Au Nigéria, au Soudan du Sud, en Somalie et au Yémen, environ 20 millions de personnes sont menacées par la famine et risquent de mourir de faim. Parmi eux, 1,4 million d’enfants qui souffrent de malnutrition sévère. Le consortium 12-12 1 a tiré la sonnette d’alarme afin de ne pas revivre le même drame humanitaire que lors de la famine de 2011. Rencontre avec son président, Pierre Verbeeren, qui croit fermement en la générosité des donateurs et en la capacité de la communauté internationale à vaincre la crise.
En Afrique, la famine menace. L’ONU parle même de la plus importante crise humanitaire depuis la Seconde Guerre mondiale. Que se passe-t-il exactement ?
De nombreux pays, majoritairement situés à l’est et au sud de l’Afrique sont effectivement dans une situation de crise alimentaire extrêmement préoccupante. L’action « Famine 12-12 » se concentre actuellement sur les quatre pays les plus fortement touchés : le Soudan du Sud, le Nigéria et la Somalie en Afrique et le Yémen dans la péninsule arabique. Si l’évolution des besoins le justifie, notre action pourrait s’étendre dans les pays voisins (Éthiopie, Ouganda, Kenya, Tchad, et Niger), où les pénuries alimentaires sont également à un niveau très alarmant.
À l’origine de la catastrophe, on trouve une terrible sécheresse provoquée par le phénomène climatique El Niño, en 2015. Dans certaines régions de Somalie, il n’a plus plu depuis deux à trois ans. L’aide humanitaire est alors absolument nécessaire pour venir au secours de populations qui ont parfois perdu l’intégralité de leurs troupeaux. Mais la sécheresse n’explique pas tout. L’autre cause, c’est évidemment le facteur humain : des conflits rendent certaines zones inaccessibles à toute intervention. S’ajoute à cela, par exemple au Soudan du Sud, l’absence totale d’État. L’ensemble de ces raisons expliquent pourquoi 20 millions de personnes, dont 1,4 million d’enfants, souffrent de malnutrition sévère... et risquent la mort si rien n’est fait !
Peut-on parler pour autant de « famine » ?
En réalité, sur le plan technique, on déclare une région en situation de famine à partir du moment où trois critères sont rencontrés : lorsque plus de 30 % des enfants de moins de cinq ans souffrent de malnutrition « aiguë sévère » ; lorsque, chaque jour, deux enfants de moins de cinq ans meurent par tranche de 10.000 habitants et, enfin, lorsque la disponibilité en eau est inférieure à quatre litres par jour et par personne et que la ration de nourriture journalière est inférieure à 2.100 calories. Dans la situation que nous connaissons, seules certaines poches de territoire sont en état de famine, principalement à cause des guerres. Les autres régions sont dites en état de « crise alimentaire aiguë », mais pourraient basculer si on ne leur vient pas urgemment en aide. Mais qu’importe ces terminologies, il y a, surtout un drame humain qui se joue...
C’est ce que vous avez pu observer en vous rendant en Somalie ?
Je me suis effectivement rendu sur place il y a quelques semaines. La sécheresse y a tout détruit. J’ai vu des sociétés anéanties, des populations déplacées, de la détresse, des regards vides. J’ai vu des familles qui n’ont absolument plus rien. D’autres qui avaient encore 100 chèvres l’année dernière, mais qui n’en possèdent plus que 6 ou 7 aujourd’hui. Tous les stocks ont disparu. Elles n’ont plus la possibilité ni de manger ni de vendre leur bétail, ce qui constitue leur seule ressource. Et, évidemment, j’ai vu une situation dramatique sur le plan de la santé, avec des risques de maladie élevés, surtout pour les enfants. Dans l’état de malnutrition dans lequel ils sont, les enfants et encore plus les bébés sont en danger face au moindre microbe...
Pourtant, vous semblez refuser les discours pessimistes...
Absolument. Aujourd’hui, nous avons une lecture plus fine des crises humanitaires. À force d’essais et d’erreurs, depuis 30 ans, nous avons approfondi nos connaissances en la matière. Tout est scruté. On repère mieux les crises. Et on sait donc mieux y répondre.
Le nombre de vies sauvées devrait être bien supérieur par rapport à la famine de 2011.
En 2011, lors de la famine qui a touché la corne de l’Afrique, plus de 250.000 personnes sont mortes, malgré une forte mobilisation. Environ la moitié était des enfants de moins de 5 ans. À l’époque, l’aide internationale était arrivée beaucoup trop tardivement. Cette fois, l’alerte a été donnée bien plus tôt. L’ONU et la communauté internationale dans son ensemble ont réagi rapidement. L’appel aux dons a été efficace et coordonné. Sur le terrain, les acteurs sont fortement mobilisés. Tout porte donc à croire que le nombre de vies sauvées sera bien supérieur que lors de la dernière famine.
La course contre la montre est donc lancée...
Oui et nous pouvons la gagner ! Je tiens un discours volontairement positif : sauver des vies, ce n’est pas si compliqué ! Et ça ne coûte pas si cher ! Nous sommes en capacité, grâce aux donateurs, grâce au volontarisme de la communauté internationale, grâce à l’expertise des organisations humanitaires, de vaincre cette crise !
Concrètement, comment cette aide se déroule-t-elle, sur place ?
Le plus difficile, c’est d’arriver aux zones les plus menacées. Pour le reste, cette crise est principalement de type alimentaire. Dès que l’eau et la nourriture sont acheminées via citernes et jeeps, la priorité est d’endiguer la malnutrition en la dépistant le plus rapidement possible. Car un enfant dépisté est un enfant sauvé ! C’est ce qui explique que ce n’est finalement pas si compliqué de sauver ces vies. Même les gestes sont relativement simples : peser un enfant, mesurer son bras puis, si nécessaire, lui administrer les compléments alimentaires adéquats... Et en cas de complications, on peut encore les sauver : on sort la personne de son village pour l’amener dans un centre où elle sera stabilisée nutritionnellement jusqu’à ce qu’elle soit hors de danger.
Quel rôle joue le consortium 12-12 ?
En plus de l’opérationnel que je viens de décrire, nous coordonnons la campagne de dons en Belgique depuis février dernier. L’idée, c’est de conscientiser les potentiels donateurs sur l’impact direct de leur générosité : avec 50 euros, vous sauvez de manière certaine un enfant en malnutrition aiguë ! Puisque la campagne a déjà permis de récolter près de 10 millions d’euros, ce sont 200.000 enfants qui ont été sauvés uniquement grâce à l’aide belge. Le slogan s’apparente peut-être à du « marketing », mais il n’est pas loin de la réalité... L’argent reste évidemment le nerf de la guerre. Grâce aux dons récoltés par le consortium 12-12, Médecins du Monde a, par exemple, pu prendre en charge une unité de revalidation nutritionnelle dans la zone de Bosasso, en Somalie, où l’on est à présent en capacité de s’occuper d’enfants issus de populations rurales et périurbaines promis à une mort certaine. C’est concret. C’est grâce aux dons versés au consortium 12-12. Cela me conforte dans la nécessité de ce type de campagnes que certains acteurs ont tendance à critiquer, car « elles ne résolvent rien sur le long terme... »
C’est-à-dire ?
Au niveau de la doxa intellectuelle, il serait de bon ton d’affirmer que l’aide au développement doit primer sur l’urgence. Qu’il faut que l’aide publique prime sur la générosité individuelle... Sur le fond, je suis d’accord. Mais la réalité est complexe. Il faut arrêter avec l’intellectuellement correct qui dénigre systématiquement le caritatif. Moi, je les ai vus, ceux qui allaient mourir demain. C’est l’argent des donateurs qui les a sauvés !
Malgré son ampleur, on a l’impression que, chez nous, les médias ont peu couvert cette famine...
À ce niveau, il y a eu un traitement très différent au Nord et au Sud du pays. Côté flamand, les médias se sont très fortement mobilisés. Par contre, côté francophone, ce fut beaucoup plus laborieux. D’ailleurs, avant d’obtenir l’un ou l’autre reportage sur la RTBF et sur RTL, 97 % des dons venaient de Flandre ! L’une des raisons provient certainement de la difficulté pour les rédactions des journaux télévisés à aborder en priorité les sujets internationaux... mais cela n’explique pas tout !
Il est aujourd’hui absolument nécessaire de créer un espace culturel qui permette aux gens d’être conscientisés et de donner. À titre personnel, je suis convaincu qu’il n’est pas très compliqué de faire évoluer les choses positivement du côté francophone. J’en fais l’expérience tous les jours dans mes activités à Médecins du Monde : quand on demande aux gens d’être bénévoles pour venir aider dans les Médibus ou dans les consultations quotidiennes du Caso (Centre d’Accueil, de Soins et d’Orientation), ils disent oui ! Quand on leur demande correctement de l’argent, les gens disent oui ! Pour moi le problème n’est pas la générosité du public. L’enjeu, c’est de faire en sorte que la demande soit crédible. Et ça, on ne peut pas le faire seuls. Si j’envoie une lettre au nom de Médecins du Monde pour dire qu’il y a une famine au Nigéria, personne à part moi ne leur a dit que c’était vrai. C’est là que doivent intervenir tous les acteurs intermédiaires : ceux qui construisent au quotidien la conscience collective, ceux qui font de la contagion culturelle. Ce sont les médias, les annonceurs, les faiseurs d’opinion, les humoristes, les intellectuels, la société civile, le MOC... C’est la seule manière de (re)générer de la confiance sur toute la chaine de production de valeurs culturelles.
Ces valeurs seraient plus présentes en Flandre ?
Je ne sais pas. Mais ce que j’observe, c’est que quand un « bekende Vlaming » prend la parole dans un talk-show à la télévision flamande, il va, de son propre chef, aborder la question de la famine en Afrique. Parce que ça l’a touché. Parce qu’il en a entendu parler. Parce que des associations locales ont organisé des barbecues ou des ciné-clubs pour conscientiser sur la question. Tout cela crée un cercle vertueux qui doit pouvoir exister du côté francophone si tout le monde y met du sien. Et qu’on ne me sorte pas l’argument que les Wallons sont plus pauvres : les chiffres du SPF Finances qui concernent la déductibilité fiscale montrent très clairement que les gens moins aisés donnent proportionnellement plus que les riches !
Comment jugez-vous l’action du gouvernement belge dans cette crise ?
Honnêtement, le ministre de la Coopération au développement, Alexander De Croo, est à créditer d’un quasi sans-faute dans ce dossier... Tant sur le plan de sa participation aux efforts internationaux que sur le plan du récit qu’il a proposé en Belgique. Il a en effet confirmé, le mois dernier, qu’il acceptait de doubler le montant des dons récoltés dans le cadre de l’opération « Famine 12-12 ». Ce qui mène le total à près de 19 millions d’euros. De plus, il se rendra sur place, au Soudan du Sud, dans le courant du mois de juin auprès des acteurs humanitaires qui agissent dans la région. #
Propos recueillis par Nicolas ROELENS
1. Le consortium 12-12 pour les situations d’urgence est composé aujourd’hui de 6 membres : Caritas International, Médecins du Monde, Handicap International, Oxfam Solidarité, Plan Belgique et UNICEF Belgique.