styloDes personnes issues en partie (mais non exclusivement) du monde socialiste francophone ont signé, à titre personnel mais avec indication de leur fonction, un texte intitulé « Manifeste pour un nouveau Pacte social et écologique – Quel État social pour le XXIe siècle » 1. Le Mouvement ouvrier chrétien a décidé d'ouvrir ce texte à discussion en son sein. Ce bref article cherche à éclairer ce que pourrait être le sens de cette démarche, 75 ans après le « Pacte de solidarité sociale » de 1944.

 

 Que dit donc ce Manifeste ? En substance, le texte réaffirme la pertinence de la protection sociale comme couverture solidaire de quatre risques sociaux : la maladie, le chômage involontaire, la charge d'enfants et la vieillesse. La définition de ces risques, bien entendu, n'est pas figée, et encore moins la façon de les couvrir. La protection sociale, par ailleurs, n'est pas un îlot isolé du reste de la politique sociale. Mais il y a tout de même un sens, ne serait-ce que pratique, à envisager distinctement la couverture des risques sociaux, par rapport à la satisfaction d'autres droits économiques, sociaux ou culturels, comme l'enseignement, le logement, la participation à la vie culturelle, etc.

Le texte attache aussi une grande importance aux acquis de l'histoire (il ne s'agit pas de repartir d'une page blanche) sans pour autant se racrapoter sur toutes les solutions concrètes héritées de cette histoire (il ne s'agit pas de défendre une « citadelle assiégée »). De plus, il aurait peut-être pu davantage faire référence aux grands principes de l'OIT, tels qu'ils sont régulièrement réactualisés par cette organisation, ce qui lui aurait fourni un ancrage international, au-delà de la Belgique francophone.

Il insiste sur les corollaires d'une bonne protection sociale :
­– la gestion de l'économie en fonction de l'intérêt général, et non du profit de quelques-uns ;
­– des services publics forts ; on pourrait trouver qu'il aurait pu insister davantage, au-delà des services publics au sens strict, sur le rôle de l'économie sociale et du secteur privé non commercial ;
­– une bonne protection des travailleur.euse.s ;
­– la concertation sociale.

Bien qu'appelant à un Pacte social « et écologique », ce dernier aspect n'y est pas fort développé. Il dit tout de même un point essentiel : face aux défis écologiques, la protection sociale est un élément de la réponse, et non un élément du problème. Il ne reprend toutefois pas l'idée, défendue par certains auteurs 2, d'ajouter les risques écologiques aux risques sociaux traditionnels. Mais actuellement, en Belgique, on voit mal quels risques écologiques se distinguent fondamentalement des risques sociaux, tout en devant être couverts selon des modalités analogues, nécessitant par exemple la création de nouvelles branches de la protection sociale. Ce qui n'exclut pas, bien entendu, que les risques écologiques soient pris en charge d'une façon collective et solidaire, par exemple par des travaux publics, des initiatives en matière de transport, de logement, des investissements dans l'énergie renouvelable, etc.

 

Pour aller plus loin

Dans la suite de cet article, nous nous limiterons délibérément à la problématique de la protection sociale au sens strict, qui est en fait le sujet principal du Manifeste. D'autres pourront trouver qu'il faut élargir le débat. Il n'y a pas contradiction.

Tout d'abord, on peut trouver que le texte ne pousse pas assez la réflexion sur le lien entre la protection sociale et le statut socioprofessionnel. On a dit qu'il avait un sens assez juste de l'histoire. En fait, il reste plutôt « bismarckien » d'inspiration. C'est-à-dire qu'il reste attaché à un régime de protection sociale financé principalement par des cotisations proportionnelles au salaire, et réservé aux travailleur.euse.s qui cotisent.

Ensuite, il énonce une idée juste, qui est d'étendre la sécurité sociale des salarié.e.s à des travailleur.euse.s qui ne travaillent pas dans les liens d'un contrat de travail, c'est-à-dire sous l'autorité juridique d'un employeur, mais ne sont pas non plus détenteur.rice.s d'un fonds de commerce, autrement dit, d'une clientèle – ils.elles dépendent d'un seul donneur d'ordre. Mais, sans contester le parti-pris de départ, on peut se demander s'il ne faut pas aller plus loin.

L'OIT promeut aujourd'hui un système de pension qui réhabilite les pensions publiques solidaires (en répartition), mais qui propose deux niveaux de pensions légales, selon le modèle nordique : une pension de base financée par tou.te.s, offrant à tou.te.s, même ceux.celles qui n'ont pas une carrière (complète), un niveau de revenu satisfaisant, et une pension sur cotisations, qui valorise les cotisations 3. Un tel système nécessiterait en Belgique de revoir considérablement la structure de financement de la sécurité sociale. L'ampleur de la tâche est de nature à effrayer, et explique sans doute que cette idée ne fait pas actuellement partie des positions du MOC et de ses organisations constitutives. Elle permettrait pourtant de sortir par le haut de beaucoup de discussions.

Et pour les jeunes ? Les deux derniers gouvernements fédéraux ont privé une génération de jeunes d'une porte d'entrée dans la sécurité sociale, en limitant fortement le droit aux allocations d'insertion. Faut-il revendiquer le retour au précédent état ? Ou faut-il avancer dans la voie, proposée par les jeunes CSC, d'un revenu d'autonomie, qui n'est pas « une allocation universelle de 18 à 26 ans », mais un revenu non conditionné à l'exercice préalable d'une activité professionnelle ou au choix d'une carrière salariée ou indépendante ?

Concernant le droit aux soins de santé, il est aujourd'hui universalisé. Il n'est plus en adéquation avec son financement, qui reste très largement basé sur les cotisations des travailleur.euse.s salarié.e.s (du secteur privé...). Le Manifeste plaide pour que le budget des soins de santé « suive l'évolution des dépenses ».

Face aux défis écologiques, la protection sociale est un élément de la réponse, et non un élément du problème.

Cette idée est juste, après une législature marquée par des économies aveugles et arbitraires, mais elle doit être précisée. Personne ne plaide pour une croissance illimitée des dépenses, sans aucun mécanisme évitant les gaspillages et les abus.

Le texte prône résolument l'individualisation des droits sociaux. Si cette idée signifie l'abandon des « droits dérivés » dans la sécurité sociale, il faudra se demander comment couvrir le risque de veuvage, ou si l'on préfère la couverture du risque de vieillesse dans le chef de personnes qui n'ont pas eu de carrière professionnelle propre dans le cadre d'un choix de couple. En fait, ce n'est probablement pas possible sans introduire dans le régime des pensions des droits indépendants de périodes de travail et de cotisation, comme indiqué ci-dessus.

S'il s'agit de la problématique du montant des allocations payées aux « cohabitant.e.s », il faudra bien situer cette revendication sur une échelle de priorités 4.

Enfin, le texte pourrait être approfondi sur la problématique de l'emploi dont le salaire ne permet pas au.à la travailleur.euse de mener une vie digne. Un des principes de l'OIT est que le salaire n'est pas la simple contrepartie d'une prestation économique (« le travail n'est pas une marchandise ») mais doit assurer la sécurité d'existence du.de la travailleur.euse et des personnes qui dépendent de lui. En Belgique et dans d'autres pays, ce principe est concrétisé par l'existence d'un salaire minimum garanti qui est, officiellement ou non, indexé sur une forme de « minimum de sécurité d'existence ». Mais ce salaire n'offre la garantie recherchée que dans le cadre d'un emploi à temps plein et raisonnablement stable. On peut évidemment soutenir qu'il n'y a qu'à garantir à tout le monde un tel emploi. Sauf que, dans l'état actuel des choses et selon toute probabilité dans le futur, un tel projet relève de l'incantation. La protection sociale est indépassable pour garantir à tout le monde un revenu permettant de mener une vie digne. Ce qui ne veut ni dire qu'elle doit n'offrir qu'une simple « garantie de revenu » (avec décompte intégral du revenu du travail), ni que cela doit prendre la forme d'une allocation inconditionnelle et indifférenciée.

 

Et la suite ?

Le Manifeste n'est pas un projet de Pacte social ouvert au jeu des amendements et des contre-propositions. Il espère créer une dynamique qui aboutira un jour à écrire un vrai Pacte, avec participation officielle des instances concernées. En essayant de renouveler le Pacte de 1944, les auteurs du Manifeste nous invitent à réfléchir à ce que ce texte peut nous dire, à 75 ans de distance, sur la situation que nous vivons 5.

Petit retour en arrière : la négociation du Pacte de 1944 a commencé en octobre 1941. À cette époque, le spectre d'une victoire de l'Allemagne, conclue par une paix séparée avec l'Angleterre, s'était un peu éloigné. Il était redevenu rationnel d'envisager l'après-guerre dans le cadre d'une Belgique indépendante. On sait que les discussions ont réuni des personnalités du patronat et des syndicats, et aussi un dirigeant de la mutualité socialiste. Ces personnalités agissaient sans mandat de leur organisation, au sein desquelles ils représentaient tout au plus une tendance. C'était certainement le cas du côté patronal, où la tendance disposée à faire des concessions aux syndicats n'était pas nécessairement majoritaire. La CSC était représentée dans les discussions par son président, Henri Pauwels, mais a hésité jusqu'en dernière minute à soutenir ce Pacte, plutôt qu'un texte de même nature, négocié par d'autres de ses dirigeants, conclu avec le patronat catholique... Du côté CGTB (ancien nom de la FGTB), plusieurs personnalités se sont relayées en fonction notamment des hasards de la guerre. L'élément stable, et apparemment la vraie cheville ouvrière du Pacte, fut Henri Fuss, issu du syndicalisme libertaire. À l'époque, il exerçait comme haut fonctionnaire du ministère de l'Emploi, du Travail et de la Prévoyance sociale.

Le Manifeste pour un Pacte social et écologique, à défaut de proposer des solutions toutes faites, propose un cap, un système de valeurs.

Le Pacte innovait peu sur le plan théorique, capitalisait largement sur les solutions d'avant-guerre, et concentrait son attention sur des mesures concrètes, à prendre rapidement. Il est vrai que certaines de ces mesures étaient peu banales, comme l'organisation d'une perception centrale des cotisations sociales, la création d'une assurance chômage obligatoire, non limitée dans le temps et ouverte aux jeunes qui entament une carrière salariée après leurs études. Mais ces éléments fondamentaux étaient remarquablement peu mis en avant, et parfois présentés comme éléments provisoires en l'attente d'un régime définitif.

Le Pacte fut signé entre ses rédacteurs en avril 1944, à un moment où la guerre avait définitivement changé de visage, mais où il n'était pas encore question de débarquement en Normandie. En septembre 1944, le gouvernement de Londres revint presque en catimini sur le territoire belge tout juste libéré – la guerre se poursuivant en Allemagne –et reprit cahin-caha la direction des affaires. Une de ses premières décisions fut de convoquer une Conférence nationale pour le travail, qui se tint le 10 octobre. Dans son esprit, celle-ci était destinée avant tout à communiquer aux interlocuteurs sociaux le contenu de l'opération « Gutt » de maîtrise de la masse monétaire. C'est après une interruption de séance, et à la surprise du Premier ministre, que fut évoquée l'existence d'un Pacte social.

Les éléments du Pacte social qui concernaient la protection sociale (création de l'ONSS et d'un « régime provisoire d'indemnisation du chômage ») furent intégrés à la législation par l'arrêté-loi 6 du 28 décembre 1944, signé en pleine Offensive des Ardennes.

Finalement, le provisoire mis en place en 1945, tendit à devenir définitif. Le seul secteur à connaître encore des développements conceptuellement importants fut l'assurance maladie (branche des soins de santé), à l'intervention d'acteurs peu présents en 1945 : les mutualités et les syndicats de médecins. Ce sont eux qui, en 1962, ont forgé le compromis entre contrôle public et gestion privée, entre assurance obligatoire et compléments mutuellistes, entre médecine libérale et solidarité, qui caractérise le système belge.

Cette trop brève évocation historique n'a qu'une ambition : rappeler que les concepteurs de la sécurité sociale n'avaient, pas plus que nous, de compétences dans la lecture du marc de café ou des boules de cristal. Ils ont dû avancer dans des circonstances au moins aussi troublées. Le novateur n'a souvent été théorisé qu'a posteriori.

C'est dans ce contexte qu'on peut saluer l'existence du « Manifeste pour un nouveau Pacte social et écologique » qui, à défaut de proposer des solutions toutes faites, propose un cap, un système de valeurs. Après des décennies où tout le monde semble avoir voulu courir derrière ceux.celles qui ne parlent de protection sociale qu'en termes de crise, il valait la peine de réaffirmer ce qui est au cœur de la création de l'OIT par le Traité de Versailles, au lendemain de la Première Guerre mondiale, et des Pactes sociaux qui ont vu le jour après la fin de la Seconde : la protection sociale est, au niveau national comme au niveau international, un puissant facteur de paix et de justice sociale.#


                                                                                         Paul PALSTERMAN Secrétaire régional bruxellois de la CSC

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1. Voir le texte sur le site
www.pactesocialecologie.org, où il est également ouvert à signature.
2. Voir entre autres É. Laurent, Le bel avenir de l'État providence, Les liens qui libèrent, Paris, 2014.
3. Voir entre autres The ILO multi-pillar pension model : building equitable ans sustainable pension system , 5 p., Genève BIT, 2019. Voir aussi P. PALSTERMAN , « Peut-on tirer des leçons du modèle nordique des pensions ? » Revue Nouvelle, mai-juin 2011.
4. Voir P. PALSTERMAN, « Individualisation des droits, une définition aux multiples enjeux », Démocratie, octobre 2017.
5. Les quelques indications qui suivent sont largement reprises de
K. VLEMINCKX, « Henri Fuss (1882-1964) : La sécurité sociale comme instrument de paix et de justice sociale », Revue belge de Sécurité sociale, 2014, pp. 427-444. Voir aussi G. VANTHEMSCHE, La sécurité sociale, les origines du système belge, le présent face à son passé , De Boeck Université, 1994; M. CONWAY, J. GOTOVITCH,
S. GOVAERT, Les chagrins de la Belgique, libération et reconstruction politique 1944-1947 , CRISP, 2015.
6. « Arrêté-loi » était l'appellation de l'époque pour « arrêté de pouvoirs spéciaux ». Il ne s'agissait pas des pouvoirs spéciaux votés en 1939 pour affronter le temps de guerre : une loi d'habilitation avait été promulguée le 14 décembre 1944. C'était tout de même un expédient permettant d'aller de l'avant, sans passer par un débat parlementaire dont tout permettait de penser qu'il ne déboucherait sur rien.

© Javier Morales

 

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