dcembre interviewPour mettre fin au capitalisme, Bernard Friot préconise le salaire à vie pour tous. Économiste, sociologue et spécialiste de la sécurité sociale, il prône une augmentation des cotisations pour pouvoir financer son projet et subventionner l’investissement. Selon lui, de nombreux citoyens profitent déjà, dans les faits, d’un salaire à vie. Il s’agit à présent de le faire progresser en l’attribuant à tous les plus de 18 ans.



Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est le salaire à vie ?

Le salaire à vie, c’est un salaire « à la qualification », obtenu dès 18 ans jusqu’à la mort. Ce salaire nous pose comme « producteur de valeur ». Il est inséparable de la propriété d’usage (ou la propriété patrimoniale non lucrative) de l’outil de travail. C’est un mode de production qui subvertit totalement le capitalisme puisque les travailleurs sont reconnus comme producteurs non pas à travers le marché du travail ou celui des biens et services, mais à travers un droit politique au salaire lié à leur personne. On libère ainsi le travail de sa réduction à l’emploi. Et d’autre part, les travailleurs sont propriétaires d’usage de l’outil, car l’investissement est financé par subvention et non plus part crédit.

Ce mode de production alternatif au mode de production capitaliste a déjà un commencement de mise en œuvre. Ainsi, en France, sur les 50 millions de citoyens de plus de 18 ans, 17 millions ont aujourd’hui un « salaire à vie » : les fonctionnaires, la partie des retraités qui ont une pension proche de leur salaire, les salariés dits à statut dans les entreprises publiques et les salariés de branches où il existe un droit à la carrière qui a été conquis par les syndicats.



Qu’entendez-vous par salaire « à la qualification » ?

Tout d’abord, il y a une confusion entre la qualification et la certification. On pense que la qualification est le diplôme. Il ne s’agit pas de faire un salaire au diplôme, car ce serait encourager la méritocratie scolaire. La qualification s’inscrit dans la convention collective. Tous les postes de travail, quel que soit leur caractère concret, sont associés à une qualification. Un journaliste ou une infirmière pourront être payés à la même qualification. C’est donc le travail abstrait qui est valorisé, pas le travail concret. Les postes de travail sont classés dans une hiérarchie des qualifications. Et chaque qualification possède son salaire propre, de 1.500 à 6.000 euros. Cette hiérarchie se base sur plusieurs critères, dont le diplôme, mais pas seulement. La pénibilité, la responsabilité, l’expérience souhaitée, etc. entrent également en compte.



Comment passe-t-on d’une propriété lucrative à une copropriété d’usage ?

En finançant l’investissement par subvention. Il s’agit de sortir de la logique capitaliste dans laquelle les propriétaires de patrimoine ponctionnent une partie de la valeur produite par les travailleurs qu’ils leur prêtent ensuite sous forme de crédit à l’investissement. Plus on travaille, plus on alimente ce système absolument mortifère de la dette, car il faut s’endetter pour travailler.

Il faut faire ce que nous avons déjà fait par exemple avec l’appareil éducatif. En France, l’éducation nationale n’a pas eu à rembourser les constructions de lycées ou d’écoles. Tout ça s’est fait par subvention. C’est une bonne démonstration. Quand on subventionne l’investissement, on fait fuir le capital puisqu’on ne rembourse pas la dette. L’idée est donc de créer une cotisation économique qui va être l’équivalent d’un non-remboursement de dettes par l’entreprise. Celle-ci ne remboursera pas à ses prêteurs l’équivalent de ce qu’elle versera en cotisations. On commence à assécher le capital et en même temps, les caisses de cotisations, gérées par les travailleurs, vont subventionner l’investissement. Et en conditionnant cette subvention, les entreprises deviennent la propriété d’usage de leurs salariés.



Votre « salaire à vie » se distingue du « revenu universel ». Pourquoi qualifiez-vous ce dernier de « roue de secours du capitalisme » ?

Le salaire à vie et le revenu universel sont antagonistes. Le revenu universel ne peut pas être un premier pas vers le salaire à vie comme certains l’affirment. Quand on attribue un salaire à quelqu’un, on le pose comme producteur de valeurs économiques. Le revenu universel postule que nous sommes des êtres de besoins et nous subvenons à ces besoins grâce à un revenu perçu en ignorant toute qualification et en nous niant en tant que producteur de valeur. Vu qu’il permet l’accumulation de plusieurs revenus, le revenu universel confirme également l’existence du marché du travail. Sans oublier que son financement principalement lié à l’impôt signifie la reconnaissance de la propriété lucrative.



Comment le salaire à vie serait-il financé ?

L’idée n’est pas de taxer le capital. Le taxer, c’est le légitimer. Il faut l’assécher, comme je l’ai expliqué plus tôt. Si les entreprises ne remboursent pas leurs prêteurs en versant une cotisation équivalente à leur dette, cela augmentera les montants disponibles pour les caisses. Avec l’exemple de la France, si les cotisations doublent, le financement sera possible. Aux 500 milliards d’euros de cotisations déjà versées s’ajouteront 500 autres milliards qui seront divisés en deux. 250 pour étendre le salaire à vie à tous les plus de 18 ans, et 250 pour l’investissement. En France, l’investissement productif est de 300 milliards d’euros. Il y aura donc une création de monnaie par subvention. Et celle-ci obéit aux mêmes règles que la création de monnaie par crédit sauf qu’elle change complètement le régime de propriété.



Concrètement, avec le salaire à vie, qu’est-ce qui changerait, par exemple, pour quelqu’un qui doit s’occuper de son enfant malade, pour quelqu’un qui est au chômage ou pour quelqu’un qui reste à son poste actuel ?

Tout change. Notre reconnaissance comme travailleur dans le capitalisme repose sur une suspicion permanente : on est suspect de ne pas être vraiment à la hauteur de notre poste, on est suspecté d’avoir une distance à l’emploi qu’il faut réduire en permanence en améliorant notre employabilité par des formations, par des stages, etc. Et comme chômeur, la suspicion est totale. Il s’agit de sortir de cet état où nous sommes en permanence obligés de nous insérer dans du travail auquel nous sommes étrangers et en étant constamment suspects de ne pas être employables. Il s’agit, au contraire, d’être posé comme titulaire d’un droit à être reconnu comme producteur de valeur. Il faut que le salaire puisse être un droit politique. Avec ce salaire dont on est titulaire, on va pouvoir arbitrer autrement le choix d’être dans l’entreprise à plein temps ou celui d’être en partie présent auprès de nos enfants parce qu’ils ont besoin de nous.

Cela n’aura aucune incidence négative sur notre salaire puisque notre salaire est lié à notre personne. On va pouvoir assumer sans aucune suspicion sociale des moments d’errance où l’on a envie de faire autre chose, où l’on quitte l’entreprise dans laquelle on travaille pour réaliser d’autres activités, pour explorer un autre secteur. Et on le fera avec notre salaire. Ce sera tout bénéfice pour la société. C’est beaucoup mieux d’avoir des gens qui explorent de nouvelles possibilités de travail que des gens qui demeurent dans leur emploi, car ils ont peur de ne pas en trouver un autre. C’est également vrai dans le cadre d’une réflexion sur la transition écologique.



En quel sens ?

Comment voulez-vous faire de la transition écologique, c’est-à-dire changer les appareils de production dans un sens écologique, si les gens sont payés pour leur emploi ? Quelqu’un qui est payé pour son emploi va avoir tendance à s’y accrocher. Imaginez quelqu’un qui travaille dans le nucléaire. Cette personne va s’accrocher à son job, car elle risque de perdre son statut social si le nucléaire disparait. Idem pour quelqu’un qui produit des voitures... alors que les embouteillages polluent et constituent une indéniable perte de temps. Une mutation écologique de l’appareil productif n’est possible que s’il y a une déconnexion entre le salaire et l’emploi.



Qu’en sera-t-il du chômage ? Il n’y en aura plus ?

On ne sera plus chômeur au sens où l’on maintient le salaire. On ne sera plus chômeur, car il y aura un maintien du contrat de travail. Je me fonde sur l’exemple italien. Là-bas, les chômeurs conservent leur contrat de travail, ils ne sont pas envoyés dans la nature du marché, ils restent dans un collectif, ils restent concernés par les initiatives des entreprises, etc. Dans ce que nous avons à construire, il faut un droit au salaire, mais il faut aussi un droit au contrat de travail. C’est un droit, ça ne veut pas dire qu’il y a une obligation d’aller travailler quelque part, mais on est rattaché à un collectif.

En revanche, il y a chômage dans le sens où on ne sera pas dans une entreprise donnée pendant un certain temps, car on sera en train de faire une mutation. On peut avoir besoin d’un moment, par exemple de six mois sabbatiques, où l’on fait ce que l’on veut. Comme quand on travaille à l’université, en France, tous les sept ans, on a droit à six mois sabbatiques. Ce n’est plus du chômage, mais des temps où l’on est exonéré du travail qui figure sur notre contrat.



Avec un salaire à vie, la prise d’initiatives, les idées nouvelles et innovantes n’auront-elles pas tendance à diminuer ?

Dans les croyances capitalistes, sans l’appât du gain, on n’est pas innovant. Encore une fois, nous avons la démonstration absolument contraire. En matière de soins de santé, de recherche scientifique fondamentale, nous avons une innovation par des gens qui ne gagnent pas plus de 6.000 euros par mois et qui gagnent même souvent beaucoup moins. Pourquoi ? Parce qu’ils sont passionnés par leur métier. Quelqu’un qui a besoin de plus de 6.000 euros pour travailler, c’est qu’il n’aime pas son boulot. C’est évident. Vous acceptez des tâches ingrates, comme licencier des gens, seulement si vous avez plus de 10.000 euros par mois.



 Il sera possible d’assumer, sans aucune suspicion sociale, des moments d’errance, des moments où l’on quitte son entreprise pour d’autres activités. 



Il faut absolument se débarrasser de ces tâches-là. Et pour s’en débarrasser, la solution est de ne payer personne au-dessus de 6.000 euros. C’est une condition fondamentale d’un rapport apaisé au travail. Mais c’est une condition insuffisante. Car pour être heureux au travail, il faut décider. Et pour décider au travail, il faut être propriétaire. On ne peut pas dissocier les deux choses. À partir du moment où c’est nous qui décidons de l’investissement, de ce qu’on va produire, etc., nous ferons exploser le travail et la créativité.



Avec votre idée, y aura-t-il encore des candidats pour les travaux indésirables ?

Les travaux dont personne ne veut, après tout, si on peut les supprimer, c’est très bien. Donc tout ce qui est supprimable par de la mécanisation, il faut le faire. Je parle des travaux pénibles. Le capitalisme mécanise des travaux qui n’ont pas à l’être. Il mécanise par exemple des travaux agricoles de façon totalement outrancière. Je ne suis pas du tout pour le remplacement de la personne humaine et du travail concret par la machine dans beaucoup de situations où cela n’est pas nécessaire. Mais dans les situations où c’est nécessaire, il faut le faire.

Dans celles où c’est impossible et pour lesquelles il faut impérativement que les services soient assurés, nous avons un moyen assez simple qui est la hiérarchie des salaires. Elle permet de faire monter en qualification plus vite ceux qui acceptent de consacrer leur temps aux travaux pénibles et indésirables. Mais pas trop longtemps. Au-delà de cinq ans, c’est dangereux pour la santé. Ceux qui accepteront de consacrer cinq ans de leur vie au travail de nuit, par exemple, monteront plus vite en qualification. Ne sous-estimons pas non plus la fierté de ceux qui ramassent les ordures. C’est toujours l’exemple qui revient. Ceux qui ramassent les ordures savent très bien que s’ils ne le faisaient pas, notre espérance de vie diminuerait plus vite que si on fermait les hôpitaux. Ils connaissent l’utilité sociale de ce qu’ils font.



Ne s’éloigne-t-on pas, avec cette question du salaire à vie – que beaucoup qualifient d’utopie –, de la question essentielle, à savoir le renforcement de la sécurité sociale avec des idées et des projets qui sont réalisables à court ou moyen terme ?

Ceux qui m’accusent d’irréalisme sont porteurs de préconisations qui soit s’inscrivent dans le cadre capitaliste – par exemple, le revenu de base – soit sont totalement irréalistes – comme la création d’un dispositif fiscal qui prend vraiment aux riches pour donner aux pauvres. Je propose des projets anticapitalistes qui s’inscrivent dans un déjà-là et qui, surtout, ne se reposent pas sur une répartition de la valeur. Car, dans ce cas-là, on laisse au capital le monopole de la production, ce qui implique un chantage permanent. Avec le salaire à vie, on est dans une proposition qui est réaliste, car elle s’appuie sur la réussite de la bourgeoisie. La bourgeoisie a réussi non pas parce qu’elle a pris l’argent à l’aristocratie pour mieux répartir la production féodale, sinon on serait toujours dans la féodalité. Elle a réussi, car elle n’a plus travaillé pour les seigneurs, elle a produit autrement, sur un autre mode de production, avec un autre régime de propriété et un autre statut du producteur.

C’est comme cela que la bourgeoisie a été réaliste. Mais être réaliste, c’est accepter que ce combat dure des siècles. Mieux vaut gagner en permanence sur une logique séculaire que de perdre en permanence, comme aujourd’hui, en disant que mon discours est utopique. #

Propos recueillis par Léopold Darcheville