Le détachement des travailleurs est au cœur de la question de l’harmonisation sociale de l’espace européen. Un chantier législatif est en cours : réviser la directive européenne qui l’encadre. Pourtant, la question se pose de savoir si ce débat n’est pas déjà d’arrière-garde, tant la sacro-sainte concurrence a modifié les règles du jeu en déplaçant la problématique vers les travailleurs détachés indépendants. Un des défis serait alors de repenser les réflexes syndicaux et d’écrire un nouveau programme politique pour l’Union européenne 1. Explications.
Huit gigantesques grues se dressent le long de l’autoroute qui plonge vers le centre de Liège. Hissés à leur sommet, des panneaux recouverts des logos des quatre grandes entreprises qui réalisent en consortium ce projet de 360 millions d’euros. Sur cette large bande de terre noire, anciennement occupée par un charbonnage, le deuxième étage d’un des futurs plus grands hôpitaux de Belgique est déjà debout, huit mois à peine après la pose du premier bloc. La raison n’est pas bien compliquée à comprendre. Il suffit d’interroger les riverains qui se promènent près de ce chantier d’une trentaine d’hectares : « On a l’impression que les ouvriers ne s’arrêtent jamais. Ils sont là très tôt le matin et travaillent parfois même jusque tard le soir. La seule fois où le chantier s’est arrêté, c’était lors des dernières fêtes de fin d’année » 2. Selon une source syndicale, il s’agit de travailleurs détachés 3, originaires d’Inde, mais qui disposeraient de la nationalité italienne. Ils sont employés par une société italienne à laquelle une partie du gros œuvre a été confiée par le consortium d’entreprises belges.
À Liège, ce scénario ne cesse de se répéter depuis quelques années. L’impressionnante tour du ministère des Finances, l’extension de l’hôpital universitaire, la construction du nouveau centre de recherche d’un fleuron wallon de la pharmacie : à chaque fois, les « détachés » supplantent la main-d’œuvre locale qui vit de plus en plus mal sa mise à l’écart de ces gros chantiers.
Aménagement de voiries, construction d’hôpitaux : l’État est un grand consommateur de travaux, attribués par adjudication publique. Sans qu’elle se limite aux travaux, la commande publique représente 10 % du PIB. Autant dire qu’il s’agit d’un levier important pour intervenir dans l’économie. Le droit du travail est par exemple d’abord né au travers des marchés publics : les grands chantiers d’aménagement de nos villes belges ont permis d’insérer des clauses sociales dans les appels d’offres.
Mais ce mécanisme qui était hier un levier en faveur des droits des travailleurs enclenche aujourd’hui une dynamique inverse. Les travaux de la clinique du MontLégia à Liège en témoignent. La faute à qui ? C’est la conjugaison d’une réglementation européenne sur la commande publique qui favorise le prix le plus bas et d’un monde du travail européen dérégulé. Des marges de manœuvre, pour introduire des clauses sociales par exemple, existent bien au niveau national, régional et communal. Mais cela requiert de gouverner avec autre chose que le budget dans le viseur, n’en déplaise au traité européen sur la stabilité budgétaire (TSCG).
Une directive en chantier
La commissaire européenne pour l’Emploi et les Affaires sociales, Marianne Thyssen, mène une bataille : lutter contre les externalités négatives du marché intérieur. La révision de la directive détachement est au programme. Au cours de l’été, elle a annoncé qu’elle maintenait son projet de révision de la directive de 1996 sur les travailleurs détachés. Mais l’adoption de ce texte est encore loin d’être acquise : il devra pour cela obtenir une majorité qualifiée aux Conseil et Parlement européens.
Si c’était le cas, ce projet de révision aurait des conséquences dans trois grands domaines : la rémunération des travailleurs détachés, le détachement d’intérimaires et le détachement à long terme.
Selon la directive actuelle, les travailleurs détachés bénéficient légalement d’un « noyau dur de droits » 4 en vigueur dans l’État membre où ils travaillent mais, du côté de la rémunération, les pays d’accueil sont simplement tenus de payer les salariés détachés au salaire minimum, lorsqu’un tel salaire existe. Le projet de nouvelle directive affirme, quant à lui, le principe « À travail égal, rémunération égale ». Le fait que les cotisations sociales appliquées au travailleur détaché demeurent celles du pays d’origine – le principe fondamental du détachement – n’est, lui, pas remis en cause. Les employeurs devraient donc pouvoir continuer à embaucher des travailleurs à moindre coût, originaires de pays où les cotisations sociales sont bien moins élevées.
Le projet de nouvelle directive prévoit aussi qu’un travailleur détaché dans un État membre par une agence transfrontalière de travail temporaire sera employé aux mêmes conditions qu’un travailleur d’une agence d’intérim du pays d’accueil. Il propose enfin de limiter à 24 mois la durée du détachement. En outre, ce serait bien « la mission », et non le détachement d’une personne, qui serait limitée à deux ans.
Un projet critiqué par la CES
Le projet de la commissaire ne crée cependant pas la satisfaction du côté syndical. La Confédération européenne des syndicats (CES) pointe de trop nombreuses faiblesses. Ainsi, la définition du type de convention collective reconnue n’est pas satisfaisante car elle exclut les conventions collectives sectorielles de certains pays (comme l’Allemagne et l’Italie) ainsi que tous les accords collectifs d’entreprise. Le projet porte donc sur une égalité de salaire que de nombreux travailleurs détachés ne connaîtront jamais. Travailleurs et syndicats seront forcés de continuer à saisir les tribunaux pour faire reconnaître leurs droits. Toujours selon la CES, la révision est très limitée et ne parvient pas à inclure les deux éléments nécessaires pour arrêter l’exploitation des travailleurs : rendre les donneurs d’ordre responsables conjointement avec leurs sous-traitants et, surtout, donner aux travailleurs détachés le droit de négocier collectivement. Le XXIe siècle fait réapparaître une ancienne question : celle de la liberté de négociation collective.
Une fenêtre brisée, un mur écroulé
Sur nos chantiers, la question des travailleurs détachés salariés semble dépassée. Le temps où l’enjeu était de faire appliquer notre droit du travail national est révolu. Il s’agit plutôt de faire appliquer le droit du travail tout court.
Avec l’approfondissement du marché commun, ce ne sont en effet plus des travailleurs détachés salariés qui réalisent nos travaux pénibles, mais des travailleurs indépendants. Habillage juridique différent pour des situations similaires. Il n’est même pas certain que les travailleurs, dont le sort est souvent téléguidé au départ des pays viviers, s’en soient rendu compte. Or, encadrer le détachement des travailleurs salariés, sans s’occuper du sort des travailleurs indépendants, s’apparente à rafistoler une fenêtre alors qu’un mur est écroulé.
L’insuffisante protection dont bénéficient les indépendants en situation de dépendance économique appelle à son amélioration.
L’insuffisante protection dont bénéficient les indépendants en situation de dépendance économique appelle à son amélioration. Une question initiale se pose toutefois : dans quelle mesure ces travailleurs bénéficient-ils de la liberté de négociation collective ? Sans ce sésame, les mouvements d’émancipation restent en germe.
Un texte fondamental donne une réponse à la question de la liberté de négociation des travailleurs indépendants. La convention 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective (1949) de l’Organisation internationale du Travail (OIT) consacre le droit de négociation collective de tous les travailleurs. C’est la manière dont il faut comprendre l’article 4 de la convention 98, lu en parallèle avec les commentaires des experts 5. Les travailleurs indépendants seraient dès lors des individus sans protection, mais en droit de la réclamer. Voilà de quoi réjouir la CES et les syndicats de la vieille Europe !
Absence de liberté de négociation
Malheureusement, le droit européen ne l’entend pas de cette oreille. Fin 2014, l’arrêt FNV Kunsten de la Cour de justice de l’Union a fait le point sur leur liberté de négociation. La Cour a rappelé qu’« il est de jurisprudence constante que la caractéristique essentielle de [la relation de travail] est la circonstance qu’une personne accomplit, pendant un certain temps, en faveur d’une autre personne et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle perçoit une rémunération ».
La Cour précise de même que « la qualification de " prestataire indépendant ", au regard du droit national, n’exclut pas qu’une personne doit être qualifiée de " travailleur ", au sens du droit de l’Union, si son indépendance n’est que fictive, déguisant ainsi une véritable relation de travail ». Selon la Cour, sur base de la preuve d’un lien de subordination, une relation peut donc être requalifiée en relation de travail. Il s’agit toutefois d’une opération délicate dont les indices varient en fonction des contextes nationaux et qui est toujours basée sur des situations de fait complexes.
Comme il y a plus d’un siècle, il s’agit de reconnaître à une catégorie de travailleurs le droit de négocier collectivement.
À l’opposé, une autre opération ne s’ennuie pas de précautions équivalentes. Il s’agit de la qualification d’entreprise au sens du droit communautaire, laquelle impose le respect du droit européen de la concurrence. Est qualifiée d’entreprise, selon la Cour, toute entité exerçant une activité économique, c’est-à-dire une activité consistant à offrir des biens et des services sur un marché donné. À ce titre, un indépendant sur un chantier est une entreprise.
Dans l’arrêt FNV Kunsten, la Cour rappelle ainsi qu’en l’absence de mise au jour d’un lien de subordination, les travailleurs « constituent, en principe, des " entreprises ", au sens de l’article 101, §1, TFUE 5 ». La conclusion lapidaire est qu’une convention collective « en ce qu’elle a été conclue par une organisation de travailleurs au nom et pour le compte des prestataires de services indépendants qui y sont affiliés ne constitue pas le résultat d’une négociation collective entre partenaires sociaux et ne saurait être exclue, en raison de sa nature, du champ d’application de l’article 101, §1, TFUE ». Ces accords, susceptibles d’affecter le commerce entre les États membres, sont nuls. Sur base du droit européen, les travailleurs indépendants dans des situations de dépendance économique ne bénéficient donc pas d’une liberté de négociation collective.
Un débat à l’OIT
En juin 2016, pour la première fois, la Commission de l’application des normes de l’OIT s’est penchée sur la question de la liberté syndicale des travailleurs indépendants. Une observation des experts à propos de l’Irlande a créé l’opportunité. Il y est question d’une convention collective au bénéfice de travailleurs indépendants du secteur culturel. Ces travailleurs ont conclu une convention collective avec l’Institut des publicitaires. La convention fixe les taux de rémunération et les conditions d’emploi des travailleurs de la radio, de la télévision, du cinéma et des arts visuels. L’Autorité irlandaise de la concurrence a déclaré nulle la convention.
Dans la lignée des principes de liberté de négociation collective attachés à l’article 4 de la convention 98, le commentaire des experts « invite le gouvernement à tenir des consultations avec toutes les parties concernées en vue de limiter les restrictions à négociation collective créées par la décision de l’Autorité de la concurrence de manière à garantir que les travailleurs indépendants puissent négocier collectivement ». Les experts de l’OIT suggèrent de « mettre au point des mécanismes de négociation collective spécifiques pour les travailleurs indépendants ».
La suite du débat s’est tenue au sein de la Commission de l’application des normes. Marc Leemans 7 y a porté la voix des travailleurs. L’examen technique du cas irlandais a permis de traiter des enjeux essentiels. Comme il y a plus d’un siècle, il s’agit de reconnaître à une catégorie de travailleurs le droit de négocier collectivement. Les employeurs ont, de leur côté, refusé l’acception consacrée par les experts de la notion de travailleurs incluant les travailleurs indépendants. Ils semblent avoir du mal à comprendre que les travailleurs ne sont pas les seules victimes de la situation. Sans réglementation, la création d’un level playing field 8 pour les acteurs économiques enclenchera en effet une course vers le moins-disant empêchant ainsi tout projet économique sur le long terme.
Deux combats pour le XXIe siècle
Une nouvelle coalition de travailleurs semble nécessaire, incluant les indépendants internationaux. La consécration de leur droit de négociation collective sera, comme souvent en droit social, l’inscription dans la loi d’une lutte de terrain. Les réponses syndicales, puisque le défi diffère de ceux de la révolution industrielle, sont à inventer. Retroussez vos manches, c’est l’imagination au pouvoir !
Aussi longtemps que, au niveau européen, les forces de la concurrence et des politiques sociales seront déséquilibrées, il s’agira d’un combat « contre ». Contre le marché, contre les travailleurs étrangers (dangereux !), contre les multinationales. Afin de passer au « pour », c’est un tout autre volet de l’Union qu’il faut activer : celui de l’intégration sociale et de la prédominance des droits sociaux fondamentaux. #
Jean-Benoît MAISIN : Juriste et ancien membre des commissions consultatives de placement à Bruxelles et en Wallonie
1. L’auteur remercie Philippe Engels pour son article sur le même sujet, publié dans Médor.
2. Témoignage d’un ancien ouvrier mineur marocain qui vit dans ce quartier populaire de la banlieue nord de Liège.
3. Le détachement est une modalité d’un marché intérieur européen basé sur la concurrence. Un travailleur « détaché » est un salarié envoyé par son employeur dans un autre État membre en vue d’y fournir un service à titre temporaire. Contrairement aux travailleurs mobiles de l’UE qui s’installent dans un autre État membre pour y travailler ou chercher un emploi, les travailleurs détachés ne séjournent que temporairement dans le pays d’accueil et n’intègrent pas le marché du travail du pays.
4. En matière de périodes maximales de travail, de périodes minimales de repos et de périodes minimales de congés annuels payés.
5. Les études d’ensemble de 1994 sur la liberté syndicale et la négociation collective et de 2012 sur les conventions fondamentales sont éclairantes à ce propos. Dans l’étude d’ensemble de 2012, les experts déclarent par exemple que le droit de négociation collective devrait couvrir notamment les organisations de travailleurs indépendants.
6. Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne
7. Président de la CSC
8. L’expression désigne un environnement dans lequel toutes les entreprises d’un marché donné sont traitées de la même manière par le contexte réglementaire, doivent suivre les mêmes règles et bénéficient de la même capacité à être compétitives.