Si Volvo (Gand) est longtemps resté le seul symbole de l’investissement chinois dans notre pays – par l’entremise de Geely –, cette période est désormais révolue. Aujourd’hui, 65 entreprises belges sont (plus ou moins) détenues par des Chinois. Ensemble, elles représentent un chiffre d’affaires de 16,8 milliards d’euros et emploient 18.000 personnes. Environ un tiers d’entre elles travaille pour l’assureur Ageas dont le principal actionnaire est la banque Ping An. D’autres investissements sont plus modestes, comme dans la brasserie Martens, la société de transport routier LAG trailers (Bree), l’entreprise biopharmaceutique Celyad ou le groupe agro-industriel SIAT (caoutchouc et huile de palme).
Les Chinois investissent également dans les ports : Yang Ming et China Shipping Agency sont des agences administratives d’armateurs chinois ; le terminal de conteneurs Antwerp Gateway est également une joint-venture détenue à hauteur de 20 % par l’armateur d’État chinois Cosco ; le terminal APM de Zeebrugge est détenu à 49 % par China Shipping et Shanghai International Port, toutes deux entreprises d’État.
Dans le secteur bancaire, Delta Lloyd Bank et l’assureur Fidea sont détenus par le groupe financier chinois Anbang. Dans le secteur immobilier, la China Investment Corporation détient, depuis 2014, 65 % des casinos de Middelkerke et Blankenberge ainsi que 50 % des shopping centers de Waasland et Wijnegem.
Un autre fait marquant est le rachat, le plus onéreux jusqu’à aujourd’hui, de Powertain, fabricant limbourgeois de boîtes de vitesse, par le groupe industriel Yin Yi Punch pour un milliard d’euros.
Soulignons également que, depuis 2002, l’enseigne de vente au détail Kruidvat est détenue par le milliardaire hongkongais Li-Ka ; la maroquinerie de luxe Delvaux a été rachetée en 2011 par Fung Brands ; l’enseigne belge Hedgren, qui fait fabriquer l’essentiel de ses sacs en Chine, est également détenue par les Chinois. Des capitaux chinois ont même été investis dans le club de football de Roulers, et cette année, le China Belgium Technology Center tente d’attirer pas moins de 600 travailleurs chinois à Louvain-la-Neuve (voir encadré).
L’argent chinois a-t-il une odeur politique ?
Cet inventaire peut évidemment être interprété de différentes façons. L’idée de la peur de l’offensive chinoise et de la nécessité de protéger nos entreprises est largement répandue. En 2016, le rejet de la proposition d’investissement de la société chinoise State Grid dans le gestionnaire de réseau (public) Eandis en est le parfait témoignage. Le psychodrame s’est déroulé au conseil communal de la ville de Gand. Le marché qui consistait à transférer 14 % de l’actionnariat du gestionnaire de réseau aux Chinois était pratiquement conclu lorsque les responsables politiques se sont rétractés. En effet, la Sûreté de l’État avait exprimé des craintes et soulignait le risque de voir l’infrastructure stratégique et le savoir-faire de nos entreprises énergétiques tomber entre les mains des Chinois. State Grid n’est pas seulement une entreprise d’État chinoise, elle est directement liée au Parti communiste chinois.
La Chine figure en outre parmi les cinq premiers pays à pratiquer l’espionnage économique intensif. En l’occurrence, nous sommes donc confrontés à un cas manifeste d’attaque orchestrée par les cénacles de ce mystérieux Parti communiste chinois. Tous les éléments d’un thriller politique à succès sont réunis. Mais est-ce l’essentiel dans cette affaire ?
Il ressort d’une étude de l’Université de Gand 1 qu’il ne faut pas toujours se montrer aussi pessimiste. « Trois pays – la Russie, la Chine et les États-Unis – et leurs services, mais aussi d’autres pays, disposent de nombreux agents en Belgique (rien de surprenant vu les institutions européennes établies à Bruxelles – N.D.L.R.). Il n’est pas nécessairement question d’espionnage ou d’ingérence. La présence et les objectifs de ces services ne prouvent rien d’autre que le fait que l’espionnage et l’ingérence ne sont pas moins importants que le terrorisme ou la subversion en Belgique. »
L’intervention de la Sûreté de l’État a totalement occulté le débat – beaucoup plus sensible – sur la transparence des entreprises publiques (investissement chinois ou pas, faut-il les conserver/inscrire à 100 % dans la sphère publique ?) et sur l’exemple d’Eandis. L’enfer s’est alors déchaîné sur la Chine, qui a été mise au ban ; les investissements émanant de cette partie du monde ont été accusés de tous les maux. La vérité se situe probablement entre ces deux extrêmes. L’espionnage économique n’est pas le propre de la Chine uniquement, mais l’État chinois n’est pas un agneau innocent non plus... Le quotidien De Tijd estime ainsi que quatre actionnaires chinois sur dix dans les entreprises sino-belges entretiennent des relations étroites avec les autorités chinoises.
Ni adoration ni aversion
La société chinoise est dirigée par le Parti communiste. L’économie y prévaut. Les marges laissées aux libertés sociales, culturelles et démocratiques varient en fonction des évolutions économiques. Depuis 1980, l’approche chinoise a sorti plus de 600 millions de Chinois d’une pauvreté extrême 2 et a replacé la Chine sur l’échiquier politico-économique mondial. Notons que la Chine est également un partenaire majeur de la lutte écologique mondiale. Bruce Dickson, professeur à l’Université George Washington, spécialiste de la politique chinoise, explique le contexte social du pays au magazine Mo : « Le pays a enregistré de nombreuses avancées sur les plans social et humain. (...) Bien que les inégalités économiques continuent de se creuser, la majorité de la population a toutefois vu son niveau de vie augmenter. 3 »
Il y aurait beaucoup à dire concernant les libertés démocratiques en Chine. Cependant, il est évident que la croissance économique spectaculaire (9,5 % en moyenne) de ces 20 dernières années a davantage bénéficié au Chinois moyen qu’à la seule petite élite. L’image de la Chine est suspecte et partiale. Les anecdotes relatant les excès de Chinois fortunés, et à l’inverse, les reportages sur les conditions de travail indignes dans les grosses entreprises chinoises, par exemple Foxconn (société taiwanaise qui assemble pratiquement tous les smartphones de la planète), prédominent dans les médias du monde entier. Une analyse plus approfondie, abstraction faite de toute adoration ou aversion, nous apprend que les raisons ne manquent pas d’étudier l’approche expérimentale de l’État chinois.
Au centre de contrôle de l’économie
Tous les plans économico-stratégiques cruciaux (plan quinquennal, Go Global, Go West, OBOR ou BRI,...) émanent du centre de contrôle politique. Tous les acteurs économiques, petites ou grandes entreprises, secteurs nationaux, etc. sont totalement aux mains de l’État ou liés, d’une façon ou d’une autre, à ce centre de contrôle.
Cependant, des erreurs sont également commises dans le cadre de ce processus et la corruption s’y immisce.
Le Parti communiste chinois n’est par ailleurs pas seul à la tête de ce centre de contrôle. La démocratie consultative chinoise joue ici un rôle décisif. Le Parti communiste chinois consulte toutes les couches de la population et des groupes sociaux importants (organisations populaires, femmes, jeunes, monde académique, etc.). Le processus décisionnel de la Chine est beaucoup plus approfondi que le pense l’Occident où prédomine encore souvent l’idéologie de la Guerre froide avec la Chine. Ces idées reçues empêchent de connaître véritablement le pays et son système sociétal.
Société hybride
L’État chinois et la grande majorité de la population ne veulent absolument pas revenir à l’ancienne « économie collective de la pénurie » de la période de Mao Tsé-Toung. Depuis 1978, le pays, sous la direction de Deng Xiaoping, a emprunté la voie de l’expérimentation, en adoptant des investissements capitalistes et l’économie de marché et en revoyant son mode de production. La société est devenue progressivement hybride et le contrôle socialiste s’est durci. La métaphore de « l’oiseau capitaliste dans la cage dorée socialiste » est plus actuelle que jamais en Chine. Que l’on soit partisan ou détracteur de cette expérience sociétale, le Parti communiste chinois l’oriente depuis le début et reconfirme inlassablement, pratiquement à chaque congrès populaire et du Parti, que la Chine poursuit sur cette voie hybride. L’abrogation du principe des deux mandats pour le président Xi Jinping, adoptée lors des « Deux Sessions 4 » récentes, s’inscrit dans cette métaphore et témoigne du renforcement du contrôle par le centre socialiste sur « l’oiseau capitaliste toujours plus dynamique ». Un important rééquilibrage s’est imposé au cours des dernières décennies : au fil des ans, une corruption tenace s’était emparée des sphères politique et économique et du monde des affaires. Immédiatement après son accession au pouvoir, Xi Jinping a mené une campagne anticorruption acharnée et a ravivé l’éthique communiste (les responsables politiques sont au service de la population, ils doivent être honnêtes et transparents sur le plan financier, ils doivent joindre le geste à la parole, etc.). L’immense cuirassé chinois doit à nouveau barrer à gauche.
One Belt, One Road 5
La Chine entend jouer un rôle significatif sur la scène mondiale, mais elle ne peut pas se passer du monde. L’initiative économico-stratégique « One Belt One Road » (OBOR), dans l’intervalle intitulée « Belt & Road Initiative » (BRI), a pour but de relier la Chine à l’Occident, plus spécifiquement à l’Europe. Xi Jinping a lancé ce plan titanesque en octobre 2013, peu après son accession à la présidence. Le projet prévoit l’installation d’une double route commerciale qui traverse 68 pays, de la Chine au cœur de l’Europe et vers l’Afrique. Ce plan devrait être finalisé en 2049, améliorer la prospérité de 65 % de la population mondiale et représenter 40 % du revenu mondial. Une banque d’investissement et un Fonds pour une nouvelle Route de la soie ont été créés. La BRI devra générer des accords commerciaux (régionaux) et des accords de coopération pour mettre en place toute l’infrastructure : les ports, les voies ferrées, les aéroports, les centrales électriques, les routes, les oléoducs et les gazoducs, les zones de libre-échange, la télécommunication, l’infrastructure financière, etc. Ces projets, qui représentent un capital total de 250 milliards de dollars américains, devraient être concrétisés. Depuis 2013, 50 entreprises d’État chinoises ont investi dans plus de 1.700 projets d’infrastructure dans le cadre de ce plan BRI. Le coup d’envoi a été donné il y a trois ans et plusieurs volets sont finalisés, mais il faut un engagement et des capitaux supplémentaires. Certains États européens se joignent également à cette banque d’infrastructure chinoise, comme le Royaume-Uni et l’Allemagne. Même la Belgique frappe depuis 2015 à la porte de la Chine pour être associée au projet.
Selon le sinologue Pascal Coppens, les entreprises belges doivent aller en Chine pour promouvoir leur expertise.
Le gouvernement chinois espère que la nouvelle Route de la soie favorisera le développement économique et la prospérité dans les provinces occidentales du Yunnan, du Sichuan et dans la région autonome de Xinjiang. Dans cette région, il règne une grande inquiétude au sein de la population ouïgoure, une minorité musulmane en Chine qui se sent discriminée et opprimée. Et Pékin pense qu’une plus grande prospérité favorise la quiétude. Au travers de la BRI, les intentions cachées des autorités chinoises pourraient bien être le développement de l’ouest de la Chine. En outre, il apparaît clairement que le plan colossal de la Chine a surtout pour but d’atteindre davantage l’Asie centrale, le Moyen-Orient, l’Europe de l’Est et l’Afrique. Il semblerait là aussi que la Chine, acteur mondial, souhaite tempérer l’inquiétude et l’instabilité dans ces régions en favorisant le développement économique, dans l’espoir d’amener la prospérité.
La Belgique n’est pas le meilleur élève
Dans la « Belt & Road Initiative », il est évident que la connexion avec l’Europe n’a pas pour but de s’emparer de ce riche continent. Ce type d’impérialisme n’a jamais motivé la Chine, dans toute son histoire. En revanche, elle est motivée par des relations commerciales qui bénéficient à tous, à l’instar de celles des anciennes routes de la soie.
Une étude syndicale européenne de 2017, publiée par Jan Drahokoupil 6, précise la nature des investissements chinois en Europe. La géographie des investissements chinois en Europe permet d’y voir plus clair. Ils dépendent de la nature des activités commerciales. Ainsi, les activités commerciales moyennes (par exemple, la vente au détail) sont uniformément répandues en Europe. Dans les principaux pays européens (France, Allemagne, Italie, Pays-Bas et Grande-Bretagne), on constate que les investissements chinois se concentrent surtout dans l’activité économique à haute valeur ajoutée (« Headquarters and Innovation »). Dans ces pays, on relève également des investissements green field (activités économiques développées en partant de zéro) couplés à des projets innovants. Dans les pays à bas salaires, comme la Pologne et la Roumanie, la Chine investit clairement plus dans l’industrie (production de biens).
Notons également que la Belgique est un pays où la Chine investit relativement peu. Pourquoi ? Pascal Coppens, sinologue et entrepreneur, l’a expliqué dans une tribune publiée sur Apache.be, un site de journalisme d’investigation : « La Chine cherche des technologies avancées, comme la microélectronique, la technologie énergétique et les nouveaux matériaux » 7 . En Belgique, IMEC et Umicore sont des exemples intéressants de ce type d’opportunités en matière d’investissement. Or, les États-Unis exercent de fortes pressions pour ne pas transférer la propriété intellectuelle à la Chine. Ces sites restent donc pour l’essentiel aux mains de la Belgique et de l’Europe. Les reprises globales chinoises servent « à développer ou sauvegarder les positions de leadership de la Chine » 8, qu’il s’agisse de Volvo, Punch Powertrain ou Caliopa... Les gros investisseurs de capitaux chinois – selon Pascal Coppens – déclarent que plus de 90 % des projets high-tech développés en Europe ne sont tout bonnement pas intéressants pour la Chine 9.
Pascal Coppens conseille en outre aux entreprises belges de se rendre de toute urgence en Chine pour promouvoir leur expertise. Il déclare que nous devons nous départir de notre phobie du Péril jaune, à l’instar de grandes entreprises belges comme Bekaert, Solvay et Barco, qui se sont libérées de ce syndrome depuis de nombreuses années déjà. #
Stijn SINTUBIN : Chef du Service Relations internationales
et européennes de la CSC
Ng SAUW TJHOI : Ancien journaliste de la VRT et spécialiste de la Chine
1. K. ANTUNOVIC, Spionage en activiteiten van inmenging door buitenlandse inlichtingendiensten. De reactie van de Belgische inlichtingen - en veiligheidsdiensten onderzocht, Gand, Université de Gand, 2014.
2. Duncan Freeman, chercheur au Centre de recherche EU-Chine du Collège d’Europe, pense que l’assistance sociale a également progressé en Chine : « La Chine est passée d’un système d’assistance sociale
très limité à un système basé sur des modèles européens. Si on le compare à celui des pays européens, le niveau d’assistance est toutefois encore relativement limité. » Freeman indique également que le pays a enregistré de très importantes avancées dans le cadre des Objectifs du Millénaire. « Le pays a fait de gros progrès en matière de développement social. En particulier si l’on compare avec d’autres pays en voie de développement qui connaissent un niveau de croissance économique similaire. » Voir : www.mo.be/analyse/china-s-razendsnelle-opmars-op-het-economische-wereldtoneel et https://en.m.wikipedia.org/wiki/Poverty_in_China
3. Bruce Dickson ajoute également que la croissance économique en Chine a un coût plus élevé pour l’environnement et un impact négatif sur le bien-être et la santé des personnes. Voir : www.mo.be/analyse/china-s-razendsnelle-opmars-op-het-economische-wereldtoneel
4. www.globaltimes.cn//special-coverage/Two-Sessions-2018.html
5. Une ceinture, une route.
6. Chinese investment in Europe : corporate strategies and labour relations, 2017, ETUI.
7. P. COPPENS, Het Gele gevaar komt niet uit China, maar uit België, Apache.be,18 janvier 2018. Voir également le site web de Pascal Coppens : www.chinaevangelist.com/
8. Ibid.
9. Ibid.
180 millions à Louvain-la-Neuve D’ici quelques mois, les portes du China Belgium Technology Center (CBTC) s’ouvriront à Louvain-la-Neuve. Coût de l’investissement ? 180 millions d’euros, récoltés par des investisseurs chinois. À terme, ce projet d’incubateur accueillera 200 entreprises spécialisées dans le domaine des hautes technologies. Le CBTC est né d’un partenariat entre la province de Hubei, en Chine, l’UCL, l’AWEX et l’IBW. Les 8,5 hectares coincés entre la E411 et la N4 sur lesquels s’implante le CBTC sont en effet la propriété de l’intercommunale du Brabant wallon, qui a cédé son terrain selon un bail emphytéotique. Le choix de Louvain-la-Neuve a été mûrement réfléchi : le CBTC profitera des avantages d’un établissement dans un parc scientifique, non loin de Bruxelles. Les sociétés belges bénéficieront également de cet incubateur pour pénétrer le marché chinois. Le choix de la Belgique s’explique par sa promiscuité avec les deux importants marchés français et allemand. Après les trois phases de travaux et dans sa forme définitive prévue pour 2024, l’incubateur devrait créer 1.500 emplois, dont environ 900 réservés aux Belges. Et pour loger tous ces nouveaux travailleurs, ce sont trois immeubles de logements qui seront construits sur trois sites différents de Louvain-la-Neuve. |