Visu DEMO05 Interview siteAvec la crise du coronavirus, la discussion budgétaire arrive à grands pas. La Commission européenne (CE) va publier ses nouvelles estimations du déficit des États et très probablement les estimations de leur déficit structurel. Il faudra être extrêmement vigilant pour qu’elle ne donne pas une image totalement noircie de la situation. Car si nous sortons de la crise du coronavirus avec un déficit structurel très important, cela signifiera le basculement immédiat dans un scénario d’austérité budgétaire. Il existe une stratégie pour l’éviter. Explications.

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Selon vous, il est impératif d’ouvrir le débat sur la politique budgétaire en ces temps de crise. Pourquoi ?


La crise du coronavirus rend urgente la réflexion qu’il faut avoir sur la politique budgétaire, car celle-ci va devoir affronter très prochainement les défis économiques et sociaux que cette crise sanitaire fait surgir. Mais pas seulement. Cette réflexion prend aussi sa place dans un contexte de nécessaire reconversion écologique. C’est d’ailleurs dans ce cadre-là que nous l’avons entamée avant même la crise du coronavirus. En effet, nos gouvernements wallon et bruxellois étant à la recherche de marges budgétaires pour mener des investissements écologiques, ils ont décidé de sortir une série de leurs dépenses de la trajectoire budgétaire 1. Bien que ce soit une bonne idée, cette décision nous semblait problématique dans le sens où les règles budgétaires européennes ne permettent pas une telle opération. Elles n’autorisent pas de sortir des investissements de l’État du périmètre de la dette. Dès lors, nous avons commencé à réfléchir sur ce que nous pourrions proposer comme stratégie alternative qui ne se heurterait pas aux règles budgétaires européennes, mais qui permettrait quand même de dégager des marges budgétaires.

Et puis la crise du coronavirus est arrivée...


Oui. Et nous nous sommes aperçus que cette réflexion était encore plus pertinente. Les déficits budgétaires vont augmenter considérablement et il faut s’armer pour affronter la discussion budgétaire qui arrive. Car notre grande crainte, c’est de revivre ce qui s’est passé en 2008-2010, c’est-à-dire le retour de l’austérité budgétaire. Dans un premier temps, pour sauver le système économique et les banques, les gouvernements européens avaient tous fait de la relance budgétaire, mais dès la fin 2009 et le début 2010, surtout avec la crise grecque, ils sont retombés dans l’obsession budgétaire et ont proposé pour tous les pays européens des politiques d’austérité avec des conséquences dramatiques en Grèce, mais pas seulement. Rappelons-nous, en 2010-2013, c’est toute la zone euro qui a rebasculé dans une récession. Cette orientation a donc constitué un échec majeur de la politique budgétaire au niveau européen. Nous devons absolument prévenir la réédition de ce scénario-là. Et pour cela, il faut bien se rendre compte que l’austérité ne s’explique pas simplement par le néolibéralisme des instances européennes et de certains gouvernements. Elle s’explique aussi par les modèles économiques utilisés dans les instances officielles. Ce sont ces modèles qui démontraient en 2010 qu’on pouvait faire de l’austérité sans réduire la croissance, ce qui s’est révélé faux. Or, ces modèles sont toujours utilisés.

Quelle stratégie proposez-vous pour combattre le retour de l’austérité budgétaire ?


Notre approche 2 se distingue des approches habituelles en ce qu’elle ne repose ni sur une révision ni sur un rejet des règles budgétaires européennes. La révision des règles européennes est certainement nécessaire, mais elle requiert un accord unanime des États. Elle peut donc être un alibi pour ne rien faire concrètement. Le discours qui soutient cette approche (notamment celui des partis politiques) paralyse, car il empêche de penser d’autres stratégies sous prétexte que tant que les règles ne sont pas revues, il n’y a pas de marge de manœuvre possible. Et le rejet des règles européennes n’est pas réaliste politiquement, car il suppose un conflit frontal avec l’UE.
La voie que nous proposons n’est pas de changer les règles, mais d’exploiter les zones d’ombre qu’elles contiennent pour obtenir des marges budgétaires. Plusieurs possibilités existent, mais la plus importante consiste à contester les estimations du déficit structurel et plus généralement les modèles économiques utilisés pour faire ces estimations. Il faut ouvrir la boite noire des règles budgétaires et montrer qu’elles ne sont pas fiables.

En quoi ces estimations sont-elles contestables ?


Pour estimer le solde budgétaire structurel, il faut utiliser des modèles économiques. À partir du moment où on utilise de tels modèles, il y a un espace de débat qui s’ouvre. Il faut comprendre que le calcul de ce déficit n’est pas un simple calcul recettes moins dépenses. C’est un calcul économétrique compliqué qui se base sur un modèle intégrant des techniques statistiques complexes. On rentre des hypothèses sur un certain nombre de variables (input) et on sort avec un sortie (output) qui est le déficit structurel. La valeur du déficit structurel va dépendre de l’estimation des variables qu’on rentre dans le modèle. Si les hypothèses de départ sont mauvaises, on va aboutir à un déficit structurel qui est trop éloigné de la réalité.
C’est ce dont certains chercheurs se sont rendu compte concernant les estimations de ce déficit en Belgique. Celles-ci tendent en fait à surestimer l’ampleur du déficit structurel et donc à réclamer de la part du gouvernement belge des efforts budgétaires qui sont excessifs. Si la Belgique a la capacité de prouver à la CE que ces estimations du déficit structurel sont erronées, cela permettrait de dégager des marges budgétaires qui se chiffrent en milliards d’euros, peut-être même en dizaine de milliards d’euros. Ce n’est donc pas la solution miracle à nos problèmes budgétaires, mais en tout cas, c’est une opération qui permettrait de dégager des marges budgétaires rapidement sans attendre une unanimité du Conseil pour réviser les règles budgétaires. Voilà pourquoi nous pensons qu’il faut, dans les limites du cadre actuel, construire une stratégie qui ne se fonde pas sur la révision juridique des règles, mais sur les estimations techniques des paramètres budgétaires, en particulier le solde budgétaire structurel qui est un paramètre opaque, qui noircit notre situation budgétaire et pousse donc à l’austérité.

Vous remettez aussi en cause la théorie du « Nouveau consensus macroéconomique » qui se trouve derrière cet indicateur...


En effet, quand on s’intéresse à l’indicateur du solde budgétaire structurel, on se rend compte qu’il y a toute une théorie économique derrière. Cette théorie est le Nouveau consensus macroéconomique (NMC). Elle a été achevée dans les années 1990, mais elle plonge ses racines dans le monétarisme de Milton Friedman, une théorie très hostile à l’État social et aux syndicats. Le NCM repose sur plusieurs postulats :
– la croyance dans l’autorégulation des marchés ;
– la priorité donnée à la stabilité des prix plutôt qu’au plein emploi ;
– la dévalorisation de la politique budgétaire ;
– l’identification des réformes structurelles comme méthode privilégiée d’ajustement économique.
On retrouve toutes ces dimensions dans la gouvernance économique européenne.
Même certain·es partisan·es du NCM, tel qu’Olivier Blanchard économiste en chef du FMI en 2008, reconnaissent aujourd’hui qu’il n’a pas fonctionné lors de la crise de 2008. Ce n’est donc pas seulement nous qui le remettons en cause.

Comment alors en limiter la portée ?


Les failles du NCM sont telles qu’il faut carrément l’abandonner. Mais cela ne peut être fait du jour au lendemain. Dans les universités et les instances officielles, la plupart des économistes utilisent le NCM, et même ceux·celles qui reconnaissent ses failles se contentent de le changer à la marge. Il faut donc ouvrir les instances officielles et les universités à des économistes utilisant d’autres grilles théoriques, d’autres modèles macroéconomiques. En finançant des programmes de recherche qui fonctionnent à partir d’autres grilles d’analyse et modèles économiques, on pourra, petit à petit, créer une alternance à l’intérieur du monde des économistes vers d’autres modèles plus conformes à la réalité empirique. Cela prend du temps, mais l’avantage, c’est que cela relève de notre seule responsabilité, pas de celle de l’Europe. Il n’y a pas besoin de son feu vert pour avancer.

En quoi les modèles économiques utilisés par la CE sont-ils problématiques ?


Les modèles économiques de la CE sont utilisés pour fabriquer le solde budgétaire structurel. On parle de fabrication, car ce solde n’est pas observable, il faut véritablement le construire à partir de modèles économiques et de techniques statistiques. On parle de boite noire des modèles, car ces derniers sont assez techniques et maitrisés uniquement par une poignée d’experts. C’est d’abord en ce sens que ces modèles sont problématiques : ils confient la prise de décision démocratique concernant la politique budgétaire à un nombre restreint d’experts alors que la plupart des responsables politiques n’y comprennent rien.
Si on ouvre la boite noire et qu’on rentre à l’intérieur de ces modèles, on se rend compte d’une part que ces modèles présentés comme techniques et apolitiques utilisent des hypothèses pour modéliser l’économie qui sont orientées idéologiquement et qui ne tiennent pas la route. C’est donc bien une affaire politique. Et que d’autre part, les techniques statistiques utilisées sont contestables comme nous l’avons expliqué précédemment. Ainsi, on se rend compte que certains paramètres du modèle sont systématiquement surestimés en temps de crise, ce qui augmente automatiquement le déficit structurel. Par exemple, des chercheurs ont refait les estimations de la Commission pour 2014 et selon leurs calculs, la Grèce a un solde structurel positif de 16,6 % contre 0,8 % pour la Commission. Pour la Belgique on passe d’un déficit de - 2,5 % à un excédent budgétaire de 1,8 %. ça fait 4,3 points de PIB en plus soit environ 17 milliards. Cela a donc de lourdes conséquences politiques.

Que faudrait-il faire pour rendre ces modèles moins opaques et plus pertinents ?


On se rend donc compte en ouvrant cette boite noire que le gouvernement belge actuel a une marge de manœuvre au sein même des règles budgétaires européennes pour dégager des marges d’investissement. Les partis ne peuvent donc plus se cacher derrière l’Europe pour imposer des politiques d’austérité. Dans un premier temps, comme on vient de le développer, il faut pouvoir mettre en place une capacité d’estimation du solde budgétaire structurel propre à la Belgique en mobilisant les instances officielles de manière à pouvoir entrer en dialogue avec la Commission sur les chiffres de la trajectoire budgétaire.
Dans un second temps, on propose d’engager un débat démocratique dans les Parlements et les Conseils économiques et sociaux autour de ces modèles, de nouvelles estimations et de propositions de nouveaux modèles. Notre espoir, c’est que dans les Parlements on discute de ce qu’est le déficit structurel, de ce que sont ces modèles et qu’on cesse de faire croire à l’opinion publique que quand on publie dans un tableau de la CE une estimation du déficit structurel, c’est une vérité incontestable. Il est essentiel de faire comprendre au public que ces estimations sont hautement aléatoires, mais qu’elles sont aussi un instrument de pouvoir pour imposer des efforts et une austérité budgétaires.
Et plus fondamentalement, il y a une vraie réflexion à avoir sur la place qu’on laisse à l’expertise dans nos démocraties et le rôle qu’elle joue.

Avec la crise du coronavirus, la CE a quand même activé une clause pour récession sévère à l’échelle de la zone euro...


En effet, cette clause va permettre de sortir de la trajectoire budgétaire les dépenses spécifiques à la crise du coronavirus et notamment celles liées au chômage temporaire et de soins de santé. Mais il s’agit en fait seulement d’une clause temporaire activée par la CE concernant les dépenses liées au coronavirus. Ce que nous pointons, c’est que structurellement ces règles budgétaires et le calcul des modèles économiques sont problématiques, peu importe crise du coronavirus ou pas, et que si cette clause nous permet d’éviter le débat en 2020, celui-ci va très vite se reposer en 2021, car la clause en question ne permet pas de neutraliser des investissements notamment pour la transition écologique comme voudrait le faire la Région wallonne. #

1. La Wallonie annonce qu’elle va sortir 2,9 milliards de la trajectoire budgétaire, mais sans avancer la stratégie qu’elle compte mettre en place pour y arriver.
2. L’étude complète Face aux verrous : Une stratégie de reconquête de la politique budgétaire à l’heure du coronavirus est disponible sur : www.ftu.be

 

Étienne Lebeau et Clarisse Van Tichelen, Service d’études et de formation de la Centrale nationale des employés (CNE)

Propos recueillis par Stéphanie BAUDOT

 

 

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