InternetneutreCredo ActionDepuis le mois de juin dernier, Internet n'est officiellement plus « neutre » aux États-Unis. Conséquence : les opérateurs télécoms américains pourront privilégier certains contenus dans les tuyaux qu'ils gèrent. Si les raisons de cette décision sont principalement économiques, une menace pèse sur la liberté d'Internet et, partant, sur la liberté d'expression qui y règne. L'Union européenne semble toutefois garder le cap d'un accès libre et universel au Net. Mais jusque quand ?

La décision pourrait changer peu à peu le quotidien des internautes américains. Et, à terme, des Européens. En toute fin de l’année dernière, la FCC, l’autorité de régulation américaine des communications, a en effet validé le démantèlement des lois passées sous Barack Obama qui garantissaient ce qu’on appelle la « neutralité du Net ». Le revirement est spectaculaire car, en 2015, ce même régulateur avait jugé qu’Internet était un «bien public». Dans les faits, c’est depuis le 11 juin dernier que cette neutralité a officiellement cessé d’être appliquée aux États-Unis.

Derrière ce vocable équivoque se cache en fait un véritable principe fondateur d’Internet. « Le terme « neutralité » n’est probablement pas le plus adapté car il renvoie à l’idée d’une certaine « objectivité » des contenus, ce dont il n’est pas question dans le débat qui nous occupe », précise d’emblée Philippe Laloux, journaliste et responsable du pôle multimédia au journal Le Soir. « La neutralité du Net, c’est un principe fondateur d’Internet. C’est l’équivalent de la liberté de circulation dans le monde physique. En l’occurrence, il s’agit d’octroyer, à n’importe qui dans le monde, un accès universel, libre et égal au Net. Très concrètement, c’est ce qui me permet à moi tout comme à mon voisin d’avoir autant de chances que Jef Bezos, Tim Cook ou Mark Zuckerberg1 d’innover, créer, développer et transmettre des données ou du contenu sur le Net. » C’est cette liberté, fondamentale à bien des égards, qui est à présent menacée par la décision des autorités américaines, à l’initiative des républicains et soutenue par Donald Trump, de mettre fin à la neutralité du Web.

Les acteurs en présence


Pour bien comprendre les enjeux du débat, il s’agit avant tout d’identifier les différents protagonistes du dossier. Philippe Laloux plante le décor : « On l’oublie souvent, mais Internet, ce sont des milliards de données qui circulent dans des tuyaux, principalement des câbles sous-marins qui passent sous l’océan Atlantique. » Plusieurs acteurs cohabitent dans l’écosystème de ce réseau. « Tout d’abord, il y a ceux que l’on appelle les producteurs de contenu. Madame Dupont qui tient son blog de jardinage est une productrice de contenu au même titre que le sont, à une autre échelle, les géants Amazon ou Facebook. Ensuite, il y a les opérateurs « Telco », c’est-à-dire les opérateurs de télécommunication, plus généralement appelés les fournisseurs d’accès à Internet (FAI). Ce sont des opérateurs industriels. Ils gèrent les tuyaux et transportent les données des producteurs de contenu. Ce sont eux qui vont aussi développer les technologies telles que la 4G ou la 5G. Enfin, le troisième acteur, ce sont les citoyens : des internautes qui consomment ces données grâce à des abonnements payés aux FAI ».

Au vu de ce schéma, la neutralité du Net, c’est faire en sorte que les opérateurs qui contrôlent les tuyaux, c’est à dire les FAI (VOO, Proximus ou Telenet en Belgique) n’ont pas leur mot à dire sur les contenus qui passent par les tuyaux. Ce qui implique également que VOO ne peut pas offrir une connexion plus rapide aux internautes qui se connectent au site web de L’Avenir (qui appartient au même groupe que VOO) qu’à ceux qui lisent Lalibre.be. Autrement dit, il y a deux enjeux principaux autour de la neutralité du Net. Le premier est lié à nos libertés individuelles fondamentales : chacun a le droit de lire et de publier du contenu sur Internet, dans le cadre du respect de la loi, sans qu’un FAI ait son mot à dire sur ces mêmes contenus. Le second aspect est celui de la concurrence économique. Comme dans l’exemple de VOO, garantir la neutralité du Net c’est éviter qu’une entreprise donne un avantage à un service plutôt qu’un autre, sous prétexte qu’ils font partie du même groupe, ou que ce service a accepté de payer pour être prioritaire. Ce principe de neutralité évite donc qu’Internet ne devienne une sorte d’autoroute à plusieurs vitesses.

Contre la neutralité


Si les républicains ont décidé de mettre fin à la neutralité du Net aux États-Unis, c’est sous la pression du puissant lobby des FAI. C’est l’argument économique qui est le plus souvent avancé : déployer des infrastructures et en particulier de la fibre coûte très cher. Selon eux, il y a une captation inégale et injuste de la valeur par les producteurs de contenu comme Google, Facebook ou Netflix qui réalisent d’importants bénéfices via leurs réseaux alors même que les FAI n’en touchent pas un centime puisque la bande passante est essentiellement payée par les abonnés. L’exemple du développement des services de streaming vidéo est régulièrement avancé : la consommation de data a explosé ces dernières années et les opérateurs ne voient pas pourquoi ils seraient les seuls à financer les investissements nécessaires dans les réseaux pour suivre les besoins croissants. « D’autant que les technologies nouvelles se développent à la vitesse de l’éclair : l’Internet des objets, c’est-à-dire les voitures avec assistance de pilotage, les maisons connectées... sont extrêmement gourmandes en tuyauterie, en espace. Elles demandent donc des fonctionnalités et des puissances bien plus importantes qu’un simple blog, qu’un site d’information ou même qu’Amazon », confirme Philippe Laloux. « Pour ne pas freiner l’innovation et les investissements, les FAI plaident donc pour un Internet à deux vitesses. Cela leur permettrait de faire payer les GAFAM 2 mais aussi, par exemple, les gros consommateurs de vidéo. »

De leur côté, les FAI américains tiennent à se montrer rassurants. Ils jurent qu’ils ne ralentiront ni ne bloqueront les contenus. Selon eux, les lois du marché réguleront les potentiels effets négatifs : les consommateurs choisiront le FAI le plus performant et le moins cher. Soit le sacro-saint laïus de la libre concurrence, également défendu par certains politiques américains qui avancent l’argument que l’État n’a pas, via un régulateur, à se mêler d’Internet et que les entreprises doivent pouvoir conduire leurs activités comme bon leur semble.

Pour la neutralité


On l’a bien compris, les GAFAM n’ont aucun intérêt à voir disparaître la neutralité du Net. Comme leur objectif est de toucher le plus grand nombre d’internautes possible pour monétiser au maximum leurs activités, la gratuité et l’accessibilité des tuyaux sont des éléments fondamentaux de leur modèle économique. Mais le front est beaucoup plus large que les GAFAM. Au secours de la neutralité du Net, il y a également la toute grande majorité des entrepreneurs du numérique. Ainsi, le réseau social Twitter n’a pas hésité à affirmer qu’il n’aurait jamais pu développer son activité sans cette liberté. Même discours du côté de l’application Snapchat. « Sans un Internet gratuit et ouvert, Snapchat ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui. Nous pensons sincèrement qu’il faut offrir ces mêmes opportunités aux futurs entrepreneurs innovants », a expliqué un porte-parole du réseau social dans un communiqué, suite à l’annonce de la FCC. Philippe Laloux confirme : « Pour les start-up, ce serait une véritable catastrophe. Les coûts de départ pour lancer une nouvelle activité économique empruntant des tuyaux payants pourraient être rédhibitoires pour beaucoup. Quel frein pour l’innovation ! »

Mais si l’enjeu est économique, il est également, voire prioritairement, démocratique. Aujourd’hui, quiconque souhaite s’informer sur le Net peut choisir son site de référence sans contrainte : aucun opérateur ne peut empêcher un internaute de lire Le Soir, Le Vif ou La Libre en ligne, ni de s’informer sur le site de Démocratie ou sur des sites « alternatifs ». S’il est peu probable qu’une réelle censure s’opère à court terme, il n’est pas impossible, comme déjà évoqué plus haut (cf. Voo et L’Avenir), que les FAI privilégient des médias appartenant au même groupe si la neutralité devait un jour être mise à mal chez nous. En France, où la concentration des médias est particulièrement prégnante, les internautes pourraient ainsi devoir payer quelques euros en plus chaque mois sur leur abonnement SFR pour accéder au site du Monde tandis que Libé et L’Express (qui, comme SFR, appartiennent au groupe Altice) seraient entièrement gratuits et auraient une connexion plus rapide... De là, à ce qu’on puisse carrément bloquer l’accès à ces sites ? « Ne soyons pas trop alarmistes, ce n’est pas pour tout de suite. Même aux États-Unis avec la décision américaine et Trump au pouvoir, on n’imagine pas CNN ou le New York Times être ralentis ou défavorisés sur les réseaux. Mais un exemple très célèbre, c’est celui de la Chine où la neutralité du Web n’existe pas. Là-bas, il n’y a pas d’accès à Facebook ni à Google. En Turquie, c’est YouTube qui est interdit... alors que Dailymotion est autorisé. L’Internet bridé, ce n’est donc pas de la fiction, cela existe dans les régimes totalitaires ! »

Recours américains


Battle for the Net 3 est une plate-forme américaine de défense de la neutralité du Net qui rassemble plusieurs ONG. Elle n’abdique pas face à la décision de la FCC. Mais avance que « chaque seconde qui passe jusqu’à ce que la neutralité du Net soit rétablie, il mourra un peu plus ». Il reste un certain espoir. Le 16 mai dernier, le Sénat américain a voté pour l’annulation de la décision de la FCC. Ce qui ne suffit toutefois pas : il faut encore que la Chambre des représentants se prononce. Or, aucun vote n’est prévu. 218 députés doivent en faire la demande mais, pour l’instant, une cinquantaine manque à l’appel. L’association appelle donc les internautes américains à faire pression sur leurs élus. Mais si la Chambre devait confirmer la décision du Sénat, il faudrait encore que Donald Trump valide cette annulation. Ce qui est très peu probable puisque c’est le président lui-même qui a nommé, à la tête de la FCC, Ajit Pai, opposant notoire à la neutralité du Net. Cependant, certains États américains mènent la résistance (parmi lesquels le Montana, l’Oregon ou New York) : ils ont pris leurs dispositions pour garantir le maintien, sur leur territoire, de la neutralité du Net. Des procédures en justice ont également été lancées en début d’année par les GAFAM.

Dominique Leroy, CEO de Proximus, est contre la neutralité du Net. Elle veut taxer les géants du web qui monopolisent la bande passante.

Les défenseurs des libertés publiques (comme l’association ACLU4 ne s’attendent pas à ce que les FAI agissent de manière immédiate. « Après avoir passé un peu de temps, ils brandiront leur inaction comme une preuve que nous avions tort de ne pas leur faire confiance. (...) Et avant même qu’on ne s’en rende compte, l’Internet libre et ouvert auquel nous croyons aura disparu », craint Chad Marlow, un représentant de l’ACLU 5.

Et en Europe ?

L’évolution de la législation américaine sur la neutralité du Net n’a, en théorie, pas d’incidence directe sur le réseau européen ni donc sur le réseau belge. En effet, les règles qu’applique le régulateur ne concernent que les opérateurs américains. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que ce qui se passe aux États-Unis agit parfois comme un puissant prescripteur. C’est donc avec attention qu’il faut scruter ce qui se passe outre-Atlantique. Une des raisons d’être rassuré, du moins à court terme, c’est que l’Europe semble actuellement emprunter un tout autre chemin que celui des États-Unis : le cadre qui a été fixé en 2016 par l’Union européenne via plusieurs directives est en effet plutôt favorable au concept de neutralité du Net. Il reste que chaque État membre a sa propre régulation. Chez nous, Alexander De Croo, ministre de l’Agenda numérique et des Télécoms, s’est récemment positionné dans la lignée du commissaire européen en charge du Marché numérique, Andrup Ansip. Pour ce dernier, « le droit d’accès à un Internet ouvert sans discrimination ou interventionnisme (comme du blocage ou du ralentissement) est inscrit dans le droit de l’Union européenne » 6. Mais Dominique Leroy, CEO de Proximus n’est pas du même avis. Elle s’est déclarée contre la neutralité du Net en établissant une comparaison avec les poids lourds qui circulent sur le réseau routier. Pour eux, déclare-t-elle, une taxe au kilomètre a été instaurée. Elle plaide donc pour un système similaire pour les géants du Net qui mangent toute la bande passante.

Une réflexion qui peut s’entendre sur le plan purement économique, mais qui fait abstraction des dérives éventuelles sur la liberté d’expression. Pour Philippe Laloux, il est donc grand temps de s’interroger : « Parce que c’est un enjeu de liberté, de démocratie et de développement, ne devrait-on pas inscrire la neutralité du Web dans la Constitution ? On sacraliserait ce droit qu’est l’accès au réseau et aux infrastructures des télécoms : un accès libre, égal et universel pour tous les citoyens ». #


 

 

1. Respectivement les patrons d’Amazon, Apple et Facebook.

2. Derrière l’acronyme GAFAM se cachent les cinq géants du Web que sont Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.

3. www.battleforthenet.com

4. Union américaine pour les libertés civiles, www.aclu.org

5. M. GUILLOUX, USA : la neutralité du Net est officiellement abolie, www.developpez.com, consulté le 20 juin 2018.

6. P. VAN NUFFEL, La CEO de Proximus plaide pour la suppression de la neutralité du Net, http://m.datanews.levif.be, consulté le 15 juin 2018.

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