dcembre article 1En juin 2016, les Britanniques choisissaient, par voie de référendum, de quitter l’Union européenne. La sortie effective du Royaume-Uni se négocie âprement depuis le 29 mars dernier suite au déclenchement de l’article 50 du traité sur l’Union européenne. Mais réussir une négociation suppose, avant toute chose, de poursuivre une série d’objectifs dont découle une stratégie congruente. Force, en l’occurrence, est de constater que le parti conservateur court comme une poule sans tête depuis la victoire du camp du Brexit. Analyse.



La tenue du référendum sur la sortie de l’Union européenne procédait d’une erreur d’anticipation de David Cameron, à l’époque Premier ministre conservateur du Royaume-Uni. Dodgy Dave (Dave le Louche), comme le surnommaient ses détracteurs du parti travailliste lorsque le scandale des Panama Papers révélait sa participation au capital d’une société offshore panaméenne 1, n’a jamais imaginé qu’il pouvait perdre. Il est vrai qu’entre temps, les révélations de fraude fiscale ont ruiné sa respectabilité.


Côté british




Le vote en faveur du Brexit a constitué un camouflet pour l’establishment du parti conservateur. En face, dans la catégorie des personnalités favorables à la sortie du Royaume-Uni, il y avait les outsiders, à commencer par Boris Johnson, qui sont sortis renforcés de la débâcle de l’élite du parti. Il n’en reste pas moins que d’un strict point de vue parlementaire, les Brexiters, en raison précisément de leur marginalité, ne faisaient pas figure de solution de remplacement à l’été 2016, au moment de la démission de David Cameron. Theresa May, devenue Première ministre, a donc été chargée de mener une politique en laquelle elle n’a jamais cru. Les choses ne pouvaient commencer plus mal.

Les nominations de Boris Johnson au poste de ministre des Affaires étrangères et de David Davis comme secrétaire d’État à la sortie de l’Union européenne, deux europhobes notoires (nous verrons, par la suite, que les positions de David Davis ont gagné en subtilité avec le temps), ont singulièrement compliqué la donne. En fait, on peut dire que, depuis le vote en faveur de la sortie de l’Union européenne, la crise du parti conservateur est devenue celle de l’État britannique. Négocier dans ces conditions constitue un bien périlleux exercice.

Pour renforcer sa légitimité, Theresa May a engagé des élections générales en juin de cette année et elle a perdu. Outre-Manche, le caractère de légitimation de la manœuvre a été largement souligné par la presse. C’est ainsi que le Times estimait que si le parti conservateur ne doublait pas son avantage en jouissant d’une avance de 50 sièges sur le Labour, Theresa May serait déjà en fâcheuse posture puisqu’elle ne jouirait pas d’un rapport de forces lui permettant de mettre sur la touche les durs de son propre parti 2.

La responsabilité de la Première ministre dans cet échec est totalement engagée. Dès son entrée au 10, Downing Street, Theresa May a joué à contre-emploi en optant pour un hard Brexit. En provoquant des élections générales, elle espérait surfer sur la vague eurosceptique pour se poser en patronne des conservateurs et, ensuite, faire des concessions. L’échec de cette tactique illisible est, aujourd’hui, patent et largement utilisé par ses adversaires europhobes (notamment Boris Johnson) pour lui signifier son congé. Le fiasco de cette élection est tel que le parti conservateur est en voie de balkanisation. On compterait, aujourd’hui, trois courants au sein du parti3. Les hard Brexiters, groupés autour de Boris Johnson, vouent aux gémonies les partisans de Philip Hammond, adeptes d’un Brexit le plus soft possible et d’une (très) longue période de transition. Au milieu de cette foire d’empoigne, on retrouve Theresa May et David Davis 4 qui prônent une courte transition avant de mettre en place un Brexit dur sur l’immigration.


Hardy et softy sont sur un bateau




Hard ou soft Brexit, so what ? Le hard Brexit associe une sortie complète des institutions européennes, une relation avec l’Union européenne basée sur les seuls principes de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et un refus d’aboutir à un compromis au sujet de la libre circulation des Européens entre le Royaume-Uni et l’Union européenne. En cas de rupture hard, des droits de douane définis par l’OMC et variables selon les secteurs s’imposeront aux échanges entre le Royaume-Uni et le continent. Le scénario soft exclut ce cas de figure. Dans le commerce international, il existe également des barrières non tarifaires, c’est-à-dire des mécanismes de limitation ne reposant pas sur des droits de douane. Si le scénario de soft Brexit se matérialise, le Royaume-Uni se retrouvera dans la même position que la Norvège avec des barrières non tarifaires augmentant les prix des exportations vers le continent à raison de 2,77 % 5 contre 8,31 % en cas de Brexit dur 6.

L’emploi au Royaume-Uni se contractera de 1,71 % (526.830 emplois) et le PIB de 4,47 % si le Brexit emprunte la voie hard. Pour l’Union européenne, l’impact à la baisse sur le marché du travail sera de 0,62 % (1.209.470 emplois tout de même) et le PIB de l’UE sera affecté à hauteur de -1,54 % 7. En termes d’impact sur la croissance, le scénario du hard Brexit entraîne le Royaume-Uni vers une perte structurelle de valeur ajoutée. On peut même s’attendre à quelques années de récession. Bien sûr, on peut toujours jouer sur l’argument de la dévaluation qui permettra de relancer les exportations britanniques. Certains éléments factuels obligent à ne pas accorder un crédit démesuré à cette thèse.

Depuis l’été 2016, la livre s’est sensiblement dépréciée. Classiquement, un mouvement de cette nature s’accompagne d’une augmentation des exportations d’un pays. Or, ce n’est pas ce qu’on observe. La hausse des exportations made in Britain a été, au cours de l’année 2016, modeste, ne s’élevant qu’à 1,6 % 8. Le Royaume-Uni continue, un an après le Brexit, à importer plus qu’il n’exporte. On interrogera donc la pertinence d’une dévaluation dans ce cas de figure.

L’économie britannique est, en effet, très désindustrialisée. Les chiffres sont clairs. La valeur ajoutée de l’industrie britannique rapportée au PIB du pays était de 19,2 % en 2016. L’industrie allemande représentait 30,4 % du PIB teuton à la même époque. Pour cette variable, la moyenne de la zone euro était de 24,6 % 9. Une économie désindustrialisée se caractérisant par un volume limité de productions matérielles trouve peu d’avantages compétitifs dans une dévaluation. Pour le dire simplement, une telle économie est certes, après dépréciation de sa monnaie, « moins chère », mais elle n’a pas grand-chose à vendre et ce qu’elle importe lui revient plus cher. À la clé, on signale une augmentation de l’inflation au Royaume-Uni suite au renchérissement des importations. En juillet 2016, l’inflation outre-Manche était de 0,6 % en base annuelle contre 2,9 % en mai 2017.

Du côté de l’Union européenne, on peut également redouter de sérieuses difficultés en cas de hard Brexit. Les autorités européennes 10 prévoient des taux de croissance de 1,98 % en 2017, 1,8 % en 2018, 1,77 % en 2019 et 1,75 % en 2020. Ces prévisions n’ont pas intégré le Brexit. Si on réalise cet exercice en retenant une chute de valeur ajoutée de 1,54 %, on obtient un taux de croissance rachitique de l’ordre de 0,7 % en 2019 et 0,2 % en 2020. Avec de tels chiffres, on pourra encore attendre longtemps avant de voir le chômage baisser en Europe.



 On peut toujours jouer sur l’argument de la dévaluation. Mais le Royaume-Uni continue, un an après le Brexit, à importer plus qu’il n’exporte. 




Avec le Brexit tendance hard, tout le monde est donc perdant. Étudions à présent les conséquences de la variante soft. L’impact sur le volume de l’emploi au Royaume-Uni sera de -0,45 % et concernera 139.860 travailleurs. Pour l’Union européenne, l’emploi sera amputé de 284.440 unités (soit 0,15 % du volume total). Le choc sur la croissance européenne sera de -0,38 % contre -1,54 % au Royaume-Uni 11. L’Union européenne s’en tire, en fin de compte, assez bien avec des taux de croissance de l’ordre de 1,5 % en 2019 et 1,4 % en 2020. On ne formulera pas le même constat pour la partie britannique où les pouvoirs publics tablaient, début 2017, sur des taux de croissance de 1,56 % en 2019, 1,72 % en 2020, 1,72 % en 2021 et 1,73 % en 2022 12. En intégrant les répercussions du soft Brexit, on obtient, après rectification, les taux suivants : 0,4 % en 2019 et 0,18 % en 2020, 2021 et 2022. Même en cas de soft Brexit, la Grande-Bretagne est perdante. Ceci explique sans doute les atermoiements du gouvernement britannique.


Corbyn story




Ces constats nous amènent à formuler une hypothèse. Et si le logiciel socioéconomique du parti conservateur ne permettait pas de répondre aux défis posés par le Brexit ? Un problème handicape aujourd’hui l’économie britannique. Il s’agit de l’inflation. En septembre de cette année, elle était de 2,7 % 13. L’inflation britannique résulte-t-elle d’un excès de demande des salariés ? C’est peu probable. L’économie du pays a, en effet, créé peu de postes de cadres bien payés depuis 200814. L’inflation s’explique plutôt par la baisse de la livre qui renchérit le prix relatif des biens importés. Cette dépréciation procède d’une fuite des capitaux qui, pour l’heure, boudent la City15. Pour stopper ces sorties, il existe bien l’arme du contrôle des changes. Pour faire vite, il s’agit de limiter temporairement par la voie réglementaire les sorties de capitaux du pays. Cette option constitue une hérésie pour le parti conservateur. Pas pour le Labour de Jeremy Corbyn.

Sachant que les dirigeants européens sont prêts à modifier les termes du débat sur la liberté de circulation pour que les Britanniques restent dans le marché unique 16, on peut raisonnablement penser que les positions du Labour seront de nature à rassurer l’Union européenne. Pour rappel, les travaillistes estiment que l’immigration est nécessaire et qu’à ce titre, il faut garder, après le Brexit, un système de visas qui permettra à des migrants peu qualifiés de continuer à se rendre au Royaume-Uni 17. De surcroît, il est de plus en plus clair que depuis cet été, la direction du Labour a réussi à convaincre ce vieil eurosceptique de Corbyn de l’intérêt de rester dans la dynamique d’un marché unique avec l’Union européenne 18.

Concernant l’indemnisation à charge de la partie britannique, Jeremy Corbyn se montre moins virulent face aux demandes de l’Union européenne que les conservateurs. La presse de droite le lui a suffisamment reproché 19. En tout état de cause, la facture du divorce ne peut pas constituer un obstacle majeur à la négociation, car elle représente entre 1,4 % et 2,3 % du PIB britannique selon les montants évoqués (60 ou 100 milliards d’euros). Pour autant, il ne faut pas croire que le Labour de Jeremy Corbyn sera le parti du soft Brexit.

Pour réindustrialiser le pays, les travaillistes entendent utiliser « la gamme complète des crédits à l’exportation (...) et des outils de promotion commerciale pour développer les exportations britanniques et soutenir les secteurs industriels prioritaires » 20. Ceci va nettement à l’encontre de la doctrine de la Commission européenne en matière d’aides d’État.


Nouveau blocage en vue ? Pas sûr




L’hostilité de Corbyn à l’endroit de l’OTAN est proverbiale21. Le projet de défense européenne qui a refait surface cet été pourrait servir d’intéressante monnaie d’échange entre les Européens et un gouvernement travailliste. Londres a, jusqu’à présent, toujours freiné les efforts de coordination militaire en Europe au profit de l’OTAN. Or, on ne peut raisonnablement imaginer la constitution d’un embryon d’Europe de la défense alors que le Brexit implique la sortie du plus gros budget militaire de l’Union européenne.

Les développements qui précèdent sont basés sur l’hypothèse d’une arrivée au pouvoir de Jeremy Corbyn avant la fin de l’année 2018. Cette perspective est de plus en plus plausible alors que les soucis se multiplient pour le gouvernement britannique. Les démissions en cascade au sein de ce dernier n’ont rien de rassurant et les observateurs de s’interroger sur l’autorité réelle de May sur ses troupes. Un mot circule à ce sujet dans les rangs conservateurs au Parlement. Il qualifie ironiquement le pouvoir de Theresa May de « faible, mais stable » 22.

Quarante députés conservateurs exigeraient, pour l’heure, le départ de la Première ministre. Si huit parlementaires venaient s’ajouter à ce groupe, un vote serait organisé ipso facto au sein du parti afin de mettre en minorité Theresa May 23. Une autre mauvaise nouvelle va affecter les chances de survie du gouvernement. Il s’agit de l’unité retrouvée entre Michael Gove (ministre de la Justice) et de Boris Johnson (ministre des Affaires étrangères), deux partisans d’un Brexit dur, qui s’étaient déchirés pour des questions d’ego au moment de la chute de David Cameron. Dans une lettre commune envoyée au 10, Downing Street, les deux hommes ont mis en cause les ministres partisans d’un soft Brexit24.

May maîtrise de moins en moins son attelage. En prenant un peu de hauteur, il apparaît fort improbable que l’actuelle majorité trouve une solution de remplacement viable en son sein. En effet, les hard Brexiters sont en phase avec l’opinion publique alors que les adeptes d’un scénario de sortie soft constituent la majorité des parlementaires du parti. Cette contradiction rend, à terme, inévitables la tenue de nouvelles élections et la désignation de Jeremy le rouge comme Prime minister.

En fin de compte, c’est peu dire que le Brexit nous mène de surprise en surprise puisqu’il faudra sans doute compter sur un vieil eurosceptique de gauche, antiatlantiste de surcroît, pour espérer qu’un accord entre l’Union européenne et la perfide Albion voie le jour. Nous vivons décidément une bien intéressante époque...#

Xavier Dupret :  Économiste ACJJ et doctorant en économie
(Université de Nancy 2)


1. The Guardian, 7 avril 2016.

2. The Times, édition mise en ligne du 4 mai 2017.

3. Daily Express, édition mise en ligne du 11 août 2017.

4. The Daily Telegraph, édition mise en ligne du 25 octobre 2017.

5. S. DHINGRA, H. HUANG, G. OTTAVIANO, et al., The costs and benefits of leaving the EU : trade effects, centre for economic performance, n°1478, p. 16.

6. H. VANDENBUSSCHE, W. CONNELL,. W. SIMONS, Global value chains, trade shocks and jobs : an application to Brexit, K.U.L : discussion paper series, 17.13, p. 20.

7. H. VANDENBUSSCHE, W. CONNELL, W. SIMONS, op.cit, pp. 27-28.

8. La Tribune, 23 juin 2017.

9. Banque mondiale, août 2017.

10. Eurostat, mars 2017.

11. H. VANDENBUSSCHE, W. CONNELL, W. SIMONS, ibid.

12. Office for National Statistics, April 2017.

13. Office for National Statistics, October 2017.

14. Financial Times, édition mise en ligne du 2 mars 2017.

15. Les Échos, édition mise en ligne du 19 avril 2017.



16. Libération, édition mise en ligne du 10 septembre 2017.

17. The Daily Telegraph, édition mise en ligne du 7 juin 2017.

18. The Guardian, 11 septembre 2017.

19. London Evening Standard, édition mise en ligne du 11 septembre 2017.

20. « Negociating Brexit » Labour Party, Manifesto2017, (http://www.labour.org.uk/index.php/manifesto2017/brexit). Date de consultation : 1er septembre 2017.

21. The Daily Telegraph, 27 octobre 2017.

22. The Guardian, 8 novembre 2017.

23. Sunday Times, 12 novembre 2017.

24. The Guardian, 12 novembre 2017.

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