chinese flagLes initiatives internationales de la Chine sont multiples et diversifiées : préserver ses intérêts territoriaux et maritimes, assurer son approvisionnement en énergie et matières premières, ou encore investir dans les infrastructures de transport ou de télécommunication à l’étranger. Cette montée en puissance multidimensionnelle de la Chine dans le monde est de plus en plus visible dans les pays en développement. C’est particulièrement le cas en Afrique et en Amérique latine et aux Caraïbes (ALC), où les présences chinoises engendrent autant d’enjeux que de défis.

Télécharger l'article complet en version PDF

En Afrique comme en ALC, la plupart des pays et plus encore des élites sont historiquement insérés dans un jeu triangulaire avec les puissances occidentales et leurs représentants. Ces régions du monde, qui ont souvent vécu la Guerre froide par procuration, se sont également rendues économiquement dépendantes des États-Unis et/ou de l’Europe pour leur développement.

Un contexte propice à l’engagement de la Chine

Depuis la décennie 1990, toutefois, le désintérêt politique, le moindre investissement et la diminution des flux (commerciaux, d’investissements directs à l’étranger, ou encore d’aide au développement) des États les plus riches vers ces pays dits du « Sud » ont facilité l’insertion progressive de la Chine et de ses acteurs dans la diplomatie, l’économie et in fine les territoires africains et latino-américains 1.
En Afrique 2, la montée en puissance de la Chine est postérieure à 1993 et à la dépendance pétrolière chinoise. Dans une décennie où Programmes d’ajustement structurel, réorientation de l’aide européenne – et française – à l’Europe de l’Est, grandes affaires de la Françafrique ou critiques acerbes contre la dévaluation du franc CFA et accusations de néocolonialisme détournent les puissances occidentales du continent, la Chine est perçue comme le moyen de diversifier les partenariats financiers, économiques et politiques. Le premier sommet du Forum de coopération Chine-Afrique organisé en 2000 à Pékin incarne cette « voie asiatique » prise par les capitales africaines.
L’ouverture de l’ALC à la Chine et à d’autres acteurs extrarégionaux (BRICS, Iran, Russie) dans les années 2000 3, politiquement favorisée par l’arrivée au pouvoir des « nouvelles gauches » latino-américaines incarnées par des personnalités comme Hugo Chávez (Venezuela) et Lula da Silva (Brésil), a aussi profité des tensions économiques générées par ce virage politique vis-à-vis de grands groupes américains et européens 4.
Ainsi, les relations extérieures de l’Afrique et de l’ALC se situent désormais dans le cadre d’un nouveau triptyque mêlant également la Chine 5, qui s’est entretemps hissée parmi les principaux partenaires commerciaux, pourvoyeurs d’investissements directs étrangers (IDE) et fournisseurs de prêts financiers d’un nombre croissant de pays africains et latino-américains.

Un discours tiers-mondiste, mais des relations asymétriques

Cette évolution n’est pas tant le fait des acteurs du « Sud » que le résultat d’une politique internationale de la Chine renforcée depuis son accession à l’OMC en 2001 et prioritairement axée sur la satisfaction de ses intérêts nationaux, à savoir l’accès aux ressources naturelles nécessaires à son développement économique, la recherche de nouveaux marchés pour ses produits manufacturés pour exporter ses capacités productives excédentaires, mais également la quête de soutien politique dans les forums régionaux et internationaux, ou encore la lutte pour la reconnaissance diplomatique avec Taïwan.
Pourtant, cette politique déployée en Afrique et en ALC est présentée par Pékin comme étant de la coopération « Sud-Sud », parce que fondée sur un discours promouvant les bénéfices mutuels, la solidarité et surtout la non-ingérence dans les affaires intérieures, conformément à certains principes des Nations unies. En promettant aux pays en développement africains et latino-américains une aide et des investissements sans contrepartie politique, contrairement aux pratiques des donateurs traditionnels, le discours de la Chine résonne favorablement au début des années 2000 puisqu’il s’inscrit dans un contexte d’opposition aux politiques néolibérales du consensus de Washington et d’une vague de convergences Sud-Sud proposant des visions et des modèles de développement différents du système occidental dominant.
Si le discours de la Chine fait en ce sens écho au mouvement des non-alignés, il ne signifie pas pour autant l’apparition d’un « nouveau » modèle de coopération au développement proprement chinois. L’Afrique et l’ALC représentent simplement deux zones du Sud global où Pékin utilise ses leviers économiques pour servir ses intérêts géopolitiques. En d’autres termes, la Chine et ses acteurs 6 y reproduisent, avec les mêmes moyens financiers, politiques et économiques, les rapports inégaux et l’asymétrie Nord-Sud que Pékin dénonce précisément dans son discours de coopération « Sud-Sud ».

Quelles présences chinoises ?

Depuis la fin des années 2000, les présences chinoises en Afrique et en ALC se sont diversifiées 7. D’une manière chronologique, l’État et ses diplomates avant tout. Dans un deuxième temps, les entreprises à capitaux publics de rang étatique, puis provincial. Et enfin, depuis la décennie 2000, des « migrants-investisseurs », des entreprises à capitaux privés et finalement des sociétés par actions à l’image d’Alibaba.
Ces diverses présences sont intimement liées aux modalités d’intervention chinoises qui sont principalement au nombre de quatre : l’aide au développement, les investissements directs à l’étranger (IDE), les contrats remportés par les acteurs économiques privés comme publics, et enfin les échanges commerciaux.

L’aide au développement

Peu quantifiable, car intégrée aux autres modalités d’intervention, l’aide au développement est fortement liée à la promotion des exportations chinoises, à l’accès aux marchés tiers et aux prêts. De ce fait, la Chine mise sur l’utilisation des fonds gouvernementaux comme levier pour faciliter le financement et les investissements de ses secteurs publics et privés dans les pays en développement. Ce faisant, elle cherche à exporter ses capacités productives excédentaires (notamment dans le secteur de l’acier), en encourageant les entreprises chinoises à se positionner sur de grands projets d’infrastructures à l’international (industriels, miniers, énergétiques et de télécommunications) et en liant les financements octroyés pour ces investissements à la signature de contrats avec des entreprises chinoises, dont les opportunités d’investissements domestiques se réduisent.
Cette pratique, connue sous le vocable « package deal », permet à la Chine d’insérer dons et prêts (avec ou sans intérêts) à un projet souhaité par la partie africaine ou latino-américaine, de le financer par une ligne de crédit et de le faire réaliser par une entreprise chinoise 8.

Les investissements directs à l’étranger

Entre 2005 et 2018, les IDE chinois en Afrique (299,27 milliards de dollars) ont été bien plus faibles qu’en ALC (1.605 milliards de dollars) ; un constat qui confirme le peu d’intérêt qu’ont les acteurs économiques chinois à créer des filiales ou racheter des entreprises en Afrique. Les économies de la zone ALC, plus diversifiées et davantage insérées dans les chaines d’approvisionnement américaines, ont ainsi profité des besoins chinois et joui de leurs environnements politiques et économiques plus prompts à accueillir les capitaux chinois.
Cette tendance, renforcée sous l’effet de la crise financière mondiale de 2008-2009, est toutefois en baisse constante depuis quatre ans 9. Dans le contexte du « virage à droite » opéré par bon nombre de gouvernements latino-américains, la rhétorique de la nouvelle géographie commerciale internationale du président Lula a été remplacée par celle de Jair Bolsonaro, qui s’aligne beaucoup plus sur l’administration Trump.

Les contrats remportés par les acteurs chinois

Si les acteurs chinois investissent peu en Afrique, en revanche, ils y gagnent beaucoup de marchés : ce continent représente 32 % de tous les contrats signés entre 1998 et 2018 par la Chine à l’international, contre seulement 7,86 % pour l’ALC. Les besoins africains en infrastructures, incommensurables, expliquent notamment cette forte présence d’entreprises chinoises en Afrique qui incarne en outre un marché « tremplin » permettant de confronter normes, matériaux ou savoir-faire avant d’envisager les marchés occidentaux.

Les échanges commerciaux

Les échanges commerciaux, enfin, sont les modalités d’intervention chinoise les plus visibles et importantes, surtout pour les pays latino-américains. En 2018, par exemple, la Chine a échangé pour 316 milliards de dollars avec l’ALC, contre 210 milliards avec l’Afrique. Dû entre autres facteurs à des carences institutionnelles, le commerce infrarégional africain est d’ailleurs plus faible (131 milliards de dollars en 2017) que celui entre la Chine et l’Afrique (174 milliards de dollars la même année). De même, bien que les échanges commerciaux entre les pays d’ALC (324 milliards de dollars en 2017) demeurent, dans l’absolu, plus importants que ceux avec la Chine (266 milliards de dollars en 2017), l’écart tend à se réduire, en particulier au sein du Marché commun du Sud (Mercosur). Quant au commerce interrégional entre l’Afrique et l’ALC qui s’élevait à 27 milliards de dollars en 2017, il ne représente que 15 % du commerce sino-africain et 10 % du commerce sino-latino-américain la même année. Ainsi, en Afrique comme en ALC, les échanges commerciaux sont inégalitaires puisque la Chine privilégie les exportateurs de matières premières dans ses importations, mais diffuse ses produits manufacturés partout ; ces flux génèrent des « obligés » d’une part, et creusent les déficits comme les dépendances de l’autre.
Ces présences chinoises et ces chiffres ne doivent néanmoins pas faire oublier que les relations sino-africaine et sino-latino-américaine sont encore en construction, et par définition, mouvantes et fragiles. C’est pourquoi la Chine porte une attention particulière à ces régions afin d’y cultiver une image de puissance responsable, non pas uniquement d’un point de vue financier ou culturel, mais également agricole, en termes de télécommunications, et bien entendu, sanitaire (Ebola, Covid-19, etc.).

Les défis pour les pays en développement

Pour la plupart des 87 pays et territoires africains et latino-américains, l’attrait de la Chine est à la fois porteur d’opportunités (à saisir) et de défis (à relever).

Vers une dépendance accrue ?

Exportatrices de matières premières peu transformées et fortement dépendantes des puissances traditionnelles, l’Afrique et l’ALC regroupent de nombreux États attachant historiquement de l’importance aux questions de souveraineté et d’autodétermination que promeut opportunément le partenariat proposé par Pékin. La puissance économique et financière de la Chine leur offre de surcroît une nouvelle marge de manœuvre potentielle. Toutefois, bien que ces deux régions du monde ne doivent pas à la pénétration chinoise l’origine de leur faible transformation structurelle, prélude à la diversification économique et à la production industrielle, la Chine bénéficie, en tant que pays-continent tissant des rapports asymétriques avec une multitude d’États et « jouissant » des logiques du marché, de nombreux avantages structurels qui ont un impact sur ses partenaires économiques et commerciaux. Parmi ceux-ci figurent la concurrence qu’elle génère de facto entre les États africains autant qu’entre les États latino-américains ainsi qu’une tendance à affaiblir les relations économiques et commerciales intrarégionales.
Dans ce cadre, les présences chinoises tendent schématiquement vers un modèle excluant, énergivore et polluant, avec des prêts prioritairement – mais non pas exclusivement – dirigés vers ces domaines et les infrastructures. Face à la croissance des industries extractives qui résulte de la forte demande de la Chine pour une poignée de produits de base, le principal enjeu pour les pays africains et plus encore latino-américains est d’éviter une désindustrialisation et surtout une reprimarisation des économies. Celles-ci sont non seulement prévisibles, mais déjà à l’œuvre ; les risques associés à ces phénomènes étant la perte d’emplois bien rémunérés dans le secteur manufacturier et l’érosion des droits des travailleur·euse·s et des conditions de travail.
À plus court terme, les rapports asymétriques provoquent l’augmentation préoccupante des dettes extérieures, une certaine incapacité à entretenir les matériels et infrastructures, mais aussi peuvent impacter la capacité des États africains et latino-américains à faire respecter les normes existantes, à imposer des cahiers des charges exhaustifs et/ou précis, etc 10.

Un risque pour l’autonomie politique ?

Ces risques renvoient de surcroît aux relations politiques : si l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping s’accompagne de rapports de moins en moins stato-centrés, plus ouverts et moins linéaires, plus complexes aussi, elle ne semble en aucun cas rompre avec la diplomatie de « club » des décennies précédentes et peut également impacter la démocratisation de certains régimes.
La capacité financière de la Chine est en train de devenir un puissant outil coercitif dans les affaires mondiales, en particulier dans le cas de relations asymétriques : les pays africains et latino-américains, qui ont besoin de sa manne financière pour assurer leur développement, sont invités à soutenir les intérêts chinois, voire à adopter les pratiques chinoises. Ce type de conditionnalité indirecte peut manipuler les calculs coûts-avantages des décideurs en créant des incitations, positives et négatives 11.
De cette façon, la Chine utilise son importante influence économique pour modifier l’agenda politique de certains dirigeants et gouvernements, d’autant que les États africains et latino-américains n’ont pas encore été en mesure d’élaborer de stratégie pour faire face à l’approche affirmative de la Chine dans ces deux régions du monde. #

Sophie Wintgens, Chargée de recherche sur le commerce international au CNCD-11.11.11 et Maître de conférences à l’Université libre de Bruxelles  

Xavier Aurégan, Maître de conférences à l’Université catholique de Lille

1. De surcroît, là où une diaspora chinoise était déjà historiquement présente, tel qu’au Pérou, au Brésil, au Panama ou en
Afrique du Sud.
2. X. AURÉGAN, « Temps et non-temps des relations sino-africaines », Géoéconomie, n° 81, 2016, pp. 177-195.
3. S. WINTGENS, « La coopération Sud-Sud : le cas de la Chine en Afrique et en Amérique latine »,
in Arnaud Zacharie (dir.), La nouvelle géographie du développement, Bruxelles, Éditions Le Bord de l’Eau/La Muette, 2016, pp. 157-173.
4. C’est le cas de la nationalisation par l’Argentine de Cristina Kirchner du groupe pétrolier IPF, filiale de l’espagnol Repsol, qui a fortement déplu à Madrid.
5. S. WINTGENS et X. AUREGAN (dir), Les dynamiques de la Chine en Afrique et Amérique latine : enjeux, défis et perspectives, Louvain-la-Neuve, Éditions Academia, coll. « Science politique », 2019, 326 pages.
6. Les entreprises à capitaux
publics chinoises principalement
(et à l’origine).
7. Cette atomisation des acteurs chinois est fortement corrélée à l’évolution de la Chine elle-même, ayant incité ces mêmes acteurs à « sortir » du territoire après la dépendance pétrolière de 1993.
8. Au Panama, par exemple, la Chine s’est engagée fin 2018 à fournir une aide non remboursable pour la réalisation de divers projets conformes au Plan national de coopération Panama Coopera 2030. À l’été 2017, la China Harbour Engineering Company (CHEC) avait déjà remporté un contrat de 165,7 millions US$ de la Panama maritime Authority pour concevoir, développer et construire le terminal de croisière d’Amador. C’est également un consortium chinois, formé par la China Construction Communication Company et la China Harbor Engineering Company, qui a remporté en juin 2018, l’appel d’offres lancé par le gouvernement panaméen pour la construction d’un quatrième pont sur le canal de Panama. Voir
Th. KELLNER et S. WINTGENS, « La Chine au Nicaragua et au Panama : une nouvelle branche des routes de la soie en Amérique centrale ? », Les Rapports du GRIP, 2019/4, 48 pages.
9. M. MYERS et K.GALLAGHER, « Scaling Back : Chinese Development Finance in LAC, 2019 », China-Latin-America Report, Inter-American Dialogue and Boston University, mars 2020 : https://www.bu.edu/gdp/files/2020/03/Chinese-Finance-to-LAC-2019.pdf.

10. Ainsi en Bolivie, le rêve du gouvernement Morales de faire partie du projet de corridor routier et ferroviaire bi-océanique allant du Pérou au Brésil l’a conduit à plus que doubler la dette nationale pour soutenir des projets d’infrastructures nationaux, tout en utilisant la Chine comme principal entrepreneur et financier.
Voir  S. WINTGENS et Th. KELLNER, « China, Latin America, and human rights : A worrying equation ? », in Karin van der Schaaf, David Ismangil et Stijn Deklerck (dir.), Shifting Power and Human Rights Diplomacy – China, The Hague, Amnesty International Netherlands, 2020, pp. 1-83.
11. En Argentine, par exemple, le resserrement des relations bilatérales au cours de la dernière décennie a conduit à une augmentation des investissements chinois dans les principaux travaux d’énergie et de transport, mais ce pays a autorisé en retour l’attribution de travaux publics sans appel d’offres préalable et a ouvert la porte aux travailleur·euse·s chinois·es, contre l’avis de l’Union industrielle argentine.

© BXGD