Photo socit soinQui, dans notre société, prend soin des autres et à quel prix ? Les femmes, majoritairement. À la maison comme au travail, elles sont en première ligne pour prendre en charge la vulnérabilité de la société. Aujourd’hui, la répartition du soin reste inégalitaire et source de profit. Quelles sont les discriminations qui se cachent derrière cette noble activité, apparemment aussi noble que dévalorisée 1 ? Décryptage.

S’occuper des enfants, des personnes âgées, se soucier de la santé des gens en général, répondre aux besoins ou aux souffrances (accident, deuil, précarité...), maintenir un cadre de vie acceptable pour tou-te-s (ramassage des déchets, entretien des lieux de vie collectifs, tâches ménagères...) : prendre soin des autres est une activité fondamentale de toute société. Derrière cette notion de soin, une dimension essentielle : celle de la vulnérabilité de toute vie humaine, qui renvoie au fait que l’être humain est fondamentalement dépendant des autres et de son milieu de vie. Or, la société libérale et capitaliste ne veut pas voir cette vulnérabilité. Elle privilégie à l’extrême l’individu autonome, indépendant, libre et performant. Mais cette vision n’est qu’un mythe, qui fonctionne comme une machine à exclure. Elle nie la complexité de l’autonomie (fragile et temporaire) et, surtout, les inégalités qui la traversent.



Réalités d’un travail non partagé

La prise en charge du soin aux autres reste aujourd’hui massivement assumée par les femmes. En Belgique, elles consacrent, par semaine, 1h30 de plus que les hommes au soin et à l’éducation des enfants et 8h de plus pour les tâches ménagères 2. Lorsqu’il faut aider une personne dépendante dans son entourage, c’est, à 75%, des femmes qui s’en chargent. Les interruptions de carrière (crédit-temps, congés thématiques...) ayant le soin pour motif (enfant de moins de huit ans ou handicapé, soins palliatifs...) concernent en grande majorité les femmes (plus de 80 %) 3. Aides-ménagères, aides-soignantes, aides familiales, infirmières, puéricultrices... sont des professions qui comptent une majorité écrasante de femmes (autour de 90 %) 4. Une grande partie de ce travail reste invisible et gratuit alors qu’il représente une force de travail énorme, estimée pour la Belgique à 27 % du PIB, selon un rapport de l’OCDE 5, quand l’industrie n’en représente que 15 %.
Le soin serait donc une affaire de femmes, une extension naturelle de leur rôle maternel (qu’elles soient mères ou pas). Il n’est pas assez reconnu comme un travail à part entière, demandant des compétences et un savoir-faire. Il ne cesse, à force d’économies sur les services publics et soins de santé, d’être renvoyé vers le « foyer » et la « famille ». Conséquence : de piètres salaires, statuts et conditions de travail. L’absence de statut de salariée pour les accueillantes d’enfants conventionnées en est l’exemple parfait 6.



Un marché mondialisé et inégal

Ce sont aussi essentiellement des femmes peu qualifiées ou des femmes étrangères à qui on relègue les tâches les plus ingrates du soin aux autres. Leurs positions précaires (diplômes non reconnus, migration via des filières de recrutement, question de survie...) permettent diverses formes d’exploitation et accentuent l’invisibilité de leur travail, de leur personne et du soin dans la société. Il faut penser le soin aux autres dans un grand marché mondialisé, explique Caroline Ibos, maîtresse de conférence en sciences politiques et spécialiste du soin 7. Il s’agit d’un marché où des femmes de pays pauvres laissent leurs vieux parents et leurs jeunes enfants pour venir s’occuper des enfants et des personnes âgées ou vulnérables des sociétés « développées ». On peut donc voir le soin comme une ressource dont certains se voient privés quand d’autres se réaccaparent une main-d’œuvre. Mais il ne s’agit pas seulement d’une main-d’œuvre de travail, il s’agit aussi de soin, d’attention et d’humanité au moment où le néolibéralisme déshumanise les sociétés. Cette répartition mondialisée du soin questionne la conception habituelle de l’aide l’humanitaire, qui irait systématiquement des pays du Nord vers les pays du Sud. Qui aide ici les personnes à grandir, à mourir, à ne pas souffrir ? Qui apporte (à ses dépens) cette aide humanitaire, au sens littéral de l’aide humaine ? Ce sont, majoritairement, les femmes du Sud.
La répartition du travail de soin dans la société recoupe clairement les inégalités et les discriminations produites par les systèmes de domination que sont le patriarcat, le racisme et le capitalisme.



Qui en profite ?

Les grands gagnants dans cette répartition restent évidemment les hommes et les classes sociales privilégiées qui se préoccupent peu du soin, parce que d’autres (les femmes, mais aussi les classes populaires, les personnes racisées, étrangères) s’en chargent à leur place, dans l’ombre et à moindre coût. Mais aussi toutes les entreprises qui voient dans le soin aux autres un « marché », un moyen de faire du profit, en surfant sur les besoins non rencontrés par les services publics. Les femmes qui en ont les moyens sont également gagnantes. Relativement mieux positionnées sur le marché du travail, leur salaire leur permet de déléguer les tâches de soin (garde d’enfants, ménage) qu’elles ne peuvent plus réaliser.
Les femmes sont donc partout dans la chaîne du soin mais sont surtout, et de plus en plus, vulnérables. Politiques d’austérité (chômage, RIS, pension...), politiques migratoires, rentabilité et économies sur les métiers de soin, non-partage des tâches quotidiennes : les impacts sur la santé mentale et physique des femmes, mais aussi sur leur autonomie financière et leur image sont ravageurs (précarité, burn-out...). Le seul moyen de « souffler », qui soit socialement accepté, c’est de tomber soi-même malade. En effet, dévouement, altruisme, générosité, oubli de soi sont des valeurs qui seraient « éminemment féminines » et qui piègent les femmes.



Une autre prise en charge du soin

Comment, dès lors, arriver à une réelle prise en charge collective du soin aux autres ? Le travail est à réaliser à trois niveaux. Le niveau « micro », de l’individu, du couple, de la famille, tout d’abord. Le lien entre identité de femme et rôle de soin aux autres doit absolument être déconstruit. Il est le résultat d’une socialisation dès le plus jeune âge, poursuivie à l’âge adulte avec, notamment, certains discours sur l’instinct maternel. Les « vertus » dites féminines du soin sont glorifiées mais, en réalité, la hiérarchie sociale les place en bas de l’échelle de la reconnaissance. Un changement des mentalités doit s’opérer, mais il ne peut reposer uniquement sur les femmes et les organisations féministes. Les mouvements sociaux, d’hommes et femmes qui défendent des valeurs comme la démocratie ou la solidarité doivent aussi prendre leur part de responsabilité.
Dans le même temps, il est important d’agir au niveau « méso » : celui des organisations, des services, des entreprises, des institutions. Un levier primordial pour réorganiser la prise en charge du soin aux autres, c’est évidemment la reconnaissance et la valorisation des secteurs professionnels qui fournissent ce travail : améliorer les conditions de travail et reconnaître les compétences et qualifications. Cependant, prendre soin nécessite toujours une part de tâches émotionnelles et relationnelles qui demande de repenser les outils d’évaluation et d’organisation du travail pour ne pas céder aux logiques marchandes de rentabilité. La réflexion doit se poser aussi sur le type de soin dispensé au sein d’institutions sociales. Maisons de repos, services de santé ou d’aide aux familles, CPAS... sont souvent perçus comme inhumains et aveugles à certaines violences (conjugales, notamment).
Enfin, l’action doit se dérouler au niveau « macro » : celui de l’État. Le soin aux autres doit sortir de l’invisibilité pour être enfin considéré comme indispensable au bon fonctionnement de la société. Il revient à l’État de le comptabiliser et de mieux le documenter, d’identifier les besoins et les attentes non rencontrées des personnes. En effet, le poids, dans le débat public, de la voix des personnes vulnérables comme de celles qui en prennent soin est un indicateur de démocratie.
En termes de gouvernance, il s’agit de ne plus subordonner la question du soin aux impératifs économiques. Cette logique rogne les droits des individus et produit toujours plus de violences... et de coûts : le poids de la précarité, des soins de santé qui explosent... Il semble dès lors temps de dépasser l’idée d’une « crise du soin » uniquement démographique, due au vieillissement de la population. Comme l’indique Caroline Ibos, la crise du soin résulte du désengagement des États depuis les années 1960, au moment même où les femmes se sont engagées (et ont été appelées à s’engager) massivement sur le marché du travail. La sécurité sociale et les services publics sont détricotés alors que le travail domestique et du soin, jusque-là pris en charge gratuitement dans le foyer par les femmes, devient une responsabilité collective à partager.



Le soin aux autres doit sortir de l’invisibilité pour être enfin considéré par l’État comme indispensable au bon fonctionnement de la société.

 

L’expression des femmes durant la semaine d’étude de Vie féminine questionne les trois niveaux cités plus hauts. Leurs propos dénoncent le manque de reconnaissance des activités de soin, dans la sphère professionnelle et privée: « Horaires de galère, salaires de misère, on n’est pas des serpillères ! Nettoyage = nouvel esclavage ». Mais ils dénoncent aussi la façon dont les métiers de soin sont organisés aujourd’hui : « Vite fait bien fait ? Mon œil, vite fait, mal fait ! » Les slogans interpellent le politique : « Nous voulons des services collectifs », mais aussi les hommes : « Et coco, si tu mets tes mains sous ma jupe, mets-les aussi dans... la vaisselle ! »



Un levier pour la participation

Le soin, c’est donc une forme importante, colossale en énergie, en temps et en liens humains, de participation à la société. Celle-ci reconnaît et valorise surtout des formes de participation plus formelles, sur la scène publique : partis politiques, syndicats, organisations citoyennes, associations... Or, les femmes sont actives massivement dans des formes de participation informelles, de proximité : le voisinage, la famille, les amis, l’entourage... Cette participation leur donne une expertise sociale essentielle, une position qui permet d’observer de nombreux dysfonctionnements de notre société 8. Corine Jamar, maman d’une jeune fille handicapée et autrice a ainsi dénoncé, avec le GAMP 9, le manque de place et de services pour les personnes en handicap de grande dépendance et ses conséquences, peu visibles, sur les femmes : retrait des femmes du marché du travail, dépendance économique, précarité, séparations beaucoup plus fréquentes, etc. Mais une plainte collective devant le Comité européen des Droits sociaux a permis de faire condamner l’État belge pour cette carence en 2013.
Car seules les mobilisations collectives renforcent la voix des femmes. Maimouna Bah, porte-parole du Comité des femmes sans-papiers de Belgique, témoigne de l’absence complète de respect des droits humains des femmes demandeuses d’asile et de leurs enfants. C’est en étant forcée de vivre dans un squat avec son enfant qu’elle se rend compte que les femmes sont nombreuses à vivre violences, insécurités permanentes, exploitation au travail, prostitution. Elle a ainsi initié un groupe de rencontre et de parole qui rend visible la voix des femmes dans les manifestations pour les droits des sans-papiers.



La répartition égalitaire du soin aux autres est un passage obligé pour la réalisation de l’émancipation de toutes les femmes.

 

De son côté, Laure Mesnil, secrétaire permanente CNE, rapporte la lutte entamée en 2015 contre Orpea, multinationale dans le secteur des maisons de repos qui est largement implantée en Belgique. Malgré les bénéfices engrangés (116,9 millions d’euros en 2013), les conditions de travail au sein de cette entreprise cotée en bourse sont insoutenables (tâches chronométrées, absence de matériel...) pour les travailleuses et travailleurs mais aussi pour le bien-être des résidents. La stratégie face au refus du groupe d’améliorer les conditions de travail ? Une alliance entre les travailleuses et travailleurs et les résidents et leurs proches, dont le budget est souvent étranglé par les prix inaccessibles de ces maisons de repos. De part et d’autre de la chaîne du soin, ils ont dénoncé ensemble l’inhumanité due à la marchandisation galopante des maisons de repos. 


Une grève des femmes ?

Dans le domaine du soin aux autres, la grève n’est pas évidente. Dans la sphère privée ou personnelle, difficile de s’arrêter en raison de la continuité des besoins et de l’absolue nécessité d’y répondre. Pourtant, quelques mouvements féministes s’y sont essayés tant le ras-le-bol, l’épuisement, la lassitude des femmes sont grands.
En 1974, le Mouvement de Libération de la Femme (MLF) lançait une grève des femmes invitant à arrêter le travail de soin pour montrer l’importance de celui-ci et réclamer qu’il soit enfin pris en compte dans notre société (partage égalitaire des tâches, structures collectives...) : « Si les femmes faisaient la révolution sur le plan du travail de soin, si elles le refusaient, si elles encourageaient des hommes à le faire avec elle... si ceci était changé, toute la société en serait bouleversée ! » 10
Le soin aux autres apparaît donc comme un chantier incontournable. Les participantes à la semaine d’étude de Vie féminine ont exprimé avec force l’impact que cette prise en charge inégale a sur leur émancipation et la privation de leur liberté : « Stop à la survie, nous voulons vivre ! ». La répartition égalitaire du soin aux autres est un passage obligé pour la réalisation de l’émancipation de toutes les femmes. La reconnaissance de sa place centrale dans la société est indispensable à la réalisation d’une société solidaire, égalitaire et juste. C’est pourquoi Vie féminine se mobilise pour une société de soin partagé 11. #


Vanessa D'HOOGHE : Service d’études de Vie féminine


1. En juillet 2016, Vie féminine, mouvement féministe d’éducation permanente, réunissait les femmes autour de la question du soin aux autres.
2. DG Statistique, VUB. Groupe de recherche TOR, Enquête 2013 sur l’emploi du temps des Belges, 2015.
3. Institut pour l’Égalité des Femmes et des Hommes, Femmes et Hommes en Belgique. Statistiques et indicateurs de genre, 2011, p.152.
4. Idem, p.111 et suiv.
5. OCDE, Panorama de la société 2011. Les indicateurs sociaux de l’OCDE, p. 27.
6. Non-statut aux conséquences nombreuses : revenu non garanti en cas d’absence d’enfants, pas d’accès au chômage ni aux congés payés...
7. Caroline Ibos a été invitée lors de la semaine d’étude de Vie féminine. Son intervention est disponible dans Pour une société de soin partagé ! Semaine d’étude 2016, octobre 2016.


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