte ses propres lois, il devrait nous régulariser pendant cette période. D’autres pays européens l’ont fait. Leurs dirigeant·es ont compris qu’avec une crise sanitaire, l’impossibilité du retour et la difficulté d’avoir accès à des soins de santé, il faut régulariser.

Derrière cette problématique de la non‑protection des personnes en situation illégale, c’est la santé publique elle‑même qui est en jeu...

C.A. : Alors que les gouvernements appellent à une solidarité et un respect strict des mesures sanitaires pour protéger les citoyen·nes les plus vulnérables, toute une partie de la population est exclue des mesures de protection et rend par la même occasion ces premières mesures obsolètes. Pour mes interlocuteur·rices de terrain, particulièrement vulnérables à la contamination, leur situation administrative est le facteur principal dont découlent les autres inégalités qui mènent à celle de l’insécurité sanitaire. Pour que les mesures soient efficaces, il faut que la population entière soit en capacité d’être soignée ou de se confiner sans risque de mourir de faim ou de vivre à la merci de marchands de sommeil. Sans cela les personnes continueront à devoir trouver des moyens de survie au risque de devoir enfreindre ces règles.

R. : Les gens qui se retrouvent confinés sans argent et qui déjà en temps normal travaillent dans des conditions horribles Comment veux-tu qu’ils restent chez eux confinés parfois avec des enfants, sans manger et sous menace d’expulsion de leur propriétaire parce qu’ils ne savent plus payer de loyer ? Si tu ne les protèges pas au niveau de leur santé et au niveau économique, c’est un risque pour l’ensemble de la société.

Quelles recommandations faites-vous sur base de vos analyses ?

C.A. : Je me pose différentes questions : quelle est la responsabilité de l’État belge dans la mise en danger de mort de populations fragilisées faisant face à un impossible confinement ? Comment penser le déconfinement sans la protection administrative, sociale, financière et sanitaire de tou·tes les habitant·es présent·es sur le territoire ? Suite aux informations émergeant de mes acteur·rices de terrain, en suivant et élargissant l’exemple du Portugal qui avait annoncé une protection temporaire de personnes sans-papiers jusqu’au 1er juin 3, en suivant la recommandation de la commune de Forest 4, ne sommes-nous pas obligé·es de régulariser toutes les personnes sans-papiers en Belgique et ailleurs ; ceci en vue d’endiguer la crise sanitaire, de permettre une cohérence des mesures de santé publique. Certain·es interlocuteur·rices de terrain expriment également le souhait d’éclaircir le flou autour des délais de leurs demandes d’asile, leur (ré)admission en centre d’accueil et les conditions sanitaires de leur déconfinement.
Ces observations mènent également à demander aux États d’assumer la responsabilité des fautes commises, des abandons et des conséquences humaines graves du non-accueil des demandeur·ses d’asile et des personnes sans-papiers. Dans ce sens, les acteur·trices de terrain demandent que justice soit faite et que les personnes avec ou sans papiers soient traitées, au même titre que les autres habitant·es européen·nes, en tant que citoyen·nes, pour avoir accès aux droits humains fondamentaux. 

 

 1. https://www.lesoir.be/317804/article/2020-08-07/letat-belge-et-fedasil-cites-comparaitre-pour-repondre-la-situation-des?fbclid=IwAR2y4V-sk_0H3r0INE99U4CuOOKzJfyeZqSkTG67uwD75hGtS1cUa5Qdd7o consulté le 10 aout 2020
2. NDLR. L’aide médicale urgente (AMU) est un droit des sans-papiers. Dans la pratique, il a été démontré qu’il est appliqué à géométrie variable et qu’il est peu compréhensible pour les sans-papiers. Certains CPAS offrent la possibilité d’avoir une carte médicale renouvelable pour faciliter leur accès à la santé mais là aussi les pratiques ne sont pas homogènes. Lorsque les sans-papiers ne bénéficient pas de cette carte médicale, il·elles doivent obtenir une attestation du CPAS pour accéder au médecin. Lors de la crise Covid, la fermeture des CPAS a donc rendu encore plus problématique l’accès à la santé des sans-papiers.
3. https://www.rtl.fr/actu/international/coronavirus-au-portugal-les-sans-papiers-regularises-pour-les-proteger-de-l-epidemie-7800330009
4. https://www.rtbf.be/info/regions/detail_la-commune-de-forest-demande-la-regularisation-des-sans-papiers-face-au-coronavirus?id=10475620

 

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT