Dossier OuvertureAnas TrigaletEn avril prochain, le MOC organisera sa Semaine sociale sur le thème de la transition écologique. Ce dossier est l’occasion de présenter différentes théories ou courants porteurs d’un projet de transition écologique et sociale. De quoi poser le débat à l’heure où semble émerger dans la société une inquiétude urgente et grandissante face à la situation non seulement sociale mais également écologique, climatique et d’anéantissement de la biodiversité en particulier 1.

 

Si la crise, ou plutôt l'effondrement écologique auquel nous sommes confronté.e.s nous rappelle sans cesse le caractère vital de la « transition écologique », cette dernière n'en demeure pas moins un concept assez mal délimité. Il est en effet utilisé tout autant pour caractériser les multiples initiatives axées sur la construction d'une résilience locale en préparation de l'après-pétrole que pour définir des programmes gouvernementaux visant à modifier le système énergétique afin qu'il puisse continuer à alimenter la croissance économique tout en limitant l'augmentation des émissions de gaz à effet de serre. Dans son acception courante, la transition désigne le passage d'un état à un autre, ce qui implique un processus de transformation. Dans le cas de la transition écologique, si l'écologie concerne les relations entre l'humain, organisé socialement, et la nature dont il fait partie, il s'agirait alors du processus de transformation des rapports entre la société et la nature, en vue de leur harmonisation. La notion de transition ainsi définie implique l'idée que les formes d'organisation économique actuelles, mais peut-être aussi politique et sociale, ne sont pas durables et doivent être transformées. Elle délimite dès lors un champ potentiellement plus large que celui de la seule transformation du système énergétique ou économique.

Dans un premier temps, à partir de la notion d'Anthropocène, nous esquisserons très superficiellement un état des lieux de la situation écologique présente. Dans un second temps, nous proposerons d'identifier et de caractériser très succinctement quatre courants porteurs d'un projet de transition écologique et sociale – à savoir le développement durable, la décroissance, l'écosocialisme et l'écologie sociale – et d'apporter quelques points de repère pour les distinguer ou les relier.


Un glorieux Anthropocène qui risque d'être bref !

L'Anthropocène se définit comme une nouvelle époque géologique dans laquelle le système Terre aurait basculé depuis la révolution thermo-industrielle. Bien au-delà d'une crise, cet évènement vient désigner « un dérèglement écologique global, une bifurcation géologique sans retour prévisible à la « normale » de l'Holocène » 2. Cette nouvelle époque met en évidence le fait que l'être humain n'a jamais autant modifié les écosystèmes qui l'hébergent que depuis ces deux derniers siècles et que « les traces de notre âge urbain, industriel, consumériste, chimique et nucléaire resteront pour des milliers voire des millions d'années dans les archives géologiques de la planète » 3.

Cette notion nous semble pouvoir contribuer à poser un rapide bilan, forcément trop bref et incomplet, de notre « maison qui brûle ». Et cela car elle s'inscrit dans une perspective holistique propre à l'écologie4 et permet d'envisager comment les flux biogéochimiques sont entrelacés au vivant. Mais aussi car elle renvoie à – et permet dès lors peut-être de saisir – la gravité extrême et sans précédent de l'écocide en cours, invitant ainsi à une lucidité salutaire, bien que pas forcément confortable, sur la situation écologique présente.

Les effets dévastateurs touchent particulièrement les pays pauvres, mais accroissent aussi les vulnérabilités sociales dans nos sociétés.

En retraçant l'histoire de l'Anthropocène, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz remettent en cause le récit dominant qui a accompagné son émergence. Très schématiquement, il s'agit de l'idée qu'un grand « nous », l'espèce humaine, aurait par le passé détruit son environnement, de manière systématique et inconsciente, jusqu'à ce que des scientifiques du système Terre lancent l'alerte à la fin du XXe siècle et lui ouvre enfin les yeux5. Ces auteurs montrent qu'en ignorant les conflits et oppositions auxquels a donné lieu cet « agir anthropocénique », ce récit dépolitise l'histoire de l'Anthropocène 6. Nous ajoutons qu'il conduit à naturaliser les causes de la catastrophe, attribuées à une tendance « naturelle » ou « intrinsèque » de l'espèce humaine à dévaster son environnement.

S'inscrivant dans une posture critique par rapport à l'Anthropocène, Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz s'en font également les héritiers. Ils proposent ainsi de prendre acte du basculement géologique dont témoigne cet évènement. Dans le premier chapitre de leur ouvrage, ils identifient plusieurs dimensions de cette nouvelle époque. Ils pointent tout d'abord l'augmentation, dans l'atmosphère, des gaz à effet de serre émis par les sociétés humaines, en particulier (mais pas seulement) le fameux dioxyde de carbone (CO2) issu principalement de la combustion des énergies fossiles (charbon, hydrocarbures), qui conduit à réchauffer la planète 7. Selon le dernier rapport spécial du GIEC8, si le rythme d'émissions se poursuit à son niveau actuel, il est très probable que nous atteignions un niveau de réchauffement de 1,5°C entre 2030 et 2052, autant dire demain, et de plus de 4°C à la fin du siècle, par rapport à l'ère préindustrielle. Ce rapport montre que les conséquences d'un réchauffement de 1,5°C seront redoutables et ont été sous-estimées. Depuis 2016, nous avons atteint 1°C de réchauffement et les effets se font déjà sentir : sécheresses, canicules, cyclones de plus en plus violents, incendies, migrations climatiques, etc. Ces effets dévastateurs touchent particulièrement les pays pauvres, qui y sont davantage exposés, mais accroissent aussi les vulnérabilités sociales dans nos sociétés. Pourtant, malgré la succession des COP, les États ne prennent pas de mesures à la hauteur des enjeux : l'addition des engagements pris par ceux-ci dans le cadre de l'Accord de Paris en 2015 (qui prévoyait pour rappel de limiter le réchauffement bien en deçà de 2°C et de tout faire pour ne pas dépasser les 1,5°C) conduit à un réchauffement de 3°C d'ici 2100. De plus, aucun pays européen n'a jusqu'ici respecté ses engagements. En Belgique, les émissions sont même reparties à la hausse en 2018 ! Quant à la COP 24 qui s'est tenue en décembre en Pologne, elle n'a, sans surprise, pas accouché d'un accord à la hauteur des enjeux : aucun engagement ferme n'a été pris en vue du rehaussement nécessaire des ambitions et aucune modification des « règles du jeu » encadrant l'action climatique internationale (contributions volontaires et déterminées unilatéralement par les États) n'a été décidée, alors que ces dernières ne permettent manifestement pas d'aboutir.

La « dégradation généralisée du tissu de la vie sur terre (biosphère) » est une autre dimension de l'Antropocène évoquée par Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz. Elle se traduit par un effondrement de la biodiversité (les espèces disparaissent à un taux entre 100 et 1.000 fois plus élevé que la normale géologique, les scientifiques évoquent désormais la « sixième extinction » depuis le début de la vie sur terre). Dans une analyse proche de celle de l'écologie sociale (voir plus loin), ces auteurs pointent le lien entre cet anéantissement biologique en cours et « le mouvement général de simplification (par anthropisation forestière, agricole ou urbaine), fragmentation, destruction des écosystèmes du globe » 9 ; cet effondrement de la biodiversité est également accéléré par le changement climatique.

La croissance économique est corrélée positivement sur le long terme avec une augmentation des inégalités et ne conduit plus à une amélioration du bien-être.

La perturbation par l'action humaine des grands cycles biogéochimiques de la planète (carbone, eau, azote, phosphate) participe également à l'Anthropocène : drainage de la moitié des zones humides de la planète et construction de 45.000 barrages de plus de 15 mètres retenant 15 % du flux hydrologique des rivières ; modification du cycle de l'azote avec les procédés industriels de combustion et la fabrication d'engrais, dont les rejets polluent l'atmosphère et les cours d'eau ; extraction du phosphate dans la lithosphère, principalement pour servir d'engrais dont près de la moitié finit dans les océans et dont la présence à un taux de 20 % a été évaluée comme un facteur d'extinction de la vie aquatique 10.

Enfin, l'artificialisation des écosystèmes en pâturages, cultures et villes s'y inscrit également : il a ainsi été évalué que « l'espèce humaine, passée de 900 millions d'individus en 1800 à 7 milliards aujourd'hui, s'approprie à elle seule (pour se nourrir, se vêtir, se loger et bien d'autres choses moins vitales) près du tiers de la production de biomasse continentale et consomme annuellement plus d'une fois et demie ce que la planète peut fournir sur un mode durable » 11. Ce sont en réalité les 500 millions les plus riches qui en consomment la majeure partie. Cette expansion a été rendue possible par la « mobilisation inouïe d'énergie humaine » (charbon, hydrocarbures, uranium) qui caractérise l'Anthropocène et qui a servi à « transformer la planète avec une puissance décuplée, à défricher, à urbaniser, aménager les écosystèmes » 12. Comme le montre ces auteurs, l'histoire de l'Anthropocène est en fait celle d'un Thermocène, les « transitions énergétiques » ayant jusqu'ici plutôt été des « additions » : une source d'énergie s'additionnant à une autre plutôt que s'y substituant 13.

Parmi les caractéristiques de la crise, ou plutôt du basculement écologique, il y a également l'épuisement des ressources naturelles (énergies fossiles mais également métaux, terres rares, etc.). Les travaux récents autour de l'effondrement des sociétés industrielles 14 abordent principalement cet aspect du problème écologique, avec une perspective prospective. Comme pour l'Anthropocène, l'effondrement a fait l'objet de nombreuses critiques dont certaines nous paraissent fondées. Il y a tout d'abord le fait que la notion mélange deux choses, à savoir l'effondrement des écosystèmes, largement entamé, et l'épuisement des ressources fossiles, sans cesse repoussé, et qui fait que le capitalisme fossile ne semble pas près de s'effondrer alors que ce serait précisément sa fin qui serait nécessaire pour limiter le réchauffement climatique 15. Il y a ensuite le caractère dépolitisant de l'effondrement qui est pointé : il privilégierait « la résignation endeuillée », l'attente passive de l'effondrement (inévitable) de nos sociétés plutôt que la lutte contre le système qui le produit16. Les travaux menés autour de cette notion ont cependant l'intérêt de démontrer la menace réelle d'effondrement que fait planer, sur nos sociétés industrielles, la poursuite de la croissance économique, qui repose largement sur les ressources naturelles limitées (fossiles en particulier). Des économistes ont par ailleurs montré que la croissance économique est corrélée positivement sur le long terme avec une augmentation des inégalités 17, et ne conduit plus, au-delà d'un certain seuil, à une amélioration du bien-être, mais au contraire à une baisse de la qualité de vie 18. Ainsi, à la lumière de l'effondrement, le « glorieux » Anthropocène dans lequel le système Terre a basculé risque bien d'être bref pour une grande partie de l'humanité !


Essai de cartographie provisoire des transitions

Quelles sont les voies porteuses d'un diagnostic (pourquoi en sommes-nous arrivés là ?) et de perspectives (comment y répondre ?) face à l'insoutenabilité écologique et sociale de notre modèle de société et à l'effondrement écologique qui en découle ? Nous en avons identifié quatre : le développement durable, la décroissance, l'écosocialisme et l'écologique sociale. Elles se répartissent entre deux grandes options : une première qui propose de réformer le modèle de développement actuel dans le cadre institutionnel existant et une seconde qui le remet fondamentalement en question et vise à rompre avec le système capitaliste.

Le développement durable

Le développement durable est la réponse apportée depuis plus de 30 ans pour tenter de réformer le modèle de développement actuel en vue de le rendre soutenable. On a retenu du « rapport Brundtland »19 la définition suivante : « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. » Il a été popularisé depuis 2002 sous la forme du triptyque environnemental-social-économique. Le développement durable s'est ainsi souvent réduit à la juxtaposition d'objectifs économiques, sociaux et environnementaux, sans remise en question des objectifs ni de la dynamique de chacun des « piliers »20. Depuis le troisième sommet de la Terre en 2012, on constate qu'une prépondérance est donnée à la dimension économique avec la notion d'économie verte, qui peut être définie comme la croissance d'un nouveau secteur basé sur les services rendus par les écosystèmes et le capital naturel21.

Le développement durable prend largement pour base l'économie de l'environnement et des ressources naturelles22. Elle considère que les problèmes environnementaux découlent principalement de l'absence de marchés (et donc de prix) correctement établis, et propose en conséquence d'appliquer les outils de marché à l'environnement naturel : internalisation des externalités négatives (par exemple de la pollution via des taxes pollueur-payeur ou l'instauration de marchés de droits à polluer) ou encore « payement » pour « services » rendus par la nature (l'absorption du carbone par les forêts par exemple). L'économie de l'environnement repose sur l'approche dite de la « soutenabilité faible », qui pose l'hypothèse d'une substituabilité parfaite entre différents types de capitaux : naturel, humain, technologique, social ou physique. Dans une telle perspective, l'épuisement d'une ressource naturelle ne pose aucun problème particulier puisqu'elle pourra être remplacée par un autre capital ; la croissance peut ainsi se poursuivre sans entrave et sans relâche.

Depuis la fin des années 80, le développement durable a concerné de nombreux champs (politique, économique, entrepreneurial, scientifique, citoyen, etc.) et différents niveaux (du mondial au local). Il est une référence pour de grandes organisations internationales telles que l'OCDE, la Banque mondiale ou encore l'OIT 23, et domine également les négociations internationales sur le climat et le développement (COP, Objectifs de Développement durable, etc.). Pourtant, après 30 ans, si l'on admet que le développement durable ne se réduit pas à l'intégration des questions environnementales dans les dynamiques sectorielles, force est de constater qu'il n'a pas produit les changements attendus vers la durabilité, tant au niveau de l'infléchissement de la dynamique de développement que de celui des réformes institutionnelles 24.

Poser ce constat d'échec ne revient pas à évacuer la perspective réformiste, mais implique a minima de reconnaitre la nécessité de donner un second souffle à ce projet. Dans cette perspective, une école critique 25 a émergé au sein du paradigme du développement durable. Celle-ci repose sur l'idée-clé de la « soutenabilité forte » développée par des auteurs de l'économie écologique, qui s'oppose à l'approche dite de la « soutenabilité faible ». Elle pose qu'il existe un « seuil critique » de capital naturel qu'il est indispensable de préserver, précisément parce qu'il est insubstituable. En conséquence, la croissance économique est remise en cause : elle est considérée comme non durable car conduisant à des irréversibilités qui menacent la planète. Les tenants de ce courant en appellent à la mise en œuvre d'un autre modèle social, ne reposant plus sur la croissance, afin de préserver les « stocks » de « capital naturel », pour reprendre les mots de ces économistes 26. Le courant de recherche qui s'est récemment développé autour des questions soulevées par la post-croissance 27, notamment celles de la prospérité et du bien-être dans une société sans croissance, semble proche de cette tendance.

Il se pourrait cependant, comme l'a énoncé dans un moment émouvant par sa sincérité un Commissaire européen lors d'une récente conférence co-organisée par l'ETUI 28 et consacrée à la post-croissance, que l'on ne sache pas très bien comment faire, au juste, pour « mettre fin à la croissance », car précisément, cela pourrait bien signifier : « mettre fin à l'accumulation ». Et ainsi impliquer une remise en cause de l'un des fondements du système économique actuel, l'accumulation du capital, rendue possible par la concurrence systématique pour le profit entre les propriétaires de capitaux. Ceci nous amène à explorer trop brièvement trois voies de transition écologique et sociale radicales, porteuses de la conviction que le maintien des structures économiques et politiques propres au capitalisme est incompatible avec un renouveau écologique.

La décroissance

La première de celles-ci est la décroissance. Elle est présentée par Serge Latouche comme un « slogan provocateur » lancé en 2002 pour dénoncer « l'idéologie du développement durable »29 ; ce dernier est en effet considéré comme un oxymore en raison de son option en faveur de la croissance (fut-elle labélisée « verte » ou « durable »). Latouche distingue en outre le projet décroissant de celui d'une société sans croissance, telle qu'envisagée par Adam Smith : c'est une rupture avec le productivisme et le consumérisme inhérents au capitalisme qui est nécessaire30. Mais il va encore plus loin : la logique de croissance (« la croissance pour la croissance ») est considérée comme l'essence d'une économie devenue « la religion de l'Occident moderne » ; en conséquence, il ne s'agit ni plus ni moins que de sortir de l'économie. C'est la sobriété retrouvée (réduire, relocaliser, redistribuer, etc.) qui doit permettre d'instaurer une société « solidaire d'abondance frugale », caractérisée par une diminution de la dépendance au marché grâce à la maitrise politique des infrastructures (techniques et outils) destinées à créer avant tout des valeurs d'échanges « non quantifiées et non quantifiables »31. Les décroissants soutiennent ainsi la construction d'alternatives (par exemple en matière d'agriculture paysanne, de relocalisation de l'économie, etc.), différentes en fonction des cultures et des contextes, mais qui visent toutes le développement d'une société non productiviste soutenable. Les multiples initiatives de transition qui visent à accroitre la résilience des communautés en préparation de l'après-pétrole, bien que se présentant souvent comme apolitiques, s'inscrivent dans cet imaginaire de sobriété (énergétique notamment) et de décroissance32.

L'écosocialisme

La seconde voie identifiée est l'écosocialisme. Ce courant de pensée, dont on peut situer la naissance en 2002 avec la parution du « Manifeste écosocialiste international » 33, entend intégrer l'écologie au socialisme, ou plus précisément à la critique marxiste du capitalisme. Pour Michael Löwy, un des représentants de ce courant, « l'intégration de la question écologique est en effet le grand défi pour un renouveau de la pensée marxiste au XXIe siècle »34. Pour les écosocialistes, la racine de la crise écologique est à rechercher dans la logique même de l'économie capitaliste, guidée par la recherche de profit et l'accumulation, et incapable de prendre en compte d'autres finalités humaines, sociales et environnementales en particulier. La dynamique de croissance infinie, inhérente au capitalisme, « menace d'anéantir les fondements de la vie humaine sur la planète » 35. L'écosocialisme critique le capitalisme vert qui conduit à la marchandisation de la nature : les mesures envisagées (marché de droit à polluer, taxes pollueurs-payeurs, etc.) sont considérées inefficaces. Il dénonce également l'écologie de marché qui s'y adapte ainsi que le « socialisme productiviste », incapable de prendre en compte les limites naturelles 36. Pour ce courant, une alternative écosocialiste est dès lors nécessaire. Elle devra remettre en cause les rapports de propriété capitalistes, en rendant collectif l'ensemble des moyens de production matériels. Au-delà d'un changement de propriété, l'objectif est de transformer en profondeur un appareil productif reposant depuis deux siècles sur les énergies fossiles. La transition écologique et sociale passera ainsi par un renouvellement des systèmes énergétiques, de transport et d'urbanisme actuels, afin de les rendre moins émetteurs de gaz à effet de serre. Elle s'appuiera également sur une diminution des inégalités et un élargissement de la sphère socialisée (services publics et sécurité sociale), dans le cadre d'une planification démocratique des choix et investissements stratégiques de la transition37. De manière générale, la production devra donner la priorité à la création de valeurs d'usage par rapport à celle qui « ne vise qu'à accroitre la sphère de valorisation du capital ». Se dessine ainsi un projet politique basé sur une planification démocratique de l'économie (choix de production et d'investissement d'intérêt public sous contrôle démocratique) à tous les niveaux du plan (du local au national voire jusqu'au mondial pour les enjeux planétaires tels que le climat par exemple).

L'écologie sociale

Enfin, la troisième voie que nous avons identifiée est l'écologie sociale. À la fois courant théorique, idéal de société et mouvement militant, elle a été développée au départ par l'écoanarchiste américain Murray Bookchin. Tout comme l'écosocialisme, l'écologie sociale tente d'articuler socialisme et écologie. Elle rejoint le diagnostic posé par ce courant quant à la racine capitaliste des destructions écologiques. Elle va néanmoins plus loin dans la recherche des causes profondes du problème, en pointant l'ensemble des dominations à l'œuvre dans la société. Ainsi, pour l'écologie sociale, « l'obligation faite à l'humain de dominer la nature » (ce que l'on pourrait identifier comme un quatrième système de domination) « découle directement de la domination de l'humain sur l'humain »38 (sont pointés les trois systèmes de domination que sont le patriarcat, le racisme et le capitalisme). Le raisonnement qui conduit à cette conclusion est que « la hiérarchie n'est pas un élément central de la pérennité des systèmes vivants. La stabilité et la spontanéité – ce qu'on appellerait aujourd'hui la résilience – des écosystèmes tiennent beaucoup plus à la diversité des éléments qui le composent et à leurs interconnexions » 39. Or, Murray Bookchin montre que le gigantisme et la centralisation (des entreprises, des zones urbaines et agricoles, etc.) toujours plus importants auxquels conduit l'organisation hiérarchique de la société actuelle tendent à uniformiser et simplifier dangereusement les mécanismes du vivant. L'écologie sociale y oppose un idéal de société écologique et décentralisé, favorisant la diversité des écosystèmes et l'autonomie des individus.

Tout comme l'écosocialisme, l'écologie sociale rejoint le diagnostic posé quant à la racine capitaliste des destructions écologiques.

La décentralisation est non seulement une condition pour établir des rapports harmonieux avec la nature mais également pour permettre une reprise en main du domaine public par les citoyen.ne.s. En effet, seule l'échelle locale permet de créer un espace propre à l'implication de chacun.e, et ainsi la mise en place d'une démocratie directe libérée de l'organisation hiérarchique. Se dessine ainsi le projet politique de l'écologie sociale, le municipalisme libertaire, qui vise l'instauration de communautés (communes) autonomes politiquement et regroupées en fédération.


Pour conclure provisoirement...

L'écologie sociale et la décroissance sont porteuses d'un même appel à la décroissance matérielle des biens (même si l'écologie sociale met en garde contre une approche centrée exclusivement sur le style de vie et la culpabilisation du consommateur et dénonce avant tout un système qui est celui de « la production pour la production »). Ces deux écoles plaident pour une reprise en main de l'économie au niveau local, par les citoyen.ne.s. Il semble cependant que l'écologie sociale a été plus loin dans l'élaboration d'une théorie politique à même de concrétiser cet idéal (à travers le projet du municipalisme libertaire et de propriété communale des moyens de production).

L'écosocialisme partage avec l'écologie sociale la nécessité d'un changement de propriété de l'appareil productif. Et il propose qu'il s'accompagne d'une transformation en profondeur de celui-ci, ne servant pas uniquement « le libre développement des forces productives » mais prioritairement la production de valeurs d'usage. Il s'approche peut-être en ce sens du projet de décroissance matérielle porté par les deux autres courants. Là où se situe une différence majeure avec l'écologie sociale (et également avec la décroissance dans la mesure où elle promeut une transformation à partir du local), c'est au niveau de l'échelle et des acteurs censés mettre en œuvre cette transition. Si dans l'écosocialisme, l'idée de planification démocratique semble renvoyer à sa mise en œuvre par un État dont se seraient appropriées les classes laborieuses, dans l'idéal de société porté par l'écologie sociale, ce sont les communes politiquement autonomes et regroupées en confédération qui en sont les acteurs clés. Nous avons été frappée, ces dernières semaines, par des déclarations d'acteurs du mouvement des Gilets jaunes qui semblaient à première vue se situer en filiation directe avec cet idéal d'une démocratie directe décentralisée 40.

Il existe donc différentes voies possibles de transition écologique et sociale, et un essai de cartographie est forcément partiel et provisoire. Nous avons vu que ces différentes voies s'articulent autour d'un clivage entre une écologie réformiste, qui est majoritaire (et dont le développement durable est la traduction politique), et une autre, radicale, qui est minoritaire ; et qu'au sein de cette dernière, un clivage entre centralisation et décentralisation semblait notamment émerger. Quelles clés utiles ces voies nous livrent-elles pour penser et engager la société dans une transition à la hauteur des enjeux écologiques, à l'articulation de la justice sociale et environnementale ? #

 

                                                                                                                                   Anaïs Trigalet, Fondation Travail-Université

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1. Cet article se base sur la note d'intention élaborée avec le groupe de travail de préparation de la Semaine sociale 2019. Je remercie Grégoire Wallenborn pour sa relecture attentive et pertinente.
2. C. BONNEUIL, J.-B., FRESSOZ, L'évènement anthropocène, Seuil, Paris, 2013, p.39.
3. C. BONNEUIL, J.-B., FRESSOZ, op. cit., p. 38.
4. Terme forgé il y a cent cinquante ans par le biologiste allemand Haeckel, l'écologie désigne « l'étude de l'ensemble des relations de l'animal avec son environnement, tant organique qu'inorganique ». Plus largement, ce dont traite l'écologie, c'est de l'équilibre de la nature. Et si l'on admet que la nature englobe l'humain, l'objet de l'écologie est alors l'harmonisation de leurs rapports. Elle est ainsi la science des conditions d'existence, ce qui en fait un enjeu tout simplement vital. Elle enseigne que l'humain ne peut prétendre à la maitrise de la nature en tant que totalité (dans ses cycles et interconnexions). (Source : BOOKCHIN M., Au-delà de la rareté. L'anarchisme dans une société d'abondance, Ecosociété, Montréal, 2015, p. 71).
5. C. BONNEUIL, J.-B., FRESSOZ, op. cit., p. 11.
6. Idem, chapitre 9.
7. Ibidem, p. 20.
8. Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d'un réchauffement de 1,5°C, 8 octobre 2018, www.ipcc.ch/sr15/
9. C. BONNEUIL, J.-B., FRESSOZ, op. cit., p. 21.
10. Idem, p. 22-23.
11. Ibidem, p. 23
12. Ibidem, p. 26.
13. Ibidem, chapitre 5.
14. Voir notamment : P. SERVIGNE, R. STEVENS, Comment tout peut s'effondrer ?, Seuil, Paris, 2015. Ces auteurs définissent l'effondrement comme « un processus à l'issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis [à un cout raisonnable] à une majorité de la population par des services encadrés par la loi » (p. 15).
15. J.-B., FRESSOZ, « La collapsologie, un discours réactionnaire ? », Libération, 7 novembre 2018.
16. D. TANURO, « L'effondrement des sociétés humaines est-il inévitable ? », Contretemps, 19 juin 2018.
17. Voir notamment : T. PIKETTY, Le capital au XXIe siècle, Seuil, Paris, 2013.
18. Voir notamment : T. JACKSON, Prospérité sans croissance, La transition vers une économie durable, De Boeck, Bruxelles, 2010.
19. Le rapport « Notre avenir à tous », dit « rapport Bruntland », a été déposé en 1987 par la Commission mondiale sur l'environnement et le développement mise sur pied par l'Organisation des Nations Unies.
20. J. THEYS, « Le développement durable 20 ans après, plaidoyer pour une seconde étape », in J. THEYS, C. DU TERTRE, et F. RAUSCHMAYER, Le développement durable, la seconde étape, Édition de l'Aube, La Tour-d'Aigues, 2010, p. 25-63.
21. G. KALLIS, C. KERSCHNER, J. MARTINEZ-ALIER, « The economics of degrowth », in Ecological Economics, vol. 84, 2012, p. 172-180.
22. Branche de l'économie néoclassique qui étudie les questions d'environnement et de ressources naturelles.
23. Organisation internationale du Travail (OIT), Une économie verte et créatrice d'emplois, résumé analytique, 2018, www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/---dgreports/---dcomm/---publ/documents/publication/wcms_628709.pdf
24. J. THEYS, op.cit.
25. Voir P. JACQUEMOT, Le dictionnaire encyclopédique du développement durable, Sciences humaines, 2017, p. 203-204. Cet auteur qualifie en réalité cette seconde école de « radicale » mais nous faisons le choix de la considérer comme radicalement réformiste, ou « critique », car elle ne nous parait pas porteuse d'une remise en cause majeure du cadre institutionnel.
26. JACQUEMOT P., op. cit.
27. Voir par exemple I. CASSIERS, K. MARÉCHAL, D. MÉDA (sous la dir.), Vers une société post-croissance. Intégrer les défis écologiques, économiques et sociaux, Éditions de l'Aube, La Tour-d'Aigues, 2017.
28. Séance de clôture de la conférence Post-croissance 2018, co-organisée par l'European Trade Union Institute (ETUI), 20 septembre 2018.
29. S. LATOUCHE, « Décroissance », in D. BOURG, A. PAPAUX (sour la dir.), Dictionnaire de la pensée écologique, Presse Universitaire de France, Paris, 2015, p. 246-249.
30. Cet horizon radical ne semble cependant pas partagé par l'ensemble des « objecteurs de croissance » dont certains plaident pour une décroissance du PIB et des biens et services marchands sans remise en cause du cadre global dans lequel ils s'insèrent.
31. S. LATOUCHE, op.cit., p. 249.
32. Voir par exemple : R. HOPKINS, Ils changent le monde, Seuil, Paris, 2014.
33. M. LÖWY M., J. KOVEL, « Manifeste écosocialiste international », septembre 2001, http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article7891
34. M. LÖWY, Écosocialisme. L'alternative radicale à la crise écologique, Mille et une nuits, 2011, p.26.
35. M. LÖWY, op. cit., p. 26.
36. Idem, p.52.
37. J.-M. HARRIBEY, « Écosocialisme », in D. BOURG, A. PAPAUX (sous la dir.), op.cit., p. 374.
38. M. BOOKCHIN, Au-delà de la rareté. L'anarchisme dans une société d'abondance, Écosociété, Montréal, 2015, p.76 (Édition originale Post-Scarcity Anarchism, Rampart Press, Berkeley, 1971).
39. A. BOUTAUD, « Écologie sociale », in D. BOURG, A. PAPAUX (sous la dir.), op.cit., p. 345.
40. Voir par exemples l'appel-programme des Gilets jaunes de Saint-Nazaire du 21 novembre 2018 ou la déclaration des Gilets jaunes de Commercy du 2 décembre 2018, intégralement repris dans l'ouvrage Gilets Jaunes, des clés pour comprendre, Éditions Syllepse, Paris, 2018, https://www.syllepse.net/syllepse_images/gilets-jaunes--des-cles-pour-comprendre.pdf

© Anaïs Trigalet