Aujourd'hui, l’accès à l’eau reste problématique pour de nombreuses personnes vivant à Bruxelles, en particulier lorsqu’il s’agit de l’eau nécessaire à l’hygiène (douche/bain, linge, toilettes). C’est ce qu’étudie l’équipe interdisciplinaire du projet HyPer qui livre ici quelques constats et pistes d’améliorations. Notamment en questionnant la tarification progressive et solidaire. Analyse.
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La problématique de la difficulté de l’accès à l’eau touche aussi bien les personnes qui sont sans logement (de plus en plus nombreuses à Bruxelles) que celles qui sont (plus ou moins bien) logées. Pour celles qui disposent d’un logement, certes, la part de logements sans douche ou salle de bain régresse : elle était de 14,7 % en 1991, de 5,6 % en 2001 et est passée à 2 % ou 3 % selon les dernières enquêtes, même si celles-ci ne prennent en compte que les personnes inscrites au registre national (et on sait que la situation des personnes non inscrites au registre national est bien plus défavorable) 1. Toutefois, ces dernières années, les services sociaux et les CPAS sont confrontés à davantage de demandes d’aide de la part de ménages qui ont des difficultés à payer leur facture d’eau, qui ont un litige avec Vivaqua 2 ou qui sont victimes d’une coupure d’eau.
Quelques chiffres permettent d’objectiver l’augmentation récente des difficultés rencontrées par les ménages bruxellois. Le montant des factures échues impayées était de 29 millions d’euros en 2011 et de 51,5 millions d’euros en 2017, soit une croissance de 78 % en sept ans. En 2017, près 4.700 avis d’interruption de fourniture d’eau consécutifs au non-paiement de la facture ont été envoyés aux bourgmestres et présidents de CPAS contre 2.600 en 2012. Le nombre de coupures domestiques de l’eau a rapidement augmenté passant de 150 en 2006 à 500 en 2012 et à 1.000 en 2017.
Plusieurs raisons peuvent être mises en avant pour expliquer les difficultés croissantes des ménages à payer leurs factures d’eau :
- La précarisation des ménages bruxellois, résultant d’une stagnation ou d’une baisse des revenus combinée à une hausse importante du coût du logement ces 20 dernières années ;
- La hausse du prix de l’eau : pour un ménage de deux personnes ayant une consommation moyenne, 3 le prix de l’eau a augmenté en termes réels de 35 % entre 2000 et 2019 (avec une rapide hausse de 30 % sur la période 2009-2012) ;
- L’instauration d’une tarification progressive et solidaire en 2005. À partir de janvier 2005, le tarif unique au m³ a été remplacé par un prix croissant avec la consommation (quatre tranches de prix). Celle-ci a au moins trois effets pervers. Le premier est qu’en cas de fuite ou d’installation déficiente, une telle structure de prix entraîne une forte hausse de la facture (la dernière tranche est quatre fois plus chère que la première). Le deuxième effet pervers est que la tarification progressive tient compte du nombre de personnes dans le ménage inscrites au registre national. Cependant, il peut exister un écart entre le nombre de personnes inscrites au registre national et le nombre effectif d’occupants (hébergement de personne(s) supplémentaire(s), étudiant non domicilié à l’adresse de résidence...), ce qui a pour effet d’augmenter le prix de l’eau. Enfin, troisièmement, environ deux tiers des ménages bruxellois sont actuellement fournis par un compteur collectif. Un décompte est dès lors établi par le propriétaire ou le syndic pour chaque locataire. Même lorsqu’il existe des compteurs de passage, appliquer la tarification progressive pour répartir la facture collective entre les ménages en tenant compte des tranches de prix est quasiment impossible (méconnaissance du nombre de personnes domiciliées dans les unités de logements, déménagements, manque de précision des compteurs de passage...). Dans la pratique, la facture collective est souvent répartie soit forfaitairement, soit sur la base de compteurs de passage. La tarification n’est donc pas progressive et solidaire mais arbitraire car les ménages derrière un compteur collectif paient leur eau en fonction de la consommation des autres ménages (en ce compris en cas de fuite chez un voisin) ;
- La promotion des compteurs individuels. Cela a l’avantage de protéger les occupants de l’arbitraire du décompte effectué par le propriétaire. Cependant, à la différence d’un compteur collectif, le compteur individuel peut être coupé par Vivaqua. Le nombre de ménages fournis par un compteur collectif et prémunis contre la coupure est donc en diminution ;
- Une modification de la périodicité des factures d’eau entre 2016 et 2017. En raison du coût de l’envoi d’une facture classique par poste (1,80 euros par facture 4), Vivaqua a augmenté la part des ménages recevant une seule facture par an. En 2016, 21 % des ménages reçoivent une seule facture d’eau par an. La proportion est montée à 45 % en 2017. En 2018, ce chiffre retombe à 40 % (grâce à la mise en place d’un système facultatif de facturation électronique mensuelle pour les compteurs individuels). La facturation annuelle entraîne l’obligation pour les ménages de devoir acquitter en une seule fois une facture de plusieurs centaines d’euros, ce qui est souvent très difficile pour les ménages avec de faibles revenus ;
- La fin de la solidarité qui existait entre propriétaire et locataire pour les compteurs individuels (depuis 2014). Cette mesure a augmenté le nombre d’impayés auquel fait face Vivaqua car les locataires sont par nature moins solvables que les propriétaires. On peut supposer que le durcissement de la politique de recouvrement de créances de Vivaqua n’est pas sans lien avec la hausse des impayés. Par ailleurs, la suppression de la solidarité entre propriétaires et locataires a provoqué une hausse des demandes de placement de compteurs individuels là où il y avait auparavant un compteur collectif.
Des opportunités mais aussi des risques
Au vu de ces différents facteurs, les défis futurs en termes de vulnérabilité hydrique sont importants à Bruxelles. Des évolutions en matière de la politique d’accès à l’eau sont à l’ordre du jour.
Premièrement, Brugel 5 a été nouvellement chargé de réguler et d’encadrer les tarifs en matière de distribution d’eau potable et d’assainissement en Région bruxelloise. Une réflexion a été initiée et une nouvelle grille tarifaire, qui entrera en vigueur au 1er janvier 2021. Il s’agira peut-être d’une occasion pour remettre en question la tarification solidaire et progressive. Celle-ci a été pensée comme une mesure sociale car les ménages à faibles revenus, qui sont supposés consommer moins d’eau, étaient censés profiter ainsi d’une tarification avantageuse. Elle a aussi été conçue comme une mesure environnementale car elle devait inciter les usager·ère·s à mieux surveiller leur consommation d’eau. Outre les inconvénients de la tarification progressive déjà mentionnés plus haut, nous remettons en question les fondements même de cette argumentation. D’une part, il n’est nullement établi que les ménages à faibles revenus consomment moins d’eau que les ménages à hauts revenus si l’on tient compte de la taille des ménages (cf. figure 1 et 2). D’autre part, une étude réalisée pour le compte de l’Agence européenne pour l’environnement 6 indique que l’effet incitatif du prix de l’eau sur une consommation plus efficace est incertain, voire inexistant. Par ailleurs, la consommation d’eau des ménages bruxellois (35 m³/personne/an) est faible comparée à la moyenne européenne (47 m³/personne/an 7) et est en diminution constante depuis 2002 (soit avant l’adoption de la tarification progressive et solidaire qui date de 2005).
Deuxièmement, le Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale a adopté le 30 avril 2019 une résolution concernant l’accès à l’eau. Celle-ci soutient la création d’un groupe de travail qui doit initier une nouvelle étude sur la précarité hydrique à Bruxelles et envisager des mesures visant à réduire celle-ci.
Troisièmement, les tarifs de Vivaqua sont inchangés depuis 2014 et l’intercommunale espère que Brugel validera une indexation tarifaire au 1er janvier 2020 pour tenir compte de l’inflation. Vivaqua invoque qu’elle doit faire face à d’importants besoins de financement (notamment en raison du sous-investissement passé dans les infrastructures hydriques) et que le prix de l’eau est bas par rapport aux deux autres régions. L’intercommunale cherche donc à augmenter ses recettes, notamment par le biais d’une augmentation du prix moyen de l’eau à Bruxelles. A priori, cette augmentation du prix moyen de l’eau n’est pas une mesure qui facilitera l’accès à l’eau des personnes en vulnérabilité hydrique.
Une problématique mal documentée
La littérature traitant de la précarité hydrique, définie comme une difficulté d’accès à une eau de qualité et en suffisance pour ses besoins de base (alimentation, hygiène, nettoyage du linge et besoins domestiques), est peu abondante. Pour mesurer le phénomène et définir qui sont les personnes concernées, on considère qu’un ménage est en situation de précarité hydrique lorsqu’il consacre une partie trop importante de ses revenus (ou de son revenu disponible après déduction des frais de logement 8) à sa facture d’eau de distribution. Cependant, un tel indicateur soulève de nombreuses questions et ne permet pas toujours d’identifier les ménages qui ont de réelles difficultés d’accès à l’eau. Quatre raisons illustrent les faiblesses de cet indicateur de précarité hydrique :
- Les ménages qui consomment peu d’eau en raison d’un équipement insuffisant du ménage (pas de douche ou de salle de bain, pas de WC privatif, pas de machine à laver) auront une faible facture d’eau. Ils ne seront donc pas considérés comme étant en précarité hydrique. De plus, ils peuvent être contraints à consommer de l’eau en dehors de chez eux (wasserette, douche publique), ce qui grèvera d’autant leur budget ;
- Les ménages qui rationnent sévèrement leur consommation d’eau au point de vivre dans une situation d’inconfort auront également une faible facture et ne seront pas en précarité hydrique ;
- À l’inverse, des ménages (très) aisés peuvent être en précarité hydrique (on pense par exemple aux propriétaires d’une piscine). Sur base de l’Enquête sur le budget des ménages de 2016, 0,6 % des ménages appartenant au 10e décile de revenu (les 10 % des ménages les plus riches) sont en précarité hydrique 9. Il ne faut vraisemblablement pas prendre en compte ces ménages-là quand on se soucie des difficultés d’accès à l’eau ;
- La prise en compte des seuls revenus dans le calcul de l’indicateur fait l’impasse sur la question du patrimoine. Certain·e·s (on pense notamment aux personnes âgées) peuvent avoir de faibles revenus et un patrimoine important. Elles risquent donc plus souvent d’être considérées en précarité hydrique.
- Selon nous, l’indicateur de mesure de la précarité hydrique communément utilisé dans la littérature doit donc être amélioré afin de mieux cibler les personnes concernées.
Les oublié·e·s
Les difficultés d’accès à l’eau rencontrées par plusieurs milliers de ménages bruxellois ayant des difficultés à payer leur facture d’eau ont été mises en évidence pas les services sociaux et les CPAS. Cependant, cette problématique ne doit pas faire oublier celle des personnes sans-abris, sans logement, en logement précaire ou inadéquat 10 qui ont bien souvent un accès à l’eau encore plus précaire et dont le nombre, comme le montrent notamment les dénombrements successifs réalisés par La Strada 11, augmente rapidement d’année en année.
Les personnes sans toit, sans abri ou mal logées ont très peu de possibilités d’accéder à des endroits qui leur offrent la possibilité de se laver ou d’aller aux toilettes.
L’aspect « intime » du problème de l’accès à l’eau d’hygiène augmente son invisibilisation. Les normes de propreté de nos sociétés sont un élément central dans les possibilités de vie sociale et dans la construction de sa propre image. À ce titre, elle relève de ce qu’on pourrait appeler l’intimité « ultime », celle dont on ne parle pas...
Les personnes sans toit, sans abri ou mal logées n’ont que très peu de possibilités d’accéder à des endroits qui leur offrent la possibilité de se laver ou d’aller aux toilettes car, en réalité, il existe très peu d’accès publics à l’eau à Bruxelles. Les fontaines sont rares (et ne sont de toute façon pas pensées pour l’eau d’hygiène), les toilettes publiques sont quasiment inexistantes, les infrastructures sanitaires publiques (de type douches publiques) qui étaient souvent liées aux piscines ont progressivement disparu dans les dernières décennies du XXe siècle et continuent à disparaitre à l’occasion de la rénovation actuelle d’une série de piscines bruxelloises. Aujourd’hui, il ne reste donc officiellement que deux services de douches publiques (les Bains du Centre à la place du Jeu de Balle et la piscine de Laeken), que complètent quelques structures caritatives et associatives (La Fontaine, DoucheFlux, Rolling Douches...). À cela, s’ajoutent les douches des piscines (mais qui sont rarement pensées pour ces besoins), ainsi que des possibilités officieuses, plus ou moins pérennes plus ou moins ouvertes. Autrement dit, l’équipement accessible, soit gratuitement soit pour une somme modique, est quasiment inexistant pour une grande ville dont une partie croissante de la population (établie ou de passage) est précarisée. Cela s’explique sans doute, en partie, parce que cette réalité reste un impensé des politiques sanitaires et sociales à Bruxelles.
Si un des premiers horizons d’une ville inclusive reste le logement stable et accessible à tous et toutes, et qui satisfait aux normes élémentaires d’hygiène (c’est-à-dire avec des installations hydriques fonctionnelles), il n’en demeure pas moins qu’avant d’atteindre cet objectif, il y a un problème réel d’accès à l’eau aujourd’hui à Bruxelles. Ce problème doit être pris en compte et réfléchi tant dans l’espace public que dans le logement privé. Ceci implique de discuter des modalités concrètes d’un accès inconditionnel à une quantité minimale d’eau, quelle que soit la situation de logement et de non logement dans laquelle on se trouve. Cette réflexion ne pourra par ailleurs pas être menée sans tenir compte d’une part de la diversité des situations des personnes concernées par le problème de l’accès à l’eau (en fonction du genre, de la situation légale, du statut familial, etc.) et d’autre part de la réorganisation du « système eau » à Bruxelles (infrastructures, coût, tarification). #
(*) Xavier May, Chloé Deligne, Pauline Bacquaert, Jean-Michel Decroly, Pierre Lannoy, Valentina Marziali
Encadré:
Le projet HyPer
Le projet HyPer (« Hygiène Personnelle ») d’une durée de deux ans (renouvelable pour deux années supplémentaires) est financé par Innoviris. Il s’appuie sur une équipe interdisciplinaire et enquête sur les difficultés d’accès à l’eau en Région bruxelloise, en particulier à l’eau « d’hygiène », celle qui sert à se laver, à laver son linge et à aller aux toilettes. L’objectif est de dresser un état des lieux de la vulnérabilité hydrique à Bruxelles, des pratiques des personnes concernées et de proposer des pistes pour améliorer le sort des publics très divers concernés.
1. Armoede tussen de plooien, HIVA-KULeuven, 2012.
2. Intercommunale de production et de distribution d’eau à Bruxelles.
3. La consommation moyenne d’un ménage est de 35m³/personne/an par Vivaqua.
4. Rapport d’activité Vivaqua 2018, page 22.
5. Régulateur bruxellois indépendant dans le secteur de l’énergie.
6. European Environment Agency, Pricing and Non-Pricing Measures for Managing Water Demand in Europe, 2017.
7. Source : EurEau, Europe’s water in figures – 2017 Edition, page 14.
8. De manière à tenir compte du fait qu’à revenu équivalent, un ménage qui doit payer un loyer ou rembourser un prêt hypothécaire sur l’achat de sa résidence principale, dispose d’un revenu « disponible » plus faible pour payer sa facture d’eau qu’un ménage pleinement propriétaire de son logement.
9. Définie comme une facture d’eau
> 2 % des revenus du ménage.
10. Nous reprenons ici la typologie européenne Ethos de l’exclusion liée au logement.
11. La Strada est le Centre d’appui au secteur d’aide aux sans-abri en Région de Bruxelles-Capitale.
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