photoouverturedossiergabril civita ramirezLa mondialisation néolibérale et les crises qu’elle a engendrées conduisent, comme dans l’entre-deux-guerres, à un contre-mouvement d’autoprotection des classes moyennes et populaires se traduisant notamment par un repli identitaire. Les « perdant·es de la mondialisation » en proie à l’insécurité économique et culturelle se détournent des partis politiques traditionnels et se laissent de plus en plus séduire par le discours national-populiste. Pourtant, le contre-mouvement contemporain intègre des alternatives progressistes, dont le projet de Green New Deal pour une société ouverte, juste et durable. La capacité des forces en présence à se coaliser déterminera le modèle de société qui émergera de la « nouvelle grande transformation » actuelle.

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Dans une œuvre majeure d’économie politique publiée en 1944, Karl Polanyi a démontré comment l’instauration à la fin du XIXe siècle d’une société fondée sur le marché autorégulateur a débouché sur la « Grande Transformation » 1 de l’entre-deux-guerres, qui a pris la forme, dans le contexte de la Grande Dépression des années 1930, d’un contre-mouvement d’autoprotection des sociétés favorisant l’émergence de nouvelles forces politiques très différentes – le socialisme, le fascisme et le New Deal social-démocrate –, dont le point commun était toutefois qu’elles visaient, chacune à leur manière, à répondre à la demande sociale de restauration d’un État protecteur contre les dérives du marché autorégulateur.
Après la Deuxième Guerre mondiale, l’encadrement du marché par un État social et régulateur a permis de garantir durant les Trente Glorieuses une prospérité partagée et une stabilité politique. Mais la « révolution conservatrice » des années 1980 a engendré une nouvelle tentative de fonder la société sur le marché autorégulateur. Il en a résulté la mondialisation néolibérale, dont les dérives et la crise en 2008 ont provoqué ce que j’ai appelé dans mon dernier ouvrage une « nouvelle grande transformation » 2, c’est-à-dire un contre-mouvement d’autoprotection similaire à celui de la Grande Transformation analysée par Polanyi. Aujourd’hui comme hier, les classes moyennes et populaires dont les perspectives s’assombrissent cherchent dans la restauration d’un État protecteur la réponse aux dérives de la société de marché mondialisée.
Si la réaction identitaire du national-populisme représente à ce stade la force dominante du contre-mouvement contemporain, des forces progressistes revendiquent également un Green New Deal susceptible de répondre aux demandes sociales, environnementales et démocratiques des sociétés précarisées par les dérives de la mondialisation néolibérale. Des alternatives existent pour garantir une prospérité soutenable et partagée dans une société ouverte. La manière dont elles trouveront ou non les débouchés politiques suffisants déterminera la direction que prendra la « nouvelle grande transformation » en cours : la transition écologique et sociale ou le repli national-populiste.

Le repli national-populiste

Le discours national-populiste a remporté ces dernières années un succès croissant qui fait vaciller les démocraties libérales et le système multilatéral. Aux États-Unis, le national-populisme s’est installé à la Maison-Blanche à la suite de l’élection de Donald Trump, qui bouleverse les relations internationales et remet en cause l’ordre international instauré par les États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale. En Europe, le phénomène est généralisé : le national-populisme remet radicalement en cause les systèmes politiques traditionnels en Europe de l’Ouest (avec le Brexit, le Rassemblement national en France, le Vlaams Belang et la N-VA en Belgique, l’AfD en Allemagne, le FPÖ en Autriche ou le Forum pour la démocratie et le PVV aux Pays-Bas), en Europe du Sud (avec la Lega en Italie, Vox en Espagne ou Aube dorée en Grèce), en Europe de l’Est (avec le Fidesz en Hongrie ou le PiS en Pologne) et en Scandinavie (avec les Démocrates suédois, les Vrais Finlandais ou le Parti du peuple danois). Dans les pays émergents, il est au pouvoir en Inde, au Brésil, en Russie ou aux Philippines. Le repli national-populiste ne concerne pas seulement les démocraties occidentales. Il représente un phénomène planétaire.
Le national-populisme regroupe des partis politiques dont les filiations historiques et le degré de radicalité diffèrent, mais dont les programmes politiques convergent sur plusieurs points fondamentaux. Le discours national-populiste est porté par un·e leader charismatique et oppose les intérêts du « peuple » non seulement aux « élites », mais aussi aux minorités (les immigré·es, les pauvres et plus généralement les « assisté·es », voire pour certains partis les droits des homosexuel·les et des femmes) ; il s’oppose au « mondialisme », à la « société ouverte » et au multiculturalisme à travers un double repli souverainiste et identitaire ; il remet en cause l’universalité des droits humains et les fondements de la démocratie libérale, en cherchant à affaiblir les contre-pouvoirs et les corps intermédiaires (juges, journalistes, syndicats, ONG) accusés de défendre les droits des minorités contre les intérêts du « peuple » ; il est climato-sceptique ou à tout le moins « éco-réaliste », voire « éco-identitaire » ; enfin, il ne remet pas fondamentalement en cause les lois du marché et retraduit les enjeux économiques en enjeux culturels pour cibler des boucs émissaires plutôt que le caractère inégalitaire et insoutenable du système économique actuel.

Le repli national-populiste ne concerne pas seulement les démocraties occidentales. Il représente un phénomène planétaire.

Le repli national-populiste surgit dans le contexte plus large de la montée des partis antisystème et du déclin des partis traditionnels. Dans la foulée de la crise financière de 2008, on a ainsi vu apparaître une multitude de mouvements sociaux contestant le système économique et politique. Certains sont conservateurs (comme le Tea Party aux États-Unis, Génération Identitaire en France, PEGIDA en Allemagne ou Schild & Vrienden en Flandre), mais d’autres sont progressistes (comme les Indignados en Espagne, les Aganaktismenoi en Grèce, les mouvements Occupy Wall Street et Sunrise aux États-Unis ou le mouvement des Marches pour le climat) et d’autres encore « transversaux » (comme les Gilets Jaunes en France). L’irruption de ces mouvements a favorisé la montée du national-populisme, mais aussi des partis écologistes et du « populisme de gauche » théorisé par Chantal Mouffe 3 (Podemos, Syriza, La France insoumise, PTB). Il en a découlé un déclin des partis traditionnels et un affaiblissement des systèmes partisans qui structuraient depuis des décennies la vie politique des démocraties libérales.

Le déclin des partis traditionnels

Après la Deuxième Guerre mondiale, la reconstruction des démocraties occidentales avait débouché sur un système partisan stable au cours des Trente Glorieuses. À une époque où l’État providence garantissait la répartition des richesses et la sécurité sociale, les partis traditionnels et la démocratie libérale bénéficiaient d’une forte légitimité. Ce système reposa sur des « clubs de partis de gouvernement », prenant généralement la forme d’une alternance entre un grand parti socialiste ou social-démocrate à gauche et un grand parti chrétien-démocrate ou libéral-conservateur à droite. Les familles politiques sociales-démocrates et chrétiennes-démocrates dominèrent ainsi la scène politique européenne grâce à des résultats électoraux très stables – environ 30 % des voix en moyenne pour les partis sociaux-démocrates et 20 % pour les partis chrétiens-démocrates dans les quinze démocraties européennes les plus anciennes 4.
Si ces « clubs partisans » restèrent stables jusqu’à la crise de 2008, les partis traditionnels enregistrèrent toutefois un premier déclin suite au tournant néolibéral des années 1980 (auquel s’est ajoutée à la fin de la Guerre froide la quasi-disparition des partis communistes). Deux nouvelles forces politiques profitèrent de ce déclin des partis traditionnels : les écologistes et la droite radicale. Ces nouveaux partis ne réussirent toutefois pas à récolter suffisamment de voix pour perturber la stabilité du système des clubs de partis gouvernementaux – la plupart ne parvenant pas à participer durablement à des coalitions gouvernementales.
Les choses changèrent brusquement après la crise de 2008. Dans les quinze démocraties les plus anciennes d’Europe de l’Ouest, les partis sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates ont vu leur déclin s’accélérer, tandis que les partis libéraux-conservateurs, qui s’étaient maintenus jusqu’à la crise de 2008, ont à leur tour lourdement chuté. Le nombre de partis traditionnels à plus de 30 % en Europe de l’Ouest a été divisé par deux entre 2001-2010 et 2011-2017, passant de douze à six  5. Alors qu’il existait simultanément un parti de gauche et un parti de droite à plus de 20 % dans treize des quinze pays d’Europe de l’Ouest en 2001-2010, il n’y avait plus que huit pays sur quinze qui étaient dans ce cas en 2011-2017 6. Plusieurs partis sociaux-démocrates sont passés sous les 10 % aux élections législatives, comme en Grèce (2015), aux Pays-Bas (2017) ou en France (2017), tandis que les partis chrétiens-démocrates ne dominent plus la scène politique qu’en Allemagne et en Autriche. Illustration de l’accélération du déclin des partis traditionnels en Europe, les deux principaux groupes du Parlement européen (PPE et S&D) n’ont, pour la première fois depuis l’instauration du scrutin européen, pas obtenu la majorité absolue suite aux élections européennes de mai 2019.
La volatilité électorale, le déclin des partis traditionnels, la montée du national-populisme et plus largement des partis antisystème entraînent une fragmentation croissante des parlements qui rend de plus en plus complexe la formation des gouvernements – et a fortiori la mise en œuvre de politiques suffisamment cohérentes et ambitieuses susceptibles de réduire la fracture entre gouvernants et gouvernés. Ce cercle pervers a pour effet d’exacerber la double crise d’efficacité et de légitimité qui ébranle les démocraties occidentales.
La crise mondiale a amplifié le ressentiment des « perdant·es de la mondialisation », qui considèrent que les partis traditionnels ne défendent plus leurs intérêts et exigent de leurs représentant·es qu’ils·elles répondent à leur insécurité économique et culturelle. Le récit d’un système équilibré soudainement saboté par une réaction populiste irrationnelle est un piège. Le repli national-populiste est le rejeton d’un système instable, inégalitaire et insoutenable. L’insécurité économique et culturelle croissante des classes moyennes occidentales incite une part grandissante des électeur·rices des partis traditionnels à se laisser séduire par le discours national-populiste, qui prétend défendre les intérêts du peuple en prônant une société fermée censée protéger les citoyen·nes contre les dérives de la mondialisation.

L’insécurité économique

La littérature scientifique démontre que le national-populisme tire son succès de l’insécurité économique engendrée par la crise financière, l’austérité, la désindustrialisation, les inégalités et plus largement les dérives de la mondialisation néolibérale. La révolution néolibérale des années 1980 a débouché dans les pays industrialisés sur des profits élevés, mais aussi sur l’instabilité financière, la compression des salaires, la hausse des inégalités et la réduction de la sécurité d’emploi. Lorsque durant les Trente Glorieuses d’après-guerre, les profits élevés allaient de pair avec la sécurité sociale, le plein-emploi et la hausse des salaires grâce à l’encadrement du marché par l’État providence, ils étaient unanimement acceptés. Mais ce n’est plus le cas depuis qu’ils riment avec crises financières, désindustrialisation, chômage, inégalités et insécurité sociale.
Il est ainsi démontré que les crises financières nourrissent le repli nationaliste et xénophobe. Deux études expliquent la poussée nationaliste et le rejet de l’immigration en Europe de l’Ouest par l’insécurité économique engendrée par le choc de la mondialisation et de la crise financière dans la zone euro 7. Une autre étude démontre que les crises financières débouchent sur une polarisation politique qui entraîne le déclin des partis traditionnels, la montée des extrêmes, la fragmentation de la composition des parlements et l’affaiblissement des gouvernements 8. Ces conclusions confirment celles d’une étude couvrant plus de 800 élections et une centaine de crises financières depuis 1870 dans vingt pays développés 9 : le vote en faveur des partis d’extrême droite augmente en moyenne d’un tiers durant les cinq années faisant suite à une crise financière.
Les crises financières débouchent par ailleurs sur des politiques d’austérité qui exacerbent la contestation sociale et les réactions politiques. Une étude analysant l’impact des politiques d’austérité en Europe entre 1919 et 2010 démontre une corrélation entre l’austérité budgétaire et l’instabilité sociale et politique 10. Des coupes budgétaires de plus de 2 % du PIB entraînent une accélération de l’instabilité dans toutes ces dimensions. On ne constate par contre pas le même effet pour les hausses d’impôts. Or les politiques d’austérité instaurées en Europe à partir de 2010 ont eu des effets contre-productifs qui ont aggravé le mal qu’elles étaient censées combattre 11. L’impact de l’austérité au Royaume-Uni a notamment joué un rôle décisif en faveur du Brexit 12.
Aux dérives de la mondialisation financière et de l’austérité s’ajoutent celles de la mondialisation commerciale. Une étude analysant l’impact de cette dernière sur l’évolution des résultats électoraux dans quinze pays d’Europe de l’Ouest entre 1988 et 2007 conclut que la concurrence des importations à bas prix favorise le vote en faveur des partis nationalistes et d’extrême droite 13. Le vote pour le Brexit en 2016 a enregistré la part la plus importante des suffrages dans les régions les plus exposées à la concurrence des importations industrielles en provenance des pays à bas salaires 14, dans les zones où le taux de chômage était le plus élevé et où les niveaux de revenu et d’éducation étaient les plus faibles 15. La même corrélation a été constatée aux États-Unis entre le vote en faveur de Donald Trump et l’exposition des régions désindustrialisées à la mondialisation commerciale et à la concurrence des importations en provenance de Chine 16.
Plus généralement, la montée du national-populisme n’est pas seulement le résultat des inégalités interpersonnelles, mais aussi de la « divergence séculaire » 17 entre les régions, secteurs et communautés des différents pays. La mondialisation, la finance et les progrès technologiques ont favorisé la concentration des investissements et des emplois qualifiés dans des régions métropolitaines et certains secteurs économiques, au détriment des autres régions et secteurs de plus en plus marginalisés. Cette divergence séculaire entraîne une double dynamique sociale qui nourrit le nationalisme non seulement dans les régions marginalisées, où la population craint un inexorable déclin de ses conditions de vie, mais aussi dans les régions les plus riches, où la population tend à vouloir protéger sa prospérité dans un monde instable. C’est ce qui explique que l’adhésion croissante au repli national-populiste ne s’est pas seulement vérifiée parmi les perdant·es de la mondialisation, mais aussi parmi ses gagnant·es – qu’ils·elles soient Flamand·es, Catalan·es ou Bavarois·es.

L’insécurité culturelle

Bien qu’il prétende répondre à la demande de protection des perdant·es de la mondialisation, le discours national-populiste ne remet pas fondamentalement en cause l’agenda néolibéral de la financiarisation. Il préfère agiter le spectre de l’islamisation qui menacerait la civilisation chrétienne occidentale, selon la théorie fumeuse du « grand remplacement » qui découlerait de l’immigration originaire du monde arabo-musulman. Bien que les migrations n’aient augmenté que modérément au cours des trois dernières décennies et que leur impact sur les économies d’accueil ait été positif, le terrorisme djihadiste et les demandeur·euses d’asile fuyant les conflits au Moyen-Orient ont été exploité·es par le discours national-populiste, qui a multiplié les amalgames entre immigration, islam et islamisme. Ce discours a remporté un succès croissant dans des sociétés occidentales fragilisées par la crise économique et qui avaient été habituées à être dominées pendant des décennies par un seul groupe ethnique – les chrétiens blancs. Résultat : l’Eurobaromètre d’avril 2018 révélait que les Européen·nes pensaient qu’il y avait en moyenne 3,4 fois plus d’immigré·es dans leur pays qu’en réalité. Bien que les près de quatre millions de migrant·es ayant demandé l’asile en Europe durant la période 2015-2018 n’aient représenté que 0,77 % de la population européenne, leur arrivée a néanmoins plongé l’Union européenne dans une profonde crise politique 18.
C’est toutefois paradoxalement dans les régions où il y a peu d’immigré·es que l’insécurité culturelle des citoyen·nes est la plus forte. Comme le souligne une étude réalisée pour la Commission européenne sur la « géographie du mécontentement » 19 qui motive le vote eurosceptique, les zones où ce vote est le plus élevé ne sont pas les zones d’immigration : les régions ayant enregistré des flux récents d’immigration sont au contraire moins enclines à opter pour le vote eurosceptique. Ce ne sont pas non plus les régions les plus pauvres qui concentrent le mécontentement, mais les régions en déclin économique et industriel qui ont connu un important développement industriel par le passé, mais où les opportunités d’emplois et le niveau d’éducation sont désormais faibles.
La polarisation géographique provoquée par la mondialisation n’est pas seulement économique, mais aussi culturelle, du fait que l’urbanisation croissante a divisé les sociétés, avec d’un côté des centres urbains denses et multiculturels, où dominent les valeurs culturelles libérales, et de l’autre des zones rurales et des petites villes plus uniformes culturellement, où domine le conservatisme social et culturel 20. Or c’est dans ces dernières que le discours national-populiste a enregistré le plus grand succès : la réaction de rejet de l’immigration est la plus forte chez les citoyen·nes faiblement éduqué·es qui vivent dans les petites villes où on trouve peu d’immigré·es, tandis que les personnes plus éduquées qui vivent dans les métropoles plus multiculturelles sont les moins enclines à se laisser séduire par le discours national-populiste 21.

L’alternative du Green New Deal

Une part croissante des classes moyennes et populaires des démocraties occidentales craignent de perdre à la fois leur niveau de vie économique et leur mode de vie culturelle. Il en résulte une demande de protection contre l’insécurité économique et culturelle à laquelle le national-populisme prétend pouvoir répondre. Partout, les clivages se polarisent entre société ouverte ou fermée, avec le risque de présenter la société ouverte comme l’option des tenants du statu quo et le repli national-populiste comme le choix du changement. Le choix ne se limite heureusement pas à une société ouverte ou fermée, qui serait dans les deux cas inégalitaire et insoutenable. Des alternatives existent pour promouvoir une société qui serait non seulement ouverte, mais aussi juste et durable.
Parmi la diversité des réactions aux dérives de la mondialisation néolibérale émergent des mouvements sociaux et politiques revendiquant l’instauration d’un Green New Deal, c’est-à-dire une transition écologique et sociale garantissant une prospérité soutenable et partagée. En Europe, la nouvelle Commission européenne a présenté en décembre 2019 un projet de Green Deal. Ce « pacte vert pour l’Europe » vise la neutralité carbone en 2050. Dans ce but, la Commission ambitionne notamment de décarboner le secteur de l’énergie, de rénover les bâtiments, de développer la mobilité durable et d’aider les entreprises européennes à innover afin de devenir des leaders mondiaux de l’économie verte et des technologies propres. Le projet de Green Deal semble à la hauteur des enjeux de la transition écologique. Bien qu’il soit doté d’un « mécanisme pour la transition juste », le Green Deal européen est toutefois moins encastré dans les enjeux sociaux que le projet américain qui vise la neutralité carbone via un vaste programme d’investissements, mais aussi la réduction des inégalités et la création d’emplois de qualité.

Ce " pacte vert pour l’Europe " vise la neutralité carbone en 2050.

Sa concrétisation nécessite en outre de mobiliser les financements nécessaires. La Commission, qui estime qu’il faudra des investissements de 260 milliards d’euros annuels pour aboutir à la neutralité carbone en 2050, ambitionne de soutenir un plan d’investissement de 1.000 milliards d’euros au cours de la prochaine décennie. Or la Cour des comptes européenne évalue à 1.115 milliards d’euros annuels les investissements nécessaires pour réduire les émissions de 40 % en 2030 par rapport à 1990 22. Un rehaussement de l’objectif de réduction à 50-55 %, comme le propose le Green Deal, implique des montants encore plus élevés. On est donc loin du compte, d’autant que le plan d’investissement proposé par la Commission repose sur des hypothèses qui semblent excessivement optimistes : la Commission espère mobiliser 279 milliards d’euros sur la période 2021-2027 via une garantie de onze milliards d’euros apportée par
InvestEU. Autrement dit, 1 euro de garantie est censé générer 25 euros d’investissements privés. Non seulement un tel effet de levier semble illusoire, mais certains secteurs comme les transports en commun, l’isolation des bâtiments ou les batteries électriques ne sont pas suffisamment attractifs pour le secteur privé et nécessitent dès lors des investissements publics 23.
D’autres sources de financement devraient être mobilisées. Le projet de « Real Green Deal » 24 propose que la Banque européenne d’investissement soit transformée en Banque du climat et finance chaque année 300 milliards d’euros de prêts à taux zéro. Il propose aussi que les subsides et les investissements destinés aux énergies fossiles soient supprimés et réorientés vers les énergies renouvelables. Il prône enfin l’instauration d’un impôt européen sur les bénéfices des sociétés et d’une taxe sur le transport aérien – qui permettraient de mobiliser respectivement 100 et 27 milliards d’euros par an. A contrario, sans financements nécessaires ni volonté politique des États membres de le concrétiser, le projet de Green Deal pourrait déboucher sur une opération de « greenwashing » qui exacerberait le désenchantement démocratique 25.
Selon le politologue français Pierre Martin 26, la crise de la mondialisation néolibérale a engendré un nouveau système partisan qui oppose trois pôles idéologiques autour d’un double clivage économique (qui oppose le néolibéralisme à sa contestation altermondialiste) et culturel (qui oppose le cosmopolitisme à sa contestation identitaire). Il en résulte un pôle « libéral-mondialisateur » (cosmopolite sur le plan culturel et néolibéral sur le plan économique) qui vise à préserver le statu quo, contesté sur sa droite par le pôle « conservateur-identitaire » et sur sa gauche par le pôle « démocrate-écosocialiste ».
Autrement dit, l’agenda de la mondialisation néolibérale est contesté par l’agenda du national-populisme et celui du Green New Deal. La manière dont les forces politiques des différents pôles idéologiques réussiront ou non à dépasser leurs contradictions pour former un nouveau « bloc historique » majoritaire déterminera le modèle de société qui découlera de la « nouvelle grande transformation » qui se déroule sous nos yeux. #

Arnaud Zacharie, Secrétaire général du CNCD-11.11.11 et maître de conférences à l’ULB et à l’ULiège

© Gabril Civita Ramirez

1. K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Éditions Gallimard, 1983.
2. A. Zacharie, Mondialisation et national-populisme : la nouvelle grande transformation,  Éditions Le Bord de l’Eau/La Muette, 2019.
3. C. Mouffe, Pour un populisme de gauche, Albin Michel, 2018.
4. P. Martin, Crise mondiale et systèmes partisans, Presses de Science Po, 2018, pp. 25-26.
5. Ibid., p. 197.
6. Ibid., p. 200.
7. L. Guiso, H. Herrera, M. Morelli et T. Sonno, « The populism backlash : An economically driven backlash », VOX, 18 mai 2018 ; Y. Algan, S. Guriev, E. Papaioannou et E. Passari, « The European Trust Crisis and the Rise of Populism », BPFA Conference Drafts, 7-8, 2017.
8. A. Milan, A. Sufi et F. Trebbi, « Political Constraints in the aftermath of financial crisis », VOX, 21 février 2012.
9. M. Funke, M. Schularick et C. Trebesch, « Going to extremes : Politics after financial crisis, 1870-2014 », CEPR Discussion Paper N°10884, 2015.
10. J. Ponticelli et H.-J. Voth, « Austerity and Anarchy : Budget Cuts and Social Unrest in Europe, 1919-2010 », CEPR Discussion Paper, n° 8513, 2011.
11. C. House, C. Proebsting et L. Tesar, « Austerity in the aftermath of the Great Recession », VOX, 11 avril 2017.
12. T. Feltzer, « Did Austerity Cause Brexit ? », Working Paper, University of Warwick, 2018.
13. I. Colantone et P. Stanig, « The Trade Origins of Economic Nationalism : Import Competition and Voting Behavior in Western Europe », American Journal of Political Science, 2018.
14. I. Colantone, et P. Stanig, « Global Competition and Brexit », American Political Science Review, vol. 112, n° 2, 2017.
15. S. O. Becker, T. Fetzer et D. Novy, « Who voted for Brexit? A comprehensive district-level analysis », Economic Policy, vol. 32, n° 92, 2017.
16. D. H. Autor, D. Dorn, G. H. Hanson et K. Majlesi, « Importing Political Polarization? The Electoral Consequences of Rising Trade Exposure », NBER Working Paper N° 22637, décembre 2017.
17. C. Bastasin, « Secular divergence : Explaining nationalism in Europe », Democracy & Disorder, Brookings, mai 2019.
18. J.-M. Bos, « La honte de l’Europe », DW, 24 mai 2019.
19. L. Dijkstra, H. Poelman et A. Rodriguez-Pose, « The geography of EU discontent », Working Paper, décembre 2018.
20. W. Wilkinson, « The Density Divide : Urbanization, Polarization, and Populist Backlash », Niskanen Center Research Paper, juin 2018.
21. S. Moriconi, G. Peri et R. Turati, « Quel est l’impact de l’immigration sur la montée nationaliste en Europe ? », The Conversation, 2019.
22. European Court of Audition, « EU action on energy and climate change », 2017, p. 58.
23. P. Artus, « Les questions posées par la transition énergétique en Europe », Flash Economie, Natixis, 2 janvier 2020.
24. https://realgreendeal.eu/
25. A. Zacharie, « Green Deal ou greenwashing ? », Imagine Demain Le Monde, mars-avril 2020.
26. P. Martin, op. cit., p. 256.