Le contexte mondial actuel pousse l’Union européenne à (re)penser sa sécurité, sa Défense et sa manière de réaliser cette dernière. Est-elle en capacité de devenir une véritable puissance militaire ? Avec la signature de la PESCO, l’idée de la création d’une armée commune prend de l’ampleur. Mais sous quelle forme ? Et avec quelles orientations ? Éclairage.
En mai 2017, la position de l'Union européenne (UE) au sujet de sa politique de Défense connaissait un basculement significatif. En effet, après la tournée européenne de Donald Trump, la chancelière allemande Angela Merkel tenait les propos suivants : « Le temps où nous pouvions totalement nous reposer sur d'autres est en partie révolu. (...) C'est pourquoi, nous, les Européens, nous devons vraiment prendre en main notre propre destin » 1. Et son ministre des Affaires étrangères de l'époque, Sigmar Gabriel, de renchérir le lendemain en affirmant que Washington mettait « en danger la paix en Europe ». Avant d'ajouter encore : « La politique à courte vue du gouvernement américain est contraire aux intérêts de l'Union européenne ». Des propos qui, si on les comprend bien, viseraient à ce que la Commission comme le Parlement européens aient une réelle autonomie stratégique qui ne dépendrait plus des caprices de Washington.
En novembre 2017, nouveau coup d'accélérateur. 25 États membres 2 signent la PESCO, un document décrivant les grandes lignes d'une « coopération structurée permanente » au sein de l'Union européenne dans le cadre de sa Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC). Il ne s'agit donc plus de coopération « renforcée » entre les pays européens, mais bien de tenter de reproduire ce que l'Europe a déjà fait dans d'autres domaines (Zone Euro et Union économique et monétaire) et de mettre en place une sorte d'« Eurozone de la Défense ».
L'Europe, une puissance militaire ?
Différents critères permettent de définir la puissance d'un État ou d'un groupe d'États 3. Parmi ces critères, on citera sa démographie, son économie, sa culture, son modèle de société, son système d'éducation, le niveau de cohésion sociale ou encore le degré de stabilité de ses institutions. Mais la puissance, c'est aussi la force militaire et la capacité de projection 4, le degré d'autonomie stratégique, les systèmes d'alliances qu'un État (ou un groupe d'États) parvient à mettre en place ainsi que le degré de protection 5 qu'il est capable d'offrir à ses citoyens.
Pouvons-nous qualifier l'Europe de grande puissance ? L'Europe constitue essentiellement une puissance dans les domaines où elle peut être perçue comme un acteur unique, agissant et s'exprimant au nom de l'ensemble de ses États membres, ce qui a pour effet d'additionner voir de multiplier les capacités individuelles. C'est notamment le cas des négociations commerciales internationales dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce. En effet, dans ce domaine, les États membres ont accepté d'exercer une souveraineté partagée en déléguant une partie de leurs compétences à un acteur supranational.
Si la création d'abord de la Communauté économique européenne et ensuite de l'UE a donc permis à l'Europe de faire émerger une puissance économique, le manque d'intégration dans les domaines politique, militaire et diplomatique ne permet pas aujourd'hui de qualifier l'Europe de superpuissance au même titre que les États-Unis par exemple.
Cependant, le rôle prépondérant de l'Europe dans un nombre croissant de domaines 6 permet de la qualifier de puissance « civile » ou de puissance « normative ». Actuellement, l'Union européenne exerce plutôt sa puissance par la stratégie d'alliances et de délégation (entre les 28 États membres ou, par exemple, dans le cadre de l'OTAN pour ce qui est de la puissance militaire) ; en usant de différentes stratégies d'influence, notamment en participant activement à l'établissement de normes internationales ; à travers ces nombreuses multinationales implantées partout dans le monde.
La signature de la PESCO représente aujourd'hui un levier important en termes d'intégration militaire et illustre la volonté de plus en plus marquée de l'Europe de devenir, elle aussi, une réelle puissance militaire dotée d'une large autonomie stratégique. La mise en œuvre de la PESCO passera inévitablement par le débat sur l'établissement d'une véritable armée européenne. Le scénario est envisageable, mais pas écrit d'avance tant le sujet est complexe et intimement lié à la souveraineté des États.
D'autre part, cela ne remettrait pas forcément en question l'existence d'alliances existantes (telles que l'OTAN) ou la création de nouvelles (vers l'Est par exemple). On peut cependant douter de la volonté des États-Unis de créer une alliance transatlantique réellement bicéphale dans le cadre d'une montée en puissance de l'Europe dans le domaine militaire. En effet, cette alliance est frappée d'un étrange paradoxe. Si les États-Unis ne souhaitent pas traiter avec un allié affaibli et dépourvu d'autonomie stratégique 7, ils ne souhaitent certainement pas non plus voir se développer une Europe militaire forte qui pourrait lui faire sérieusement concurrence sur la scène internationale. En d'autres termes, l'Europe doit rester un partenaire crédible, mais suffisamment docile.
L'Europe se retrouve donc dans une drôle de position. Une Défense autonome de l'UE contribuerait sans doute à une meilleure intégration de l'Union, tendance qui renforcerait à son tour la Défense elle-même. Par contre, des moyens de Défense excessifs pourraient être considérés par les autres puissances (y compris par d'autres pays que les États- Unis) comme un danger.
Un marché juteux ?
Pour quelle stratégie l'Europe doit-elle donc opter ? Le contexte actuel (la montée générale des inégalités depuis de nombreuses années, l'avènement de la Chine comme véritable grande puissance, la diminution des budgets Défense dans la plupart des pays européens, le Brexit, l'élection de Donald Trump aux États-Unis, la montée des droites en Europe...) pousse l'Union européenne à (re)penser sa sécurité, sa Défense et sa manière de réaliser cette dernière.
De tout temps, la manière d'organiser la Défense et la sécurité d'un territoire a dépendu de la manière dont un État ou un groupe d'États perçoit les menaces potentielles. La principale menace que pouvait percevoir un État était le risque d'invasion de son territoire par un autre État. Le rôle de l'armée était donc principalement de défendre les frontières du pays et d'assurer la sécurité de ses citoyens face à ce risque. Ce fut par exemple le cas lors des deux Guerres mondiales. Depuis lors, les acteurs internationaux et transnationaux se sont multipliés et les États ne sont plus les seuls à agir sur la scène internationale. Mais ce qui a certainement le plus influencé la manière dont les États perçoivent la menace est l'apparition de la notion de « guerre asymétrique » et de « lutte contre le terrorisme ». Une guerre asymétrique n'oppose plus un État (ou un groupe d'États) à un autre État, mais bien à un groupe non étatique de taille limitée qui s'attaque à lui en profitant de ses faiblesses, ses actions étant alors qualifiées de terroristes. Si le phénomène terroriste n'est pas récent, les attentats du 11 septembre 2001 ont marqué un tournant dans la perception de la menace. Que ce soit l'Europe, les États-Unis, la Russie ou la Turquie, tous ont depuis lors invoqué la menace terroriste pour justifier des interventions à l'étranger. D'autre part, dans un contexte de mondialisation et d'interdépendance entre les États (notamment de dépendance énergétique), la défense des intérêts économiques et géopolitiques à travers le monde est devenue un enjeu de plus en plus important pour les États cherchant à préserver leur position de puissance.
En percevant la menace de cette manière, la possibilité pour les différents États ou groupes d'États d'envoyer très rapidement des forces militaires à l'étranger 8 est devenue une priorité stratégique pour maintenir le rang de puissance sur la scène mondiale. S'ajoute à cela que les puissances actuelles optent aujourd'hui pour des stratégies d'intervention impliquant moins de soldats que par le passé. Depuis le traumatisme des deux Guerres mondiales, les acteurs internationaux cherchent à minimiser les pertes humaines qu'engendre une intervention militaire, en particulier lorsque celle-ci a lieu en dehors du territoire.
Pour les États-Unis, l'Europe doit rester un partenaire crédible mais suffisamment docile.
Pour pouvoir mettre en place ce double objectif (intervenir rapidement à l'étranger en risquant le moins possible de mettre en danger la vie des soldats), les États doivent alors réorienter leurs dépenses militaires d'une part vers les investissements en recherche et technologie (R&T) et en recherche et développement (R&D) et vers des investissements en matériel, tels que les avions chasseurs-bombardiers ou les avions de transport. Dans cette vision, la puissance d'un État ou d'un groupe d'États (de l'UE en l'occurrence) dépendra alors aussi de ces critères. Maintenir une avance technologique en la matière constitue donc un enjeu stratégique important. Ce double objectif se combine très facilement avec un troisième : contribuer à la croissance économique de l'Europe.
La mise en œuvre de la PESCO cadre tout à fait avec cette vision, les États membres s'engageant à consacrer une part plus importante de leur budget de Défense aux équipements militaires (20 % au minimum) et au développement technologique (2 % au minimum). Mais ils s'engagent surtout à le faire en coopérant davantage sur différents projets industriels capacitaires 9 ou opérationnels 10. L'idée de favoriser le développement d'une industrie militaire européenne n'est pas tout à fait nouvelle. L'UE a en effet déjà proposé en 2013 de s'inspirer des Programmes-cadres d'aide à la recherche scientifique pour l'appliquer au secteur de la Défense, à condition que les projets se fassent en partenariat entre différents pays européens 11. L'Agence européenne de la Défense (et les fonds qui y sont liés) joue ici un rôle central puisque c'est elle qui sera notamment chargée de l'évaluation de ces projets. Elle dispose donc des leviers pour pousser les multinationales européennes actives dans le secteur à conclure des partenariats « publics-privés » en matière de R&D, d'innovations et de fabrications d'équipements militaires. Un marché qui peut s'avérer particulièrement juteux...
Une puissance pour la paix ?
En convenant de la nécessité de mettre en œuvre une « coopération structurée permanente » dans le domaine de la Défense, les dirigeants européens ont franchi une nouvelle étape potentiellement significative. S'il faut encore se méfier des décisions « historiques » de l'UE, cela ne signifie pas que nous ne devons pas penser, dès aujourd'hui, à l'Europe de la Défense que nous voulons construire.
La politique de Securité et de Défense Commune visera-t-elle une Europe de paix ou de domination? Une défense effective ou une politique interventionniste ? Sous quelle mode de gouvernance ? Démocratique ou militariste ? En additionnant les dépenses militaires aux dépenses de coopération au développement, l'UE mène, jusqu'à présent, une politique davantage de coopération et de paix que ne le font les Etats-Unis.
Dans une perspective démocratique et de paix, il importe de faire respecter véritablement les engagements du Conseil européen du 28 juin 2016, c'est-à-dire les valeurs et les intérêts fondamentaux de l'Union : la paix et la sécurité (cela implique un intérêt à prévenir les conflits, à favoriser la sécurité humaine, à endiguer les causes profondes de l'instabilité et à œuvrer à l'avènement d'un monde plus sûr), la prospérité (promouvoir l'emploi, l'égalité et un environnement sûr et sain), la démocratie (le respect et la promotion des droits de l'Homme, des libertés fondamentales et de l'État de droit en font partie), et un ordre mondial fondé sur des règles (promouvoir des règles convenues d'un commun accord afin de juguler les rapports de force et d'apporter notre contribution à un monde pacifique, juste et prospère).
Quelle que soit cette politique de sécurité et de Défense, il importe que les objectifs en soient clairement définis et démocratiquement décidés. Mais aussi que la taille et le type de l'armée qui en découlent soient strictement défensifs. À première vue et compte tenu de la longueur des frontières de l'UE, il faudrait que l'armée européenne, regroupant toutes les armées des pays membres selon des quotas à convenir, ne dépasse pas les 500.000 hommes (gardes-frontières compris). Toute intervention hors des frontières de l'UE serait à interdire, sauf celle décidée unanimement au Conseil de sécurité de l'ONU. Il convient également de ne pas laisser aux entreprises privées de décider quels armements elles fourniraient à la sécurité et à la Défense de l'UE. Les seuls armements que nous pourrions admettre sont ceux qui sont indubitablement défensifs, d'une part, et dont les charges budgétaires sont supportables, d'autre part.
En vue d'une Défense constamment améliorée, la PSDC devrait viser progressivement une position plus équilibrée entre Washington et Moscou. Néanmoins, elle respectera les alliances de l'UE au sens strict de leur formulation telle que ratifiée par les parlements concernés. Elle devrait également favoriser un désarmement d'abord nucléaire, puis conventionnel en Europe. Tout cet effort se ferait en vue, peut-être, d'une neutralité entre les pays non encore neutres de l'UE. Une neutralité peut être armée ou non, en suivant l'expérience des nombreux pays neutres d'Europe.
Pour conclure, il n'est pas inutile de rappeler également que l'idée même de Défense engage la survie et dès lors la sécurité de la Nation – en l'occurrence celle de l'UE –, de ses institutions, de son territoire, de ses intérêts vitaux, tout autant que ses valeurs et sa capacité à résister à l'adversité. De ce fait, la Défense est un enjeu trop vital que pour être réservé aux seuls experts et professionnels. Elle nous concerne tous. La manière de la mettre en œuvre aussi. #
NAIMA REGERAS : CNAPD
NICOLAS BARDOS-FELTORONYI : Géopolitologue, professeur émérite à l'UCL
1. Le Monde du 29 mai 2017.
2. En sont exclus Malte, le Royaume-Uni (pour cause de Brexit) et le Danemark (exclu par un opt out en matière de Défense datant du traité de Maastricht).
3. Plus que la force militaire, c'est la capacité de projection de celle-ci, c'est-à-dire, pour un État, sa capacité à intervenir en dehors de son territoire, qui est devenue, dans un monde globalisé, un critère essentiel de puissance dans le domaine militaire.
4. Pour en savoir plus: B. Courmont, V. Niquet, B. Nivet, Quelle évolution de la notion de puissance et de ses modes d'actions à l'horizon 2030, appliquée aux États-Unis, à la Chine et à l'Europe, Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS), 2004.
5. La sécurité est une notion aussi multiforme que la notion de puissance et que la manière d'assurer la sécurité dépend donc de la manière dont les menaces sont perçues et définies.
6. Commerce, coopération internationale, éducation, culture, modèle institutionnel, établissement de normes internationales.
7. D'où l'exigence des États-Unis envers les pays membres de l'Alliance d'augmenter leur budget militaire à au moins 2 % de leur PIB.
8. Ce qui implique de pouvoir transporter des hommes et du matériel et donc de disposer de matériel militaire spécifique comme des avions de transport ou des systèmes de communication hautement performants.
9. Tels que le développement de l'avion de chasse d'Eurofighter – consortium de pays européens – ou du drone européen de surveillance MALE.
10. Unités communes de cyberdéfense, commandement coordonné pour le soutien médical, Erasmus militaire...
11. Plusieurs projets repris aujourd'hui dans le cadre de la PESCO étaient en fait déjà des candidats à ce programme. Ces projets devront être évalués par l'Agence européenne de la Défense.