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Selon les derniers sondages, le Vlaams Belang devient en Flandre le premier parti avec 28 % d’intentions de vote suivi de la N-VA avec 21 %. La montée des partis nationalistes flamands contraste avec la situation en Wallonie où l’extrême droite n’a jamais réussi à s’infiltrer dans le paysage politique. Mais comment comprendre ce qui se passe au nord du pays ? Et surtout comment soutenir la Flandre qui résiste aux projets de la droite nationaliste et qui, quoi qu’on en pense au sud du pays, n’est pas inexistante ?

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Comment expliquer cette progression continue de l’extrême droite en Flandre ?

Pour bien la comprendre, nous devons réaliser que la droite conservatrice en Flandre a une longue histoire et qu’elle est d’une autre nature que la droite en Wallonie. En 1946, le CVP-PSC, parti unitaire, faisait 42,5 % des voix en Belgique, dont 57 % en Flandre. En 1961, ce parti obtenait encore 55 % des voix en Flandre. C’est dans ce grand vivier que la droite nationaliste s’est développée. Une certaine vision organique de la société, comme une grande famille, avec une solidarité interclassiste, orientée vers l’entreprise et la famille, telle est toujours l’hégémonie en Flandre.

Vous vous référez à la démocratie-chrétienne ?

Oui. Il s’agit d’une histoire d’un siècle. Avec des racines profondes dans le parti catholique d’avant-guerre. Le mouvement flamand est une réaction au projet d’État-nation francophone de la Belgique. Mais il s’est marié à un autre courant important en Flandre : le courant conservateur antilibéral de l’Église et de la ruralité au nord du pays. C’est cette connivence qui explique comment le mouvement Activiste d’après la Première Guerre mondiale a donné naissance aux mouvements de l’Ordre nouveau 1 et a mené à la collaboration avec l’occupant nazi dans laquelle l’Église a joué un rôle important. Fondamentalement, toute cette mouvance baigne dans une même idéologie anti-moderniste, avec une vision hiérarchique et paternaliste de la société 2.

Mais cette situation a changé après la guerre ?

Bien sûr. Après la guerre, les nouvelles industries se sont installées au Nord. Les investissements allemands ou américains aidés par les lois d’expansion cherchaient une classe ouvrière moins organisée et moins chère. Mais le CVP-Staat – l’État-CVP – accompagnait cette industrialisation avec un aménagement du territoire très spécifique. Des parcs industriels étaient placés au milieu de nulle part. Pas dans les villes, de peur de renforcer les quartiers et donc le mouvement ouvrier. Et sans équipements, services ou logements. Les gens étaient amenés à rester dans leurs petites villes, dans les villages, près du clocher. Ainsi, la nouvelle classe ouvrière restait éparpillée et séparée des lieux de travail.

Cela explique cette dominance de la droite ?

Cela explique le maintien d’une mentalité anti-urbaine, antimoderniste, suburbaine, très ethno centrée. Un grand vivier dans lequel la droite peut pêcher. Mais l’émergence de l’extrême droite a d’autres explications. C’est là que nous devons prendre en compte deux éléments additionnels. D’abord, la collaboration et la manière avec laquelle le mouvement flamand a réussi à se présenter comme victime de la répression à la libération. La Volksunie s’est construite en bonne partie sur le mouvement pour l’amnistie. Autour circulaient des tas de groupuscules fascisants 3. Cette histoire de la collaboration avec les nazis reste insuffisamment digérée. Les origines du Vlaams Blok (VB) s’y trouvent. Et puis l’industrialisation de la Flandre a produit une bourgeoisie propre, qui s’est tournée contre l’État belge. Voilà les éléments du nationalisme naissant, qui n’ont pas pu être contenus dans les politiques de réformes de l’État menées par le CVP.

Et puis vint le Dimanche noir...

La percée électorale du VB, en novembre 1991, fut un choc. Un rejet du pacte d’Egmont 4. Mais surtout et déjà une expression des effets de la crise, de l’exclusion, du chômage, du déclin de l’État-providence. Un malaise social qui a été capté par la campagne raciste de Filip De Winter contre les immigrés. Un vote de protestation, certes, mais détourné par le programme, lui fascisant, du VB. Nous avons alors lancé le mouvement Charta 91, contre l’extrême droite – et réalisé le cordon sanitaire – mais aussi contre la dérive droitière de toute la société 5. Le VB n’a pourtant cessé de croitre jusqu’en 2004. Puis en 2014, il n’a obtenu que 6 % des voix.

Des voix récupérées par la N-VA ?

Oui. D’abord, parce que le cordon sanitaire a tenu bon: le VB a été tenu hors du pouvoir. Puis le parti a été condamné pour racisme, ce qui l’a obligé en 2004 à changer de nom, devenant le Vlaams Belang. Mais surtout, l’espace à droite de l’échiquier a été comblé par une forte restructuration du paysage politique. Et cela par le biais du cartel entre la (à l’époque) petite N-VA, le courant de droite de la Volksunie éclatée, et le CD&V. En 2004, cette coalition de centre-droit obtenait 26 % des voix. L’alliance se termine en 2008. Le patronat flamand du VOKA opte pour la ligne radicale de la N-VA, qui veut casser le système d’économie concertée (négociée avec les partenaires sociaux) et le remplacer par le « primat de la politique ». En même temps, son programme pour une Flandre indépendante attire la fraction nationaliste du VB. Ce positionnement donne en 2014, 32 % à la N-VA et 6 % au VB, tandis que le CD&V descend à 20 %.

Pourquoi le VB séduit-il de nouveau plus ?

Parce que la N-VA n’a pas donné de résultats en matière de revendications institutionnelles. Ce parti est surtout un parti néoconservateur libéral. Il ne répond pas véritablement aux électorats nationalistes et xénophobes attirés par le VB.
La N-VA, sous la direction de Bart De Wever, est un parti nationaliste d’état. Dans son livre sur l’identité, De Wever plaide pour un état flamand avec une identité claire, mais ouvert à tous ceux qui veulent se soumettre à cette identité nationale. Pour le Vlaams Belang, le peuple flamand est une donne de l’histoire, une réalité ethnique. Ce parti fait la différence entre « notre peuple » et l’étranger. C’est un parti xénophobe. Il faut dire que sous pression du VB l’aile droite de la N-VA, l’aile ethnocentrique de gens comme Theo Francken, gagne de l’influence. Les tensions internes à la N-VA vont augmenter. En fait, le cordon n’existe plus entre la N-VA et le VB et une portion grandissante au sein de ces partis mise sur une coalition VB-NVA en 2024.

Mais il y a aussi une autre Flandre ?

Oui! Ce qui nous irrite c’est que toute la Flandre est identifiée à cette droite-là. Qu’on ne voit pas l’autre moitié. On ne met pas assez en exergue tout ce secteur culturel et artistique, ces universitaires, ce monde ouvrier qui résiste. On reste dans ce schéma de la Belgique divisé en deux, avec des caricatures de l’un et de l’autre.

La présence renforcée de la droite nationaliste flamande dans les lieux de décisions complique quand même les choses ?
Bien sûr. Le projet du nouveau gouvernement flamand semble être de combiner une politique d’austérité avec une restructuration culturelle de fond. La N-VA a attribué le ministère de la Culture au Ministre-Président Jambon et le ministère de l’Éducation à Ben Weyts. Ils ont fait inscrire dans l’accord de majorité des politiques identitaires fortes. Mais le monde culturel résiste. Oui, la politique de droite identitaire est installée, mais la lutte n’est pas pour autant perdue. J’espère qu’au sud du pays on suivra cette lutte et qu’on la soutiendra plutôt que de se contenter de stéréotypes et de prendre toute la Flandre pour des nationalistes de droite. Mais comme je l’ai dit au début de l’entretien, le vivier de droite reste entier 6.

Quelles stratégies pour résister ?

À court terme, il nous faut une unité plus forte entre les forces progressistes et une résistance plus effective contre les politiques de droite. Mais puisqu’il s’agit d’une structure sociale et mentale historique, nous devons aussi mener une réflexion de fond. Il faut changer la mentalité hégémonique en Flandre. Le nœud de l’affaire est la position de la composante flamande du mouvement ouvrier chrétien, dominant dans le mouvement social. Bien que formellement indépendant et avec un vote multiparti chez ses membres, et même si ça bouge progressivement en direction de Groen et du SP.A, nombre de cadres restent encore fortement liés au CD&V. Ceux-là, non seulement restent tributaires d’un positionnement politique assez flamingant et de la politique assez droitière de la direction du parti, mais ce faisant, restent coincés dans une vision de collaboration de classe, d’harmonie sociale, de soumission à la négociation. Cette ambivalence ne fait pas bouger les lignes. Enfin, un message à mes amis wallons. Plutôt que de donner des leçons de démocratie, il serait mieux de nous montrer l’exemple : arrêter les politiques d’austérité, d’exclusion, introduire la démocratie participative, mettre en place une économie solidaire, admettre le cosmopolitisme multiculturel et multilingue... Cela nous aiderait à infléchir le cours des choses au Nord. En fait, le débat de société est ouvert partout, surtout que la mondialisation néolibérale touche à ses limites. Pour sauver la démocratie, il va falloir changer de modèle de société. #

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT

1. Comme le Verdinaso (organisation faschiste flamande née en 1931) ou la Vlaams Nationaal Verbond (parti nationaliste flamand fondé en 1933 qui a collaboré pendant la guerre avec les nazis).
2. N’oublions pas que le plus important mouvement ouvrier en Flandre est né explicitement comme « antisocialiste », anti-lutte des classes et que, jusqu’à ce jour, l’enseignement ou les soins de santé sont entre les mains du même pilier. Le mouvement social au Nord, tant socialiste que chrétien, a des caractéristiques bien spécifiques.
3. Parmi ces groupuscules fascisants, on retrouve Voorpost, Were Di ou le VMO.
4. NDLR. Le pacte d’Edgmont (1977) est une réforme non appliquée qui porte sur la fédéralisation et les problèmes linguistiques de la Belgique. Elle a provoqué la chute du gouvernement,
la scission du Parti socialiste belge, et une réorganisation des partis nationalistes flamands.
5. Voir à ce sujet le dossier
« La résistible ascension de l’extrême droite » dans Politique, n°111, mars 2020.
6. Ensemble, le VB, la N-VA et le CD&V – qui politiquement reste malheureusement collé à la N-VA – font encore 58,5 % des voix !